13 -

6 minutes de lecture

– Vous serez prêts pour le prochain tournoi, ricanait l’archange lorsqu’il les faisait combattre dans la fosse. Je l’avais bien dit à Seraphiel.

Lorsqu’ils se montraient assez féroces, il leur jetait un quartier de viande pour les récompenser. Au début, Cornélia avait vu très clair dans son jeu. Elle avait juré que ce dressage stupide ne fonctionnerait pas sur elle. Elle était humaine : elle connaissait les mécaniques des dompteurs de son monde, elle avait trop de recul pour se laisser façonner ainsi.

Et pourtant.

Sans s’en rendre compte, elle avait commencé à attendre ces combats. D’abord avec nervosité. Puis avec impatience. C’était le seul moment où elle pouvait satisfaire sa faim, non pas en dévorant les maigres restes des autres, mais en gagnant sa propre pitance. Elle pouvait même, parfois, inverser le rapport de forces et triompher de ceux qui lui faisaient si peur le reste du temps.

C’était aussi le seul moment qui la sauvait de la folie. Le seul où elle pouvait dépenser toute l’énergie et la force de la tzitzimitl. Lorsque l'on était condamnée à tourner en rond dans un mètre cinquante pendant des jours entiers, on prenait le moindre combat pour une délivrance.

À présent, quand Orion la félicitait, elle se mettait à saliver par réflexe. Elle savait que la viande allait tomber.

À l’inverse, quand il donnait un coup de lance contre le bord de la fosse, elle bondissait de terreur. Exactement comme la tarasque qu’elle avait affrontée la première fois. Mais elle ne s’en rendait pas compte. Elle ne s’était pas fait cette réflexion.

Cela faisait au moins deux repas – deux jours, mais elle ne raisonnait plus en ces termes – qu'Orion ne les avait pas faits venir dans la fosse. Cornélia trompait le temps et l’ennui en longeant ses barreaux sans fin, comme à son habitude. Elle avait faim.

Dormir.

Elle se tourna vers la Mouche, le seul avec qui elle avait gardé un véritable lien. Sa présence la rassurait. Couché sur le sol grillagé de leur cage, il prenait bien les trois quarts de l’espace disponible. Il frottait ses molaires les unes contre les autres, ce qui lui donnait l’air trompeur d’un ruminant.

Dormir, répéta-t-il. Combat demain.

Ses petits yeux noirs brillaient comme des perles dans la pénombre.

Comment tu sais ? demanda-t-elle.

Jamais trois repas sans fosse. Fosse tous les jours ou tous les deux jours.

Cornélia n’avait pas réfléchi à ça. La sagacité de l’éale l’étonna. Alors qu’elle se couchait près de lui, un fragment de l’ancienne Cornélia s’éveilla dans son esprit engourdi.

Espèce d’idiote. Voilà que la Mouche se montre plus intelligent que toi, maintenant !

L’intelligence n’avance à rien du tout, ici, répondit une autre voix dans sa tête.

Silence, gronda une troisième. Dormir. Combat demain.

La Mouche battit de la queue, agacé par sa dispute avec elle-même. Alors elle se força à ne plus rien penser.

***

Ce fut une étrange sensation qui la réveilla. Celle d’une présence. D’un regard posé sur elle.

Elle émergea du sommeil d’un seul coup. La tzitzimitl était comme une machine bien huilée : soit elle dormait, soit elle était en pleine possession de ses moyens. Contrairement aux humains, elle ne connaissait pas de juste milieu. Dans un mouvement millimétré, son regard froid fit le tour de son champ de vision. Ses yeux s’adaptèrent instantanément à l’obscurité.

De l’autre côté des barreaux, un lièvre gris argenté la fixait. Il était parfaitement immobile. Un instant, Cornélia resta prise dans le faisceau de ses grands yeux jaunes. Il avait d’interminables oreilles bordées de noir, de longues pattes sveltes comme des échasses, et des ailes où se mêlaient le blanc et le gris. Ainsi que deux imposants bois de cerf sur le front, divisés en plusieurs andouillers.

Lorsqu’il se rapprocha, Cornélia banda ses muscles par réflexe. Le petit animal sentait comme une proie – elle saliva en imaginant la viande tendre sous les dents – mais il portait aussi un remugle plus trouble dont elle se méfiait. Celui d'un charognard. Le lièvre sembla hésiter. Il dressa ses oreilles et les fit pivoter lentement, comme un périscope en zone de guerre.

