L’écrin
Clara est belle. Son visage ovale adoucit ses traits, et ses yeux en amande brillent d’intelligence. Parfois, lorsqu’elle me fixe, je vois son regard changer. Je sais qu’elle m’admire.
Ses cheveux noirs, épais et raides, tombent en cascade de chaque côté de son visage. Nous nous aimons et avons prévu de partir faire un magnifique voyage prochainement. Je ne me souviens plus exactement de la date, mais je suis certain qu’elle l’a notée dans notre agenda électronique. Clara me fait vibrer, et aujourd’hui, je vais lui faire ma demande en mariage.
Je parcours son visage du bout des doigts. Un sursaut me traverse lorsque la photo de Clara disparaît de mon téléphone, remplacée par le hurlement de l’alarme. Impossible de dormir quand elle n’est pas là. Je tends le bras pour toucher l’espace vide à côté de moi. Clara, telle une petite souris, s’est sûrement éclipsée du lit conjugal en pleine nuit. Je soupire, désabusé. Je mène la vie d’un homme amoureux d’une chirurgienne réputée. Qui suis-je pour me plaindre ? Personne. Je m’extrais avec regret de mon lit. Mon esprit tourne à plein régime. Il n’a toujours pas digéré les paroles de Marc, mon contact en Californie : délai dépassé, manque de budgets, retard stratégique. La séance de feedback croisée, organisée à vingt-trois heures, n’a pas donné les résultats escomptés. Mais tout ira bien. Je suis un expert des retournements de situation.
J’enfile mon peignoir et me dirige vers la cuisine. Sur la table, un petit-déjeuner copieux m’attend. Je me sers un verre de lait et déguste mes Spécial K avec appétit. L’énergie me gagne. Machinalement, j’ouvre la porte. Un paquet m’attend sur le seuil.
Lorsque j’ai rencontré Clara, je faisais des livraisons pour financer mes études. Je m’en souviens comme si c’était hier. Elle m’avait ouvert la porte. Un coquard entourait ses yeux noirs en amande. Une voix d’homme criait des injures. Elle ne me regardait pas, honteuse. Mais je n’ai pas fermé les yeux, contrairement à la plupart des gens. Sur mon temps libre, je retournais chez elle, espérant la sauver.
Finalement, Clara s’est enfuie de sa prison pour venir vivre près de moi. Le soir même, elle s’est allongée sur mon canapé. Une lumière blanche passait à travers les rideaux, illuminant sa peau de porcelaine. Je lui ai dit que je l’aimais. Elle m’a dit qu’elle m’aimait. Et j’ai choisi de croire cette vérité.
Je me saisis du paquet et l’ouvre. Ma compagne a une imagination débordante. Elle donne un titre au premier chapitre de notre histoire : le colis de la libération. Depuis, chaque matin, elle dépose une boîte devant notre porte contenant une surprise différente à chaque fois. Aujourd’hui, elle m’a préparé trois muffins au chocolat et a écrit un petit mot :
Pour le boulot. Bonne journée, mon chéri.
Ses muffins sont si bons que je n’attends pas d’être au travail pour les déguster. La bouche remplie de gâteaux, je l’imagine en blouse blanche, et mon corps se tend, emporté par le désir. Il faudrait que je lui demande de ramener sa tenue de travail à la maison. On pourrait s’amuser un peu, un jour. Ma future femme est magnifique, ses courbes me sidèrent, ses gestes m’hypnotisent. J’ai hâte de lui passer la bague au doigt.
Une longue matinée de préparation m’attend. Alors, comme chaque matin, je me rase de près et enfile mon costume sur mesure, impeccablement ajusté. Et, comme toujours, je ne me souviens plus si ma brosse à dents est verte ou bleue. Il faudrait que je demande à Clara. Le parfum de bois de santal me chatouille les narines. Je me regarde dans le miroir une dernière fois. Je suis parfait pour ce jour spécial.
Étape une : préparer le dîner.
Comme la plupart des femmes, Clara préfère le poisson à la viande rouge. Je vais faire une exception aujourd’hui et oublier mon bon vieux steak saignant. Je claque la porte de chez moi et me rends au magasin.
Les rues sont bondées. Des ombres me frôlent sans s’excuser. Je me mets à zigzaguer entre les individus et leurs silhouettes se déforment à mesure que mes pas s’accélèrent. La foule est si dense que je marche en file indienne derrière un homme baraqué. Plus costaud que moi ? Non ! Il mastique son chewing-gum bruyamment. J’ai envie de le lui faire bouffer. Pourquoi cet enfant me toise ? Son petit corps est immobile, son regard me juge. Au loin, je distingue un homme portant un tee-shirt rouge, manifestement instable, qui sautille en criant. Cet homme est sale. Je ne fréquente pas ce genre de personne.
Toute cette agitation m’écœure. Je rassemble mes idées et me réfugie dans le supermarché. Je fais l’inventaire des ingrédients pour préparer du saumon façon thaï accompagné de ses petits légumes pour ma future femme. Tandis que je déambule dans les allées, une main se pose sur mon épaule. Je sursaute et me raidis. En me retournant, je vois l’homme au tee-shirt rouge.
— Hey, c’est moi Jacqouille.
Curieuse façon de se présenter. Il comprend que je ne le reconnais pas et poursuit :
— Enfin Jacques, si tu préfères.
Je ne connais pas de Jacques qui porte des tee-shirts rouges, qui tremble et qui possède des dents abîmées et noires. Un rictus de dégoût se dessine sur mon visage. Mon corps se rétracte lorsqu’il s’approche de moi.
— Ne déconne pas, Marc c’est moi. C’est pas parce que tu portes un costume que tu vaux mieux que moi.
Je recule tout en me justifiant.
— Laissez-moi tranquille, je ne vous connais pas.
Je me retrouve trois allées plus loin. Il hurle et bouscule une employée :
— C’est comme ça que tu me remercies, moi qui…
Les agents de sécurité l’interpellent avant qu’il ne finisse sa phrase et l’escortent hors du magasin. Mon cœur bat à toute vitesse. Où se trouve la poissonnerie ? Est-ce possible d’oublier de respirer ? Est-ce que cet homme m’a touché ? Où est mon portefeuille ? C’est bon, il est là. Je déverrouille mon téléphone, la photo de Clara présente sur l’écran d’accueil me calme. Je jette un coup d’œil à l’heure. Il est bientôt neuf heures. Je dois me rendre à mon rendez-vous. Les courses attendront ce soir. Si besoin, je commanderai un plat chinois. Clara en raffole.
Étape deux : le cadeau.
On m’a conseillé cette adresse. La marchandise y est de bonne qualité, les prix sont en adéquation avec les services. Un bon point de vente. L’homme dépose l’écrin sur le comptoir :
— C’est pour ma copine, dis-je.
— Elle en a de la chance, réplique l’homme.
Le vendeur ouvre la boîte. C’est un modèle raffiné, sobre, discret. Une élégante extension de la main. J’ai fait le bon choix.
La transaction terminée, je me saisis de mon paquet puis me précipite vers la sortie, quand dans ma vision périphérique, j’aperçois une tache rouge. Jacques ?
Le temps passe vite. J’embauche dans dix minutes. Je cours sur quelques pâtés de maisons pour arriver à l’heure au bureau. Haletant, je m’arrête à quelques mètres de l’établissement, espérant que cette pause me rende un semblant de contenance. Je vérifie, l’écrin ne m’a pas quitté. Ce cadeau est pour elle, pour ma future femme. Je souris, malgré la boule dans mon ventre qui gonfle à mesure que je pousse la porte de mon entreprise.
Je suis chef de projet d’une équipe internationale dans l’ingénierie informatique. Le nombre de zéros sur mon compte en banque est à la hauteur des attentes de mes collaborateurs. Je travaille en présentiel un jour par semaine. La pire journée de la semaine. Clara le sait, d’où les délicieux muffins de ce matin.
Mes subordonnés étrangers et moi, nous nous entendons bien. Ce sont les parasites des autres services qui perturbent ma concentration. Heureusement, Marc travaille ici. Il rend mes journées de bureau plus supportables. C’est un simple informaticien, mais c’est un homme bon. Je crois qu’il est malade, dommage, je me retrouverai donc seul en pause aujourd'hui.
Après une longue matinée de labeur, je décide de prendre un café. Malgré mon arrivée tardive en salle de pause, les autres sont encore là. Affalé sur sa chaise, Frank est plongé dans l’un des articles du journal. Charlotte tapote nerveusement sur les touches de son téléphone. À l’autre bout de la table, Mila, une nouvelle, lève brièvement les yeux lorsqu’elle m’aperçoit. Elle semble gênée par le silence ambiant. Moi, je suis sur un nuage. C’est le moment, je veux qu’ils sachent :
— Ce soir, je demande ma future femme en mariage.
— Ah… c’est super, ça ! répond Mila, d’un sourire aimable.
Frank éclate de rire sans quitter son journal des yeux.
— Sérieux ? Elle existe vraiment ?
— Arrête ça tout de suite, Frank, s’exclame Charlotte.
Il tend la main.
— Allez, montre-nous encore sa photo, Marc.
Marc ? Il le fait exprès ! Je lui tends mon téléphone à contrecœur. Charlotte retient son souffle quand Frank pose les yeux sur l’écran. Il secoue la tête en ricanant.
