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L’archange fronça les sourcils ; son regard se promena sur toutes les nivées.

– Dans ce cas, je prendrai à la place…

Cornélia se tendit. Ces maudits archanges faisaient leur marché, tranquillement. Jusqu’où Aegeus allait-il se laisser faire ? Alors que l’archange examinait les bakus serrés les uns contre les autres, des scintillements électriques traversèrent l’air devant eux. Il se figea. Cornélia pria pour qu’il n’ait pas compris ce qu’il venait de voir.

– Qu’est-ce que…

Ses yeux étincelèrent.

– Un raijū ?

Il avait compris. La jeune femme maudit Blanche. Pourquoi n’était-elle pas allée se cacher le plus loin possible ?

– Tu as un raijū ! (Son visage revêtit une expression d'enfant capricieux.) Donne-le moi !

Aaron fit un pas en avant, les poings serrés par la fureur.

– Va te faire voir, l’emplumé ! C’est mon éclaireuse. On la garde !

Aegeus le mit en garde d’un regard.

– C’est d’accord, asséna-t-il calmement. Prends le raijū, Orion. Cadeau de la maison.

Non ! pensa désespérément Cornélia. Près de l’archange se formait déjà un nuage d’électricité fourmillante, dans lequel apparut la grande belette noir et or.

– À tes risques et périls, prévint Aegeus. Ces bêtes-là sont trop rapides pour l’œil humain... et pour le vôtre. Je te conseille de lui mettre des chaînes ; vous ne pourrez pas me tenir responsable s'il s’enfuit.

– Mais putain ! éructa Aaron. Non, c’est hors de question !

Son chef se tourna vers lui. Il dit d’une voix lente :

– Obéis, Aaron. Je n’aime pas avoir à te le dire.

Son lieutenant accusa le coup, avec la même expression que si Aegeus l’avait menacé d’un fouet. L’archange nommé Orion s’approcha de Blanche avec nonchalance. Par terre, il ramassa un vieux filet à légumes à moitié déchiré. Lorsqu’il le jeta sur le raijū, l’objet se changea en chaînes de lumière, vives et souples comme des serpents, qui s’enroulèrent autour de lui. Un fil d’araignée éblouissant s’étira jusqu’au poignet de l’ange. Une laisse. Aaron serra les mâchoires en même temps que Cornélia.

– Faisons la même chose avec les autres, ordonna Gabriel. On ne sait jamais. Je me méfie de cette vouivre, elle est plus fourbe qu’une vipère.

Aegeus haussa les épaules. Quelques secondes plus tard, Cornélia et tous les autres boyards transformés portaient de semblables chaînes. Elles ne pesaient rien et ne se sentaient qu’à peine, et pourtant, à chaque petit geste de Gabriel – c’était lui qui la tenait en laisse –, Cornélia était tiraillée comme une marionnette.

Elle ne comprenait pas ce qu’il était en train de se passer. Aegeus comptait-il les délivrer plus tard ? Attendait-il simplement qu'ils reprennent leur forme humaine? Elle le dévisageait avec désespoir, attendant un signe, un geste de lui ; et tous les boyards faisaient de même. Mais il ne les regardait pas. Cornélia sentit un goût amer lui remonter sur la langue, celui d’un souvenir. Ce moment où les zonures avaient été menacés de mort par l'immortel Actéon. Ce moment où ils étaient à sa merci, entourés de sa meute... Où Aegeus avait nié avoir le moindre lien avec eux. Il avait évité les regards des dragons, exactement comme il le faisait à présent. Et ce faisant, il les avait irrémédiablement condamnés.

Orion sourit.

– Parfait. Le marché est conclu.

Il jeta un coup d’œil dédaigneux à Aegeus.

– Tu n’as qu’à traverser, puisque c’est tout ce qui t’intéresse.

D’un coup d’ailes, il se jucha sur le dos de la Mouche. Celui-ci se mit à ruer de colère, faisant trembler le sol sous sa tonne et demie de muscles. Ses cornes s’orientèrent vers l’avant. Quand il mugit, des filets de bave furent projetés sur les soldats alentours.

– Bien dressés et parfaitement soumis, hein ? jeta l’archange en s'accrochant à lui.

– Moi, je ne monte pas sur mes bêtes, répliqua Aegeus. Quand on sait marcher, on ne pèse pas sur le dos d’un autre. C’est manquer de fierté et de panache.

Il tourna les talons.

– Les vrais seigneurs se déplacent à pied.

D’un geste, il fit signe aux conducteurs des camions.

– En route !

Dans les clapotis de l’eau, les véhicules se mirent en mouvement. Après une hésitation, les boyards et les nivées les suivirent lentement.

Jusqu’à la dernière seconde, Cornélia crut qu’Aegeus allait revenir vers eux. Jusqu’au dernier instant, elle fut certaine qu’il allait faire volte-face, lancer un ordre bref et égorger les archanges sur leur propre territoire.

Ce ne fut pas le cas.

L’hippalectryon fut le seul à se retourner ; mais il finit par s’éloigner avec les autres.

Laissant derrière eux neuf monstres qui portaient des chaînes de lumière, et qui les regardaient partir.

***

– Tu vas obéir, sale bête ?

