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Ce que veut le peuple, le peuple l'obtient °-°

– J’aurais dû lui prendre les clés avant… bredouilla Blanche. Si j’avais… Si j’étais… Vous n’auriez pas eu à vous battre contre lui…

Elle posa les mains sur les joues du crocotta et souleva sa grosse tête. Ses crocs de caïman dépassaient de sa gueule entrouverte ; il aurait pu se réveiller en sursaut et lui arracher un bras sans le moindre effort. Mais ses paupières fermées ne bougeaient pas.

– Il va s’en sortir, dit la voix grave de Beyaz qui venait de reprendre forme humaine. Il est costaud, ce satané changelin.

Pour la première fois, c’était une forme d’admiration qui résonnait dans ce dernier mot, non plus du mépris. Cornélia se concentra pour oublier le son de son propre cœur qui battait la chamade, pour ignorer les percussions de ceux des autres. Doucement, sous tout ce bruit, elle finit par discerner une pulsation à l’intérieur du crocotta. Elle était faible et inégale… mais elle était là. Le soulagement la submergea.

– Pourquoi t’as mis autant de temps à lui prendre les clés ? grogna Beyaz.

Blanche s’essuya les yeux. Elle posa la tête velue du crocotta sur ses genoux.

– J’ai… j’ai… (Un nouveau sanglot la secoua.) Je me suis enfuie… Quand ma cage s’est ouverte… J’ai juste… Je voulais juste me trouver loin d’ici. Le plus loin possible… (Elle enfouit son visage dans ses mains.) Je suis désolée, je… Je pensais plus… C’est de ma faute… C’est le bruit des éclairs qui m’a ramenée ici.

Elle déglutit.

– Qui m’a délivrée ? C’est toi, Beyaz ?

– Nan, marmonna le grand soldat. C’pas moi.

Cornélia s’approcha de Blanche. La cadette l’enlaça et la serra très fort contre elle.

C’est Aaron, expliqua Cornélia. Je l’ai vu casser le cadenas à mains nues.

Sa sœur sursauta. Elle baissa des yeux choqués vers le crocotta, une expression de remords terrible sur le visage. Une nouvelle larme alla s’écraser sur le front de la bête.

Il est en vie, la consola Cornélia. J’entends battre son cœur.

De soulagement, Blanche laissa échapper un soupir tremblant. Puis une main calleuse et zébrée de cicatrices se posa sur son épaule : celle de Beyaz.

– T’inquiète pas, gamine. On t’en veut pas. On a mis l’autre K.O., c’est le plus important.

Une autre main se posa sur son autre épaule. Celle d’Iroël. Il ne dit rien, se contentant de lui transmettre un peu de chaleur.

– Faudrait pas qu’il se réveille, l’emplumé, d’ailleurs, grommela Beyaz. J’vais lui couper proprement la tête, histoire qu’il reste bien mort.

Il s’éloigna d’un pas pesant. Blanche se frotta les yeux des deux mains.

– Vous êtes… vous êtes gentils…

– Putain, la naine… pourquoi il pleut sur moi…

Surprise, Blanche bondit sur ses pieds. La tête d’Aaron heurta durement le sol et une grimace de douleur lui échappa. Il avait repris forme humaine.

– De mieux en mieux, maugréa-t-il.

– Oh non ! s’exclama Blanche en s’agenouillant derechef. Je suis désolée ! Pardon !

Elle se dépêcha de reprendre son visage entre ses mains.

– Tu es en vie !

La peau d’Aaron était encore en train de se reformer sur ses tempes, recouvrant l’épiderme noir du crocotta. D’un geste maladroit, Blanche repoussa les mèches trop longues sur son front. Le garçon ouvrit péniblement les paupières.

– Ouais, en vie... ça craint… (Sa langue engourdie butait sur les mots.) Et en plus j’suis trempé.

En bredouillant des excuses, Blanche entreprit de lui essuyer le front.

– Pardon, c’est moi, j’ai… euh… j’ai un peu pleuré…

– Un peu, fit Iroël en retenant un sourire.

Aaron éternua quand les mèches blondes de Blanche lui chatouillèrent le nez. La main de la jeune fille s’égara dans sa barbe drue.

– T’as vachement vieilli…

Encore faible, il leva les yeux au ciel.

– Et toi, tu t’es ramollie si t’en es au point de pleurer pour un tocard dans mon genre.

Elle lui flanqua une tape sur la joue, ce qui le fit sursauter.

– Espèce d’idiot ! glapit-elle. C’est parce que j’ai cru que t’étais mort ! Par ma faute !

– Bah vas-y, frappe-moi, c’est pas comme si je venais de me prendre un éclair sur la gueule !

Cornélia échangea un regard blasé avec Iroël. Blanche allait lui remettre une deuxième tape, mais Aaron lui bloqua le poignet.

– C’est comme ça que tu me remercies d’avoir ouvert ta cage ?

– Merci, grommela-t-elle avec mauvaise foi. (Elle tenta de récupérer sa main, mais il la serrait fort.) C’est vrai que… que t’as cassé le cadenas… à mains nues ?

Il se rembrunit.

– Faut bien que ça serve, des fois, d’être un changelin.

Blanche détourna les yeux.

– Je suis désolée, j’aurais dû prendre les clés avant… J’ai… pété les plombs. À cause de ça, vous avez dû vous battre contre lui…

Il la regarda longuement, les yeux étrécis. Puis il libéra sa main.

– Ce connard t’a mise en cage. T’aurais juste dû lui arracher la gorge. (Il passa une main exténuée sur son visage.) Faut vraiment que je t’apprenne à te battre… C’est plus possible.

Il jeta un regard peu amène vers Cornélia.

– Et toi aussi. Une tzitzimitl aