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Lorsque l’archange eut terminé, ses derniers mots résonnèrent sous le plafond de bois :

– Bon appétit, mes chéris !

Une porte claqua au loin dans l’auditorium. Il était parti.

Alors les monstres sortirent de leurs prisons. Un pas après l’autre, ils foulèrent la moquette bordeaux abîmée. Certains restaient devant leur cage, la queue battant avec indécision. D’autres n’hésitaient pas. D’un trot assuré, comme s’ils étaient chez eux, ils prenaient possession de l’espace et couraient vers la grande scène, en contrebas.

Manger. Manger !

Cornélia ne sortit pas tout de suite. Elle ne connaissait pas les lois qui régissaient ce microcosme monstrueux et elle se méfiait de ces créatures. Quitter ces barreaux, c’était plonger au milieu des requins. En silence, elle regarda certaines nivées ployer la nuque devant d’autres, leur céder le passage, surveiller leurs arrières avec anxiété.

Manger, finit par dire la Mouche. Manger !

Il sortit avant Cornélia. Les créatures les plus proches ouvrirent grand les narines pour capter son odeur ; certaines montrèrent les crocs. Lorsqu’une chimère tenta de se jeter sur lui, par derrière, la tzitzimitl se précipita pour le défendre.

Elle n’en eut pas besoin.

D’une ruade puissante, l’éale emboutit le poitrail de la chimère. Celle-ci fit un vol plané en arrière et s’écrasa sur le sol où elle convulsa quelques secondes, sonnée par le choc. Les autres créatures perdirent soudain toute velléité d'attaque.

Moi fort, dit la Mouche sans même regarder en arrière. Attention.

Cornélia se dépêcha de l’accompagner, espérant profiter de son aura répulsive. Elle n’en aurait peut-être même pas eu besoin : les nivées la dévisageaient, semblaient peser le pour et le contre, puis se détournaient d’elle. Grâce à son apparence de tzitzimitl, ils y réfléchissaient à deux fois. Beyaz s’en tira indemne également : son pelage mit le feu à une créature qui avait tenté de lui sauter sur le dos. La bête se roula par terre, les yeux exorbités, et cette vision enjoignit les autres à se tenir tranquilles. Plus loin, Cornélia aperçut Mitaine qui rampait vers eux dans le bruit de ses écailles. Les autres boyards devaient être dans le coin.

Soucieuse de rester en un seul morceau, la tzitzimitl resta près de ses alliés. Ils suivirent les autres nivées et descendirent vers la scène de l’auditorium. Le plancher verni était souillé de vieilles taches de sang – parfois des flaques énormes.

Et au beau milieu… c’était la curée.

Un empilement de viande crue avait été déposé là, dans un imbroglio d’entrecôtes, d’os à moelle, de jarrets et de faux-filets. Il y avait même des cages thoraciques entières.

Grands dieux, songea Cornélia en contemplant les monstres qui se précipitaient pour fouiller dans ce tas de cadavres. Elle pensa qu’ils allaient se battre entre eux, mais cela n’arriva pas. En les observant, elle comprit pourquoi : chacun connaissait sa place. Et il la tenait soigneusement. De nombreuses créatures attendaient leur tour, un peu en retrait, en piétinant sur place pour tromper leur faim. Contre toute attente, ceux qui mangeaient en premier n’étaient pas les plus imposants. Il y avait même des poids plume comme la petite licorne ; Cornélia retint un frisson en la voyant fourrer sa tête dans la viande et la ressortir trempée de sang. Les licornes étaient-elles carnivores ? Ou, comme les juments dans le mythe de Diomède, celle-ci avait-elle été corrompue par son maître et changée en une bête sanguinaire ?

La Mouche attendait à trois mètres du tas de viande, sans chercher à s’imposer. Il était parfaitement calme. Cornélia, en l’observant, réalisa que rien de tout cela n’était nouveau pour lui. Il n’aurait aucune difficulté à s’adapter à ce lieu.

Tout le contraire de Beyaz, Mitaine et Gaspard. Affamés, ils se précipitèrent pour manger sans réfléchir. Si personne n'osa s’attaquer au grootslang, Beyaz et Gaspard firent les frais de leur insouciance. Une énorme wyvern referma ses mâchoires sur la nuque de Gaspard et l’envoya se fracasser contre un mur. Il eut du mal à s’en relever. Beyaz, qui avait eu le tort de voler le steak d'une panthère d'eau, reçut une morsure sur la fesse en guise de vengeance. D'abord, le grand ours ne parut pas s'inquiéter d'une attaque aussi risible, qui venait d'un fauve beaucoup plus petit que lui ; mais il changea bientôt d'avis. La morsure était si venimeuse que son pelage se mit à tomber par poignées. Quand il vit son sang former des bulles sur la plaie, il s'enfuit sans demander son reste.

