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Son plan était parfait. Elle ricana en son for intérieur. Le talent d’Iroël était trop précieux pour ne pas être mis à profit de cette façon. Et puis… cela lui permettrait de voler. Cela lui rendrait les ailes qu’il avait perdues… Quand elle imagina Iroël traverser le ciel comme une comète, toutes ailes déployées, son cœur bondit d’excitation.

Mais le garçon ne partageait pas son enthousiasme. Il regarda Oupyre, qui s’était postée tout au bord du toit et écartait les ailes dans le vent. Un instant, Cornélia eut peur qu’elle saute, mais elle restait sagement immobile.

– Impossible, dit-il enfin.

Quoi ? se récria-t-elle. Encore ? Tu le fais exprès de refuser toutes mes idées ? (La peur de retourner en cage la rendait amère. Elle enchaîna alors qu’il ouvrait la bouche.) C’est parce que tu ne fais pas de masques à l’effigie d’une personne en particulier ? Je suis sûre que tu en es capable. Tu as bien réussi à faire un masque d’Airavata pour Homère !

– Cornélia, écoute.

Un soupir échappa à Iroël.

– Airavata… Oui, j’ai fait un masque d’Airavata. Mais c’est pas le vrai. Nous, on voit pas la différence. Mais mon faux Airavata a pas le même visage que le vrai. C’est pas la même personne. Juste une imitation. (Il détourna la tête.) Raguel… Ou un autre archange… Je sais pas si je pourrai.

Un sourire désabusé lui échappa.

– Mais c’est même pas ça, le problème. C’est que… je… Je travaille pas sur moi. J’y arrive pas.

Elle crut avoir mal compris.

– Quoi ?

– Quand je travaille, je travaille pour une personne. Une seule. Le masque ou l’armure est fait pour elle. Je dois voir cette personne, et faire quelque chose qui lui correspond.

La jeune femme fronça les sourcils.

– Oui, d’accord. Mais… attends, ça veut dire que le baku qui est devenu Airavata… ? (Il hocha la tête pour confirmer.) Et Blanche et moi, quand on était dans notre monde ? Et nos voisins ? Tu ne nous connaissais pas.

– Pas besoin de connaître. Il faut juste que je voie. Une personne, c’est complexe. Je travaille pas avec la personne entière, je travaille avec ce qu’elle montre. Même si c’est peu.

Il hésita.

– Tu comprends ? Mais avec moi… (Sa voix se chargea de lassitude.) Ça marche pas, justement. Ça a jamais, jamais marché. Parce que je me connais trop.

Il regarda bouger les doigts de sa main droite, comme ceux d’une marionnette dont il aurait tiré les fils.

– Une personne en entier, c’est compliqué. Trop pour faire un masque. C’est comme… un peintre. Il peint les choses qu’il voit. Juste les choses qu’il voit. Il peut pas peindre le monde entier. Il peut pas peindre les choses qui sont dans la tête des gens qu’il peint. C’est trop. C’est pas possible.

Il replia ses doigts pour former un poing serré.

– J’ai déjà essayé sur moi, plusieurs fois. Ça marche pas. (Il releva les yeux vers elle.) C’est comme ça.

Dans l’esprit de Cornélia, la vision d’Iroël en archange auréolé de lumière éclata en mille morceaux.

– Je… je suis désolé, dit-il. Je peux rien faire. Je peux juste… aller voler les clés à Orion.

Il eut un sourire d’excuse. La tristesse de son expression brisa le cœur de Cornélia.

Bien sûr. Quelle idiote. Si ses dons avaient marché sur lui, il se serait fabriqué des ailes depuis longtemps. Mais il est cloué au sol, pour toute sa vie. Et moi, je lui jette cette incapacité à la figure.

– Je suis désolée. Je… C’était bête de ma part de proposer cette idée…

– Non. C’est une très bonne idée. (Il regarda le ciel.) Dommage. Il paraît que voler… ça s’oublie pas.

La mélancolie qui transparut dans ses yeux était telle que Cornélia eut envie de le serrer dans ses bras. Mais elle se retint.

– Il va falloir que je retourne… là-bas… se força-t-elle à articuler. Oupyre est arrivée pendant la « nuit », quand nos lampes s’éteignent… Mais ça ne dure que quelques heures.

Elle serra les dents, puis se mordit l’intérieur des joues sans pouvoir s’en empêcher.

– Je… Sinon, je peux m’enfuir… Aller chercher de l’aide, aller chercher Aegeus.

Aegeus. Comme s’il allait les aider. S’il avait prévu de les sortir de là, ils auraient déjà tous été libres et de retour au convoi. Elle se berçait d’illusions, et le pire, c’est qu’elle avait encore désespérément envie d’y croire.

– Mais… je ne peux pas les laisser. Blanche… et les autres…

La vision de sa sœur recroquevillée dans sa cage ne quittait jamais vraiment son esprit. Il restait en arrière-plan, toujours.

– Et j’ai promis à la Mouche que j’allais revenir…

Les mains chaudes d'Iroël se posèrent sur ses épaules.

– Cornélia. Tu peux retourner là-bas. Je vais trouver. Je vais vous sortir de là, le plus vite possible. Je te jure.

– Tu n’as pas besoin de jurer.

Elle inspira à fond et se força à dire la vérité.

– J’ai… j’ai confiance. En toi. Plus qu’en Aegeus.

Ou en n’importe qui d’autre. Alors c’était ça, avoir confiance ? Craindre l’enfer et pourtant y retourner ? C’était si pathétique.

Le jeune homme lui prit la main et y déposa un baiser. Sous ses lèvres, une morsure de wyvern avait laissé une empreinte bleuie bien visible.

– Tu as beaucoup de courage.

Cornélia détourna la tête.

– C’est pas du courage.

« Humains pas promettre. Fausses promesses. »

– J’ai juste une promesse à tenir.

***

Cornélia rejoignit la ménagerie en silence. Sans Oupyre. Elle pouvait supporter l’idée d’être prise sur le fait par Orion, d’être battue et punie, même si cela la terrifiait ; mais elle ne supportait pas de mettre Oupyre en danger. De la voir finir, elle aussi, dans une cage.

Ironie du sort, les lampes automatiques se rallumèrent à l’instant où elle se glissait – non sans mal – entre les barreaux. La Mouche leva sa grosse tête d’hippopotame vers elle.

Fille revenue.

De stupéfaction, il se hissa sur ses pattes et vint la renifler. Histoire de vérifier que c’était bien elle.

Moi aussi, je suis contente de te voir, sourit-elle, la figure chatouillée par les moustaches de son énorme mufle. Tu peux m’appeler Cornélia, pas « fille ».

Les petites oreilles de l’éale tournicotèrent au sommet de son crâne. Il était perturbé.

– Et toi, tu as un nom ? demanda-t-elle.

Allait-il répondre « Mascaret », celui qu’Aegeus et Aaron lui avait donné ? À quel point les nivées s’identifiaient-elles aux mots des humains ? Cette pensée en amena une autre et Cornélia se demanda soudain si les noms de Pouet et d’Oupyre revêtait une quelconque signification pour eux. Les nivées utilisaient-elles des noms ? Les sœurs n’avaient-elles pas, de ce fait, effacé leurs prénoms d’origine, certainement donnés par leurs familles bien avant elles ?

Pas de nom. Gros poilu. Noir. Odeur. (Il poussa Cornélia avec son gros nez.) Maigre fille tzitzimitl. Cheveux. Odeur.

Elle crut comprendre. Les nivées ne se désignaient pas par un seul mot. Chacune était la somme de plusieurs caractéristiques, et en conséquence, il existait plusieurs formules différentes pour les interpeler. Leurs odeurs, en particulier, semblaient importantes pour la Mouche.

En parlant d’odeur, Cornélia ne s’était jamais sentie si sale de sa vie. Dire qu’Iroël l’avait prise dans ses bras ! La honte la rattrapa.

– Iroël va venir nous sauver, dit-elle à la Mouche.

Elle distingua, derrière les deux couches de barreaux, Beyaz qui la regardait.

– On va sortir de là, lui lança-t-elle. J’ai vu Iroël.

L’ours nandi ne réagit pas. Ses petits yeux noirs ne laissèrent transparaître aucune émotion. Cornélia soupira. C’était comme s’il ne restait plus rien du boyard derrière ces yeux-là. Voilà comment elle avait failli être... Voilà ce qu’ils ne devaient pas devenir.

Elle s’assit par terre, saisit son masque. Avant de le poser sur son visage, elle prévint :

– Les choses vont devoir changer, ici.

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