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YO

Bon, on y va direct ?

J'ai eu du mal à écrire la transition pour débuter ce tome et rappeler un peu les infos principales du tome précédent, alors n'hésitez pas à annoter ce qui vous paraît mal amené !

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– Reviens ici, sale bête !

Une fois n'était pas coutume : Greg courait en tête du convoi, de sa démarche pataude de chat-loutre-pitbull obèse. Dans sa gueule aux crocs acérés, il tenait une grosse chaussure à la semelle tout-terrain, déjà en piteux état.

– Ce chapalu m'a volé ma ranger ! s'égosillait Gaspard en galopant après lui.

– C'est bizarre, fit Mitaine qui marchait tranquillement près de Blanche et Cornélia. C'est bien la première fois qu'il fauche une chaussure à quelqu'un.

– C'est l'odeur, lui apprit Blanche. Elle doit lui rappeler un cadavre en décomposition. Il aime beaucoup les trucs qui puent. C'était déjà le cas quand c'était juste un chat.

Gaspard finit par s'avouer vaincu. Il reprit son souffle, hors d'haleine, un pied en l'air pour ne pas tremper davantage sa chaussette trouée.

– Ça m'apprendra à te sauver la vie, ahana-t-il. Ça m'apprendra à sauver la vie de n'importe quelle bestiole ! Je ferai pas la même erreur deux fois, mon pote.

Le matou s'immobilisa plus loin, en se laissant glisser sur le ventre comme un énorme phoque, et entreprit de dévorer la chaussure. Son nouveau corps semblait lui plaire : il lui permettait de manger beaucoup plus qu'avant et de dormir autant – ses deux activités préférées. Et puis, étant donné sa taille, il n’avait plus à barboter le menton dans l’eau, ce qui devait le changer. Un sourire échappa à Cornélia en le voyant faire. Elle s'arrêta à son tour, s'essuya le front d'une main.

C'est à ce moment qu'Aegeus sonna une halte pour tout le monde. La frontière devait être proche.

Tel un géant poussif, le convoi commença à s'arrêter lentement, précautionneusement. Chaque fois, il lui fallait de longues minutes pour s'arrêter ou se remettre en route, car il n'avait plus rien d'une petite harde dépenaillée. Au fur et à mesure de son long voyage, il s'était changé en une horde dense de nivées, bruissante d'ailes, de sabots et de meuglements.

D'abord, dans l'ordre de la marche, venaient le Berliet et le Liebherr, les deux camions géants d'Aegeus, chargés en matériel et en marchandises. Leur passage chez Homère leur avait permis de se recharger en carburant et de reconstituer leurs réserves.

Venait ensuite la foule de nivées émaciées, fatiguées, qui pataugeaient dans l'océan miniature qui recouvrait la Strate. Parmi elles se trouvaient l'hippalectryon – et son petit protégé imprévu – , les deux kitsunes, plusieurs familles de bakus, ainsi que la multitude de dragons zonures, de basilics et de coulobres qu'Iroël avait sauvés d'un élevage chez Actéon. Et d'autres créatures encore, dont Cornélia ne connaissait pas le nom, qui les avaient rejointes au fil de la marche... Les boyards d'Aegeus encerclaient cette foule en permanence, la surveillant d'un œil sévère, et la guidaient sous les ordres aboyés par Aaron.

De ce troupeau émergeaient les hautes silhouettes des deux hydres et leur petit. Elles demeuraient calmes et douces comme au premier jour, malgré la famine, le voyage épuisant, les massacres et toutes les épreuves traversées. Une nuée de jackalopes les accompagnaient. À cause des variations temporelles de la Strate, qui avaient fait vieillir tout le convoi de plusieurs années, les lapins cornus s'étaient multipliés à une vitesse telle que leur population avait déjà triplé. Cornélia et Blanche avaient craint qu'Aegeus ne les fasse abattre par les boyards, au début ; car dans le convoi, chaque créature devait payer sa place au prix fort, et ces jackalopes amaigris étaient arrivés un beau jour sans rien payer, évidemment. (La faute revenait à Oupyre, qui les avait ramenés avec elle, mais fort heureusement, personne ne s'en doutait puisque Oupyre était censée avoir disparu.)

Contre toute attente, Aegeus semblait s'être résigné à la situation. Ou peut-être s'était-il un peu attaché à eux, l'air de rien...

Pour finir, le convoi clôturait sa longue procession par de maigres troupeaux de chèvres et de porcs : ces pauvres bêtes constituaient des réserves de nourriture dont il ne restait plus grand chose. Elles étaient soigneusement gardées par les boyards afin que personne ne vienne y planter un croc en dehors des repas rationnés.

Et bien sûr, l'Airavata surplombait tout cela comme un titan blanc, dont les têtes disparaissaient dans les nuages. Le gigantesque éléphant, fruit d'un masque créé par Iroël, les accompagnait depuis Las Vegas. Il les gardait tous sous l'ombre de son ventre et leur prodiguait une pluie régulière, bienvenue dans un monde tel que la Strate.

Et puis, il y avait Blanche et Cornélia.

Suantes dans la moiteur de cet univers, perpétuellement sous tension, affamées, les pieds en bouillie, dans leurs vêtements rêches qui les démangeaient car elles ne pouvaient les laver que dans l'eau salée qui clapotait à leurs pieds.