Telle une montagne de fureur, la Mouche ne cessait de ruer et de jeter ses cornes vers l’arrière, espérant déloger son cavalier. En l’absence de son collier, il pouvait laisser libre cours à sa rage ; ses yeux fous roulaient dans ses orbites.

– Tu t’amuses, Orion ? grogna Gabriel. Mets-lui des chaînes, ça ira plus vite.

– Hors de question. Il a besoin d’être maté, celui-ci !

La fureur de l’éale commençait à déteindre sur son cavalier. Quand le monstre tourna brusquement la tête et attrapa sa jambe entre ses énormes mâchoires, prêt à la broyer, l’archange tendit sa main droite vers le ciel. Un éclair de foudre fusa vers lui, en un flash blanc qui déchira le silence. L’instant suivant, tout le monde put voir qu'il avait au poing une longue lance lumineuse. L’arme crépitait comme l’orage.

Non ! paniqua Blanche. Pas la Mouche ! Pas de mal à la Mouche !

– Prends ça, stupide bête !

Orion enfonça la lance dans le dos de la Mouche sur plusieurs centimètres. Le monstre rugit et bondit sur place comme un taureau de corrida, bavant de douleur ; sa chair grésilla et ce bruit donna envie à Cornélia de se boucher les oreilles.

Laisse-toi faire, le supplia-t-elle en silence. Obéis-lui !

– Alors ? jeta Orion. Tu comprends qui est ton nouveau maître, à présent ?

Mais l’éale refusait de l'accepter. Alors l’archange le battit jusqu’à ce qu’il abdique. Jusqu’à ce que la Mouche ploie vers le sol et tombe presque sur les rotules, le dos couvert de stigmates carbonisés, une écume blanche aux lèvres. Son souffle résonnait dans le silence, puissant comme un soufflet de forge.

– C'est mieux, commenta Orion.

La scène l’avait échevelé. Il recoiffa sa longue chevelure, blonde comme l’aurore, en soupirant de satisfaction.

– Maintenant, avance bien gentiment.

Lorsqu’il donna un coup de talon sur les flancs de l’éale, celui-ci se releva en vacillant. Il fit un pas docile. Cornélia vit une larme nacrée rouler le long de sa joue. De douleur ?

Aegeus, exprimait-il par tout son corps. Aegeus. Aegeus.

Le cœur brisé par sa loyauté, Cornélia songea qu’Aegeus se trouvait déjà loin.

« Tous les blessés graves, sauf rares exceptions, seront abattus, démembrés et dévorés. » avait-il dit à leur entrée dans la Strate. « Voilà le genre de sacrifices que j’attends de mes boyards. »

Attendait-il aussi d’eux qu’ils se laissent réduire en esclavage ?

Le dos bien droit, altier sur sa nouvelle monture, Orion porta son regard sur les neuf autres créatures – les boyards, immobiles comme des statues.

– D’autres ici ont besoin d’une mise au point ? (Il leva sa lance de lumière.) C’est le moment.

– Laisse-les, intervint une voix dure.

Les archanges redressèrent la tête, aux aguets. Tout le monde, alors, aperçut le garçon à la peau mate qui se tenait près du gigantesque chérubin.

Iroël, réagirent Blanche et Cornélia. Il n’est pas parti avec le convoi ?

Seraphiel plissa les paupières.

– Putain, dites-moi que je rêve.

Toi ? fit Gabriel. Depuis le temps qu’Actéon t’a dans le collimateur, elle t'a toujours pas chopé ? Toujours à traîner avec le dégénéré ?

– Dégage de chez nous, grogna Orion. On veut pas de bâtards ici. Votre place est dans les vingt-quatre heures, avec vos truies de mères.

Alors Cornélia comprit qui était vraiment Iroël. En un éclair, toutes les pièces du puzzle s’assemblèrent. Les cicatrices de son dos, ses ailes perdues, le fait qu’il vieillissait peu, que « ceux de sa race » ne dormaient pas… C’était si évident. Comment ne l’avait-elle pas déjà deviné ?

Peut-être parce qu’Iroël est l’extrême opposé de ces créatures. Comment soupçonner le moindre lien entre eux ?

Le jeune homme leva le menton, dédaigneux, mais l’insulte envers sa mère lui avait fait serrer les poings. Il remonta son sac sur son épaule.

– Je viens avec vous.

Seraphiel éclata de rire.

– Voyez-vous ça. Tu veux voir ton papa, bâtard ?

– Tous les mêmes, ces demi-sangs. (Orion détacha lentement les syllabes, comme s’il s’adressait à un idiot.) Tu verras jamais ton père, mon garçon. Il se fout de toi. Tu existes simplement parce qu’une salope d’humaine l’a séduit malgré lui.

– Ces femelles ont le diable au corps. On ne peut pas leur résister.

Tous les muscles d’Iroël étaient bandés ; Cornélia vit qu’il se retenait de se jeter sur eux. Elle ne l’avait jamais vu si semblable à Aaron. La fureur brûlait dans ses yeux noirs et s’il avait eu un coup-de-poing américain, il en aurait certainement fait usage.

– Je me fous de mon père. Je veux voir mon maître.

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