— Regarde, dit-il à Mila. C’est un cliché de Kimi Mayor, une actrice porno. Ce n’est pas sa femme.
Le sol se dérobe sous mes pieds. Mon souffle se coupe. Il ment. Il insulte ma femme. Il se fout de moi. Je lui arrache le téléphone. Mes doigts tremblent. J’ouvre la bouche, mais Frank me devance :
— Ne dis rien. On a toujours la même conversation. Il faut que ça cesse !
Exaspéré, il quitte la pièce. Mila me jette un regard en coin. Charlotte la saisit doucement par le bras. Mon talon claque sur le carrelage. Les femmes chuchotent derrière moi. Charlotte entraîne Mila dans la salle adjacente. Je les suis à distance, les contourne, me glisse derrière l’autre entrée et tends l’oreille :
— Mila… il faut que je te dise un truc important. Je sais qu’on ne se connaît que depuis quinze jours, mais il faut que tu me croies. Marc… il a un vrai problème. Ce n’est pas juste un type un peu bizarre. Tu ne devrais pas rester seule avec lui.
— Charlotte, tu plaisantes, là ? Il est chelou, OK, genre il porte un costume à deux mille euros pour faire de l’informatique, il parle comme un cadre sup', mais franchement… il n’est pas méchant.
Je fronce les sourcils. Elles ne me connaissent pas.
— Ce n’est pas une question d’être méchant. Écoute, le service RH est déjà sur le coup. Ils savent qu’il est instable. Il y a même un dossier en cours. Avant, j’étais comme toi, je pensais que c’était juste un type un peu seul, mais ce n’est pas le cas. C’est un déséquilibré.
— Sérieux ?
La voix de Charlotte baisse d’un ton. J’entrouvre la porte, tout doucement, pour écouter sans être vu. Que mijote cette vipère ? Pris par l’angoisse, je mords mes ongles jusqu’à sentir la chair se déchirer sous mes dents.
— Écoute. Lors de sa crémaillère, il nous a invités chez lui. Son appart, c’est celui de sa grand-mère, il ne paie rien. On n’a rien dit, chacun sa vie, tu vois. Mais au bout de quelques verres, il s’est mis à parler des cadeaux qu’elle lui dépose devant sa porte tous les matins.
— Bizarre, mais bon…
— Non, attends. Un certain Jacques est passé ce soir-là. Il lui a vendu des cachets, des pilules. Il appelait ça du Spécial K. De la kétamine. Marc a dit que ça l’aidait à rester en phase avec Clara . C’était flippant ! Quand Frank a reconnu l’actrice X sur la photo du téléphone, Marc a crié que c’était sa copine. Là, j’ai compris qu’on n’était plus dans l’excentricité. J’ai pris mes affaires et je suis partie.
— Waouh, c’est un truc de fou ! Je n’avais pas capté que c’était glauque à ce point.
Toute ma vie se deroule dans ma tête et ces pipelettes me le rappellent à mes dépens. Je fais les cent pas dans le couloir. Je n’entends plus rien, mais leurs jugements vibrent dans l’air. Elles continuent de m’humilier, mais elles ne savent rien de moi, de Clara. Il est temps qu’elles me donnent la légitimité que je mérite.
D’un coup, je les entends rire. Encore et encore. Elle continue ! Charlotte parle trop fort.
— Bref, c’est un taré.
J’ouvre l’écrin. J’en sors l’arme. Un objet d’une beauté froide, comme Clara.
Aujourd’hui est un jour spécial !
Je tape le Glock contre mes tempes. Puis, je pousse un cri déchirant et j’ouvre la porte.
Elles se figent. Je distingue du dégoût sur leurs visages. Il est trop tard pour qu’elles me voient autrement.
J’appuie. Deux balles dans la tête pour chacune de ces dames.
Le sifflement dans mes tympans me paralyse. Puis, le bruit strident d’une alarme me fait revenir à moi. Je glisse l’arme dans mon pantalon. Je respire mal, mais je cours rejoindre mes collègues au point de rassemblement.
Un petit groupe est déjà là. Ils s’interrogent. Les mines sont défaites, leurs traits inquiets. Quand j’arrive à leur hauteur, je hurle, à bout de souffle :
— Il se passe quoi ? J’ai entendu des coups de feu ! C’est un cauchemar !
Ma bulle est intacte. Le décor est en place. L’équilibre est parfait.
Qui sera la prochaine victime ? Moi ? Ils ont peur, j’ai peur. Je pleure.
Je veux rentrer pour retrouver Clara. Je caresse l’écrin présent dans ma veste.
J’ai trop attendu. La vie est trop courte. Ce soir, Clara sera ma fiancée.
Je murmure tendrement :
— Étape trois : la demande en mariage.
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