Cornélia avait souvent la sensation d'être perdue comme un premier jour. Mais ce n'était qu'une illusion, elle le savait. Dorénavant, elle marchait au rythme des boyards. Elle en était devenue un, malgré elle. Ses cheveux lui tombaient en dessous des fesses, attachés en gros nœud informe, et son visage marqué trahissait un âge qui n'était pas vraiment le sien. Elle portait en permanence son masque à la ceinture, ou sur le dessus de sa tête, afin de toujours l'avoir sous la main. Les crocs de la tzitzimitl étaient une défense plus efficace que nombre d'armes ; elle l'avait bien compris lorsqu'ils avaient réduits en charpie la jambe d'un boyard et la main d'un autre.

Ce jour-là, elle s'était acheté une paix bienvenue, même si la plupart des soldats d'Aegeus se méfiaient d'elle à présent tout autant qu'ils la détestaient. C'était une paix hérissée d'aiguilles. Une fausse paix, qui risquait fort de lui exploser à la figure un jour prochain.

Et puis, il y avait Blanche. Actuellement occupée à engloutir sa ration, près de Gaspard et Mitaine.

– Mmh, les bons flageolets en sauce, dit-elle en faisant claquer sa langue d'un air faussement satisfait. Je rigole : c'est dégueu. Dire qu'on appelle ça une ration de survie...

Blanche, elle, s'était créé une vraie paix. Son masque de raijū et son statut d'éclaireuse lui apportaient un certain prestige, qui la faisait apprécier de presque tous les boyards. Elle s'investissait pour le convoi. Elle n'économisait pas ses forces et Aegeus la citait régulièrement en exemple. Cornélia, elle, était un chien galeux en comparaison. Mais bon. Elle se fichait bien d'être citée en exemple.

Dans la Strate, l'important était de rester en vie.

Elles avaient déjà perdu Pouet et le basilic. Elles avaient manqué plusieurs fois de perdre Greg et Oupyre. Et elles-mêmes avaient bien failli se perdre aussi... d'une autre manière. Alors désormais, Cornélia priorisait la survie. La sienne et surtout celle de ceux auxquels elle tenait le plus.

– La vie dans la Strate m'a appris une chose, grommela Gaspard en sauçant sa propre ration. Faut jamais se plaindre d'avoir à manger, parce que ça peut changer très vite. Très très vite... Et après, j'peux te dire que tu regrettes tes flageolets et ton vieux pain militaire.

Cornélia mangeait en silence. Elle n’avait pas vu Iroël depuis un moment, et son absence l’inquiétait un peu. De manière générale, une tension lourde planait sur les boyards : la frontière était proche et avec elle, les archanges. Ou plutôt, puisqu'on ne voyait nulle trace d'eux pour l'instant : les étranges roues d'or qui dépassaient du sol, et les osselets humains qui matérialisaient la ligne de la frontière, sous l'eau.

Non loin, Greg, toujours sous sa forme de chapalu, était en train de dévorer les quartiers de viande séchée distribués aux nivées carnivores.

– Finissez vite ! tonna Aaron avec son amabilité habituelle. Je veux vous voir au travail dans deux minutes trente !

Mitaine, qui n'avait pas besoin d'absorber de la nourriture, se versa un verre d’eau sur la tête en lissant d'une main sa longue chevelure de fougères. Du coin de l'œil, Gaspard observa les gouttelettes glisser dans le creux de sa gorge, puis rouler sur sa poitrine couverte de mousse. Le coude pointu de Blanche vint se planter droit dans ses côtes, ce qui le força à remettre les pieds sur terre. Il se concentra sur la bouillie infâme qui lui tenait lieu de repas.

C’est à ce moment-là que la rumeur commença à circuler parmi les boyards.

– Jiao a disparu...

– Elle est nulle part. Le crocotta la cherche depuis tout à l’heure.

Cornélia comprit pourquoi Aaron faisait des rondes nerveuses autour du convoi depuis son lever.

– Elle est sortie pisser pendant qu’on dormait tous, dit une faunesse, dont les longues oreilles de chèvre dépassaient de sa chevelure blonde. J’le sais parce qu’elle m’a marché dessus, cette pouffiasse. Mais j’me suis rendormie avant qu’elle revienne.

Des mines soucieuses fleurirent sur tous les visages.

– P’tain, ça va pas recommencer, grogna Beyaz.

Torse nu, le grand soldat arborait toutes ses cicatrices mal recousues. Il portait son masque d’ours nandi sur le sommet de la tête, ce qui ébouriffait ses cheveux noirs en une auréole chaotique.

– C'est la troisième qui se fait choper, lança quelqu'un d'autre.

– Alors que le wolpertinger est plus là. Comment c’est possible ?

Blanche garda soigneusement le silence. Sa sœur remarqua une légère crispation au niveau de ses mâchoires ; elle devait mourir d'envie de leur hurler « Je vous l'avais bien dit ! ». Quand Cornélia chercha Oupyre du regard, elle la trouva vite. Le jackalope argenté était confortablement allongé… sur la Mouche. Décidément, l'éale allait servir de palanquin à tout le monde pendant le voyage. Peut-être appréciait-il cette petite compagnie.

– Vous pensez qu’c’est une bestiole qui nous suit ? grommela un homme entre deux âges.

– C’est sûr. Ce convoi, c’est une réserve de bouffe sur pattes, répliqua une femme.

Cornélia frissonna en se remémorant Argos, dans leur monde, qui était venu leur rendre visite. Argos, ses plumes de paon, ses dizaines d’yeux et ses mots sinistres : « N’oublie pas que votre convoi n’est que de la viande. Un garde-manger ambulant. Ne l’oubliez pas, car moi, je saurai m’en souvenir. »


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