Cornélia, elle, se faisait toute petite près de la Mouche. Elle attendait sagement, observant toute cette foule bruyante, et tâchait de comprendre qui régnait ici et qui se faisait piétiner. Lorsqu’elle vit deux chimères s’attaquer à un jeune zonure et le harceler jusqu’à ce qu’il s’enfuie, le dégoût la submergea. Ces créatures-là n’avaient rien à voir avec celles qu’elle connaissait. Elle savait déjà qu’il existait deux types de nivées, mais ce jour-là, elle en prit réellement conscience. Il y avait les nivées libres, qui avaient grandi en étant maîtres d’elles-mêmes, et il y avait les esclaves.

Il y avait les personnes et les objets.

Aegeus avait modelé ses objets pour en faire des serviteurs placides, loyaux et obéissants. Les archanges, quant à eux, avaient façonné des armes. Ils avaient créé un lieu où régnait la loi du plus fort, et où Cornélia, comme les autres, ne pourrait jamais trouver sa place.

Quand Beyaz vint s’asseoir à côté d’elle, l'air penaud et la fesse brûlée, elle sursauta.

Blanche ? dit-il.

Alors Cornélia se rendit compte que sa petite sœur n’était nulle part en vue – et que cela aurait dû l’inquiéter bien avant.

***

Cornélia quitta la scène sans avoir mangé une miette – de toute façon, cette viande rouge et crue la dégoûtait. Elle s’en alla discrètement et remonta dans les gradins.

Blanche ?

Certaines créatures n’avaient pas quitté leur cage. Elle vit une nivée à deux têtes, à moitié folle, qui courait en rond pour mordre sa queue sans répit, et ne s’arrêtait que pour reprendre son souffle. Puis elle croisa le regard d’une grande tarasque, couchée par terre, qui la regarda passer d’un œil vitreux. Cette vision la poignarda au cœur. Pouet s'infiltra dans ses pensées, trottant après un papillon bleu. Elle fit de son mieux pour chasser ce souvenir et poursuivit son exploration.

Blanche ?

À la place, elle aperçut la silhouette massive de Beyaz, tout au bout de l’allée. Il ne bougeait pas et fixait quelque chose.

Trouvée, dit-il.

Cornélia s’approcha, surprise. Ce boyard l’aidait à chercher sa sœur ?

Lorsqu’elle découvrit la cage de Blanche, l’angoisse lui serra la gorge. Une cage à oiseau, avaient dit les archanges. Ce n’était pas une exagération. Ils avaient fourré Blanche dans une chose minuscule, sphérique, bordée de centaines de barreaux très fins. Pour réussir à se loger dans cet espace exigu, le raijū avait dû tordre son long corps dans tous les sens ; l’une de ses pattes s’était coincée à travers la grille.

Blanche !

Le raijū ouvrit un œil. Sa patte coincée tressaillit.

Mal. Mal.

Cornélia eut envie de pleurer en le voyant comme ça. D’un coup d’œil, elle vérifia que personne n’approchait. Elle releva son masque sur son front ; il était resté si longtemps accroché à son visage qu’elle eut un peu de mal à l’en détacher. Un éblouissement la fit vaciller quand elle se retrouva humaine. À genoux devant la petite cage, elle poussa délicatement la patte de Blanche pour le remettre à l’intérieur. Le raijū s’agita et se contorsionna ; il prit une nouvelle posture, qui avait l’air aussi inconfortable que la précédente.

Merci.

En l’enfermant ainsi, les archanges allaient la priver de nourriture. C’était stupide, même pour des maîtres aussi durs. Voulaient-ils que leur nouveau raijū meure de faim ?

Tu as faim ? demanda Cornélia.

Le raijū leva la tête, montrant son absence de bouche.

Pas faim. Pas soif. Raijū mange pas et boit pas.

La situation parut encore plus horrible aux yeux de Cornélia. Cela signifiait que les archanges savaient ce qu’ils faisaient. Rien ne les empêchait de garder le raijū enfermé ainsi éternellement. De sortir sa cage de temps en temps, pour épater d’autres immortels, puis de la ranger dans un coin comme un objet de décoration.

Envahie par le désespoir, la jeune femme posa les mains sur les barreaux. Un cadenas, de petite taille mais épais comme un bloc de fonte, fermait le verrou. Elle se tourna vers Beyaz qui la regardait, impassible.

– Il faut qu’on trouve de quoi casser ce cadenas.

L’ours nandi secoua lentement la tête. De sa grosse patte griffue, il gratta sa joue pour retirer son propre masque. Un instant plus tard, c’était un homme brun et musclé qui se tenait accroupi là, le visage défiguré et les cheveux hirsutes.

– Non, dit-il de sa voix de baryton. Tant que le convoi n’est pas en lieu sûr, on doit tenir le rôle des nivées de combat. On ne peut pas tout foutre par terre.

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