Devant cette vision, les poumons de Cornélia se vidèrent de tout air. Elle connaissait cette attitude. Elle connaissait ces oreilles... Son esprit sursauta, puis rua à l'intérieur de son crâne. Comme dans un étang gelé, la couche de glace se craquela avant de se fendre ; son ancienne lucidité remonta d’un coup à la surface.

Oupyre ! hurlèrent toutes les voix de sa tête, avant de fusionner en une seule.

En face d’elle, le lièvre sauta sur place et fit une cabriole.

Cornélia !

Ses babines remuèrent avec enthousiasme.

Trouvé Cornélia.

Cornélia colla son museau osseux contre les barreaux. Elle n’en croyait pas ses yeux. Comment Oupyre s'était-elle retrouvée là ? Elle était devenue si grande, si élancée ! La hase capta tout de suite sa pensée. Fière comme un pou, elle leva le menton et se mit à parader en portant haut ses bois de cerf.

Grande moi ! Belle moi !

Sa fierté enfantine émut Cornélia.

Oui, tu es très belle ! Très impressionnante.

Comme tous les autres, Oupyre avait grandi à cause du voyage. Mais elle restait fidèle à elle-même... Pourquoi Cornélia ne l’avait-elle pas reconnue plus tôt ?

Parce que tu deviens une stupide bête, un outil de combat. Si elle était entrée dans la cage, tu aurais tenté de la mettre en pièces, tant tu as faim !

Cette prise de conscience la dégoûta. Ce n’était pas elle. Elle n’était pas ce monstre qui se mettait à baver dès qu’il pénétrait dans la fosse, cet animal craintif qui laissait Beyaz et Gaspard se battre entre eux pour un peu de viande.

Au diable le pacte fait avec les autres, se dit-elle avec colère. Je vais devenir folle si ça continue.

Elle inspira à fond, compta jusqu’à trois. Puis elle retira son masque. Après tous ces jours passés dans son corps de tzitzimitl, la métamorphose la prit par surprise : elle avait perdu l’habitude de changer. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, sa vision humaine la choqua. Elle n’y voyait rien. Il faisait noir comme dans un four, et elle ne sentait plus l’odeur d’Oupyre – ni aucune autre odeur. Lorsque ses yeux s’accoutumèrent un peu, elle distingua les barreaux, en gris foncé sur gris encore plus foncé, et derrière, une forme vague qui devait être Oupyre. Tout était terne et rectiligne, si différent du chatoiement de sa vision habituelle !

– Oupyre, chuchota-t-elle.

Sa voix lui parut très forte, sa langue gourde entre ses dents. C’était si étrange de se remettre à parler.

– Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Et pourquoi la hase n’était-elle plus déguisée en jackalope ? La peur enserra les côtes de Cornélia lorsqu’elle réalisa qu’un wolpertinger avait toute sa place dans cette ménagerie infernale. Une créature aussi rare, aussi féroce, c’était du pain béni pour Orion. Qu’est-ce que la hase était venue faire dans cet endroit affreux ?

Cherché Cornélia, baragouina la hase. Trouvé Cornélia. Iroël a dit.

Cornélia se hissa maladroitement sur ses deux jambes. Elle agrippa les barreaux.

– Quoi ? Iroël est ici ?

Pas là, répliqua Oupyre. Plus loin.

Cela pouvait tout et rien dire. Cornélia serra plus fort l’acier des barreaux. Lors de leur arrivée, le jeune homme était parti en les abandonnant aux archanges... Mais contrairement à Aegeus, elle avait encore confiance en lui.

Je le savais, songea-t-elle. Il a un plan. S’il est quelque part dans le coin, il ne va pas nous laisser en cage.

Gênée par une saleté, Oupyre attrapa une de ses oreilles et la lécha d’un geste frénétique.

Cornélia venir.

Quoi ? sursauta la jeune femme.

Venir avec moi. Voir Iroël.

– Mais je ne peux pas sortir, murmura Cornélia. Tout est fermé à double tour. Comment est-ce que tu as fait pour entrer ?

Oupyre regarda derrière elle dans le noir. Cornélia ne vit rien avec ses yeux d’humaine.

Sortir, répéta la hase.

Elle passa sa petite tête dans la cage et regarda Cornélia d’en bas. La jeune femme se rendit compte d’à quel point l’écart était large entre chaque barreau. Elle le mesura des yeux. Une tzitzimitl ou un éale était bien incapable de passer ; un être humain ordinaire ne l’aurait sans doute pas pu non plus. Mais Cornélia avait la particularité de mesurer un mètre quatre-vingts… et de faire une taille trente-quatre en terme de largeur. Elle plissa les yeux.

Si la tête passe, le reste passe aussi.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0