5
 En mission sur Terre
Courant l'année terrestre 1931, par le mur  d'énergie, un extraterrestre m'a demandé si j'acceptais de revenir sur  Terre pour un peu de temps, le vaisseau manquait de correspondants sur  cette planète. J'étais assez fier d'être digne de cette mission, tout en  sachant bien que ma désignation était la plus rationnelle, car je  connaissais encore bien la vie sur Terre et n'étais pas connu, sauf de  mon ancien entourage familial. J'ai donc accepté, spécifiant seulement  que je ne voulais pas partir trop longtemps et risquer d'y mourir. On  m'a donc réinculqué le patois que je commençais sérieusement à oublier.  C'est ainsi que peu après, je me suis retrouvé en compagnie de deux  autres Terriens et d'un extraterrestre dans le même type de navette que  lors de mon enlèvement. L'extraterrestre avait un local séparé, toujours  à cause de l'air dont nous, nous avions besoin. Le processus fut le  même qu'à mon départ de la Terre. Réduction instantanée de l'engin,  "gélatine" partout à l'intérieur, traversée du mur d'énergie extérieur  du vaisseau et léger endormissement. A l'approche de la Terre, fonte de  la "gélatine" et posé dans un pré entouré d'arbres. Curiosité
pour  moi, mais finalement peu d'émotion. J'avais déjà beaucoup changé et  avais tout à fait l'impression d'être en voyage dans un pays étranger.  Comme convenu, un homme m'attendait avec une valise. J'ai traversé la  paroi de la navette et il m'a remis aussitôt des vêtements, car j'étais  nu. Pendant que je m'habillais, dans un éclair de toutes les couleurs,  la navette s'est rétrécie et est repartie en silence à grande vitesse.  Je ne pouvais la suivre des yeux, elle était bien trop petite.
Je  sais, mon cher R., on dirait l'histoire de Cendrillon, mais c'est comme  ça. Ce monsieur très sympathique m'a remis ce qui était prévu. Une  carte marquée de l'emplacement de l'atterrissage et les dates et heures  des prochains contacts avec lui, toujours la veille de l'arrivée d'une  navette. En gros tous les trois mois. La date d'arrivée d'une navette  servant de contact de rattrapage en cas de problème. L'endroit prévu  était celui où nous étions, un lieu-dit Le Planty près d'un village  appelé Busseroles dans le Poitou. Dans la valise se trouvait un gros tas  de billets de banque, pour me permettre de vivre. Il prit note de mon  adresse chez mes parents, puis m'a remis une feuille de papier  concernant ma mission. C'était facile. Essentiellement, il s'agissait  d'acheter des livres de mathématique et de physique les plus récents  possible, et de ramasser des échantillons de plantes diverses. Cela,  étant fils de paysans, je connaissais bien. Pour les livres de sciences,  j'étais moins connaisseur, mais je ferais de mon mieux. Après une  poignée de main, nous nous sommes séparés et j'ai pris le train à  Poitiers pour rentrer chez mes parents dans les environs de Lusignan.  C'est ainsi qu'un matin, je suis arrivé à la ferme des parents, valise à  la main. Quelle "engueulade". Mais enfin ils étaient bien contents. Les  récriminations concernaient surtout le fait que les vaches étaient  rentrées toutes seules à la ferme, ce qui aurait pu causer des accidents  ou des dégâts dans les champs des voisins. Après des commentaires  acerbes concernant ces jeunes de maintenant dont on ne sait plus ce  qu'ils ont dans la tête... etc., tout est rentré dans l'ordre d'autant  plus facilement que j'avais bien précisé que j'avais toujours travaillé  de fermes en fermes et avais donc un pécule. Après avoir acheté, pour le  prouver, du tissu noir pour les jupons de ma mère et une montre pour le  gousset de mon père, plus personne ne parlait plus de ma disparition.
Et  puis je suis parti au service militaire et j'ai connu ta mère. En 1933  nous nous sommes mariés et tu es né l'année suivante. Ce mariage, je  savais que ce n'était pas la chose à faire, mais je pensais pouvoir  faire vivre une famille et continuer ma mission sans que mon  correspondant le sache. Je m'étais attaché à ta mère et à toi, mais  j'avais aussi l'intention de ne pas vivre une toute petite vie sur  Terre. En fait, je pensais pouvoir vivre avec vous jusqu'à un âge avancé  avant de regagner le vaisseau. Il fallait choisir entre une vie courte  avec ta mère et toi ou vivre
longtemps dans le vaisseau, ce qui était  impossible. Je savais aussi que je n'étais pas à l'abri d'une  imprudence et qu'il n'était pas rationnel de dévoiler aux Terriens  l'existence des extraterrestres.
En 1934, nous sommes partis  vivre à Poitiers. A ta mère, j'ai raconté que mes parents m'ayant remis  un pécule, nous pouvions louer un logement et m'acheter une petite moto.  Ensuite, j'ai été embauché comme manœuvre dans le bâtiment. Comme les  ouvriers logeaient sur place, près des chantiers répartis dans tout le  Poitou, et que les manœuvres n'étaient pas utiles tous les jours,  j'avais suffisamment de liberté pour remplir ma mission, surtout avec la  moto. Je pouvais aller dans les champs ramasser des échantillons de  cultures nouvelles, par exemple. L'achat des livres était un peu plus  difficile pour moi, car malgré une petite formation sur les sciences sur  Terre, je n'y connaissais pas grand chose. Je fouinais chez les  libraires, mais mes habits d'ouvrier me rendaient un peu suspect. Pour  éviter cela, il m'est même arrivé de voler des livres à la bourse du  travail de Poitiers qui avait une bibliothèque très fournie en livres de  science, mais n'était que très peu fréquentée par les ouvriers. En  fait, j'y étais toujours seul.
Je donnais toujours chaque mois à  ta mère un peu plus d'argent que la moyenne des autres ouvriers, ce que  j'expliquais par les heures supplémentaires. Mon argent se trouvait dans  la valise fermée à clé, sur l'armoire. Elle était sensée contenir mes  souvenirs d'enfance et le soi-disant pécule de mes parents. Je savais  que ta mère n'oserait jamais l'ouvrir, et encore moins demander à la  mienne combien elle m'avait donné. Ce qui m'arrangeait bien aussi, c'est  que ta mère disait toujours qu'il ne fallait pas toucher à cet argent,  mais le garder, car on ne savait pas ce que l'avenir nous réservait. En  effet, tout le monde pressentait la guerre. Pour ce qui me concerne, je  ne savais pas vraiment si mon contact me donnerait encore de l'argent.  Ma moto ayant rendu l'âme, je me suis acheté une mobylette soi-disant à  crédit, ce qui inquiétait ta mère. Mes contacts avec le même monsieur  avaient lieu sans problème. Je ne me perdais plus pour retrouver le pré  la nuit. Nous fraternisions un peu plus à chaque visite. Je savais  maintenant qu'il connaissait bien le vaisseau et qu'il venait de  Belgique car en général ses contacts avec les divers correspondants  comme moi avaient lieu en Belgique. La plupart des atterrissages de  navettes avaient lieu dans ce pays. C'était, semble-t-il, la plaque  tournante des renseignements pour l'Europe. Je remettais ma collecte,  prenais une nouvelle commande, et après une conversation de quelques  instants, je repartais. Je n'ai jamais eu le courage d'informer mon  correspondant de mon mariage et de ta naissance. Arrivé sur la route, il  m'arrivait de regarder le ciel dans l'espoir d'apercevoir l'arrivée  d'une navette au cas où elle arriverait la nuit même et non le lendemain  comme prévu, mais je n'ai jamais rien vu. Et les choses ont continué  comme cela jusqu'en 1942, et nous étions en pleine guerre. La France  était coupée en deux. Le Poitou était en zone occupée, et se déplacer  devenait dangereux. Mon contact avait encore plus de problèmes que moi  pour se déplacer, et m'a averti qu'il était plus prudent pour nous de  rentrer au vaisseau.
Ce dernier allait s'approcher de la Terre pour récupérer en un seul voyage tous les correspondants avec une multitude de navettes. C'est à ce moment que je l'ai informé de ma situation, et que j'avais cherché à gagner du temps. Il m'a mis en garde gentiment, m'expliquant que ce n'était pas prudent pour moi de rester. En effet, je risquais de tomber malade et mourir sur Terre. Je pouvais aussi être imprudent et laisser entendre par inadvertance que j'étais en contact avec des êtres venus d'ailleurs. On n'aurait pas manqué de m'enfermer dans une maison de fous jusqu'à la fin de mes jours. On ne disait pas hôpital psychiatrique à l'époque. Dans ce cas, personne ne pourrait rien pour moi. Aucune navette ne pourrait me localiser. C'était le bon moment pour partir, disait-il, cela ne paraîtrait pas bizarre, car à cette époque beaucoup de gens disparaissaient, soit à cause des bombardements, soit étaient arrêtés par les Allemands. Après quelques allusions à ta mère concernant l'argent qu'elle pourrait prendre au cas où il m'arriverait malheur, j'ai pris ma décision et au rendez-vous suivant, j'ai informé mon correspondant que j'étais prêt à partir. Quelques jours après, nous partions. Cette fois, pas de gélatine, le vaisseau était tout près de la Terre et en quelques minutes nous étions à bord. J'étais content, mais j'avais le cœur gros.

Annotations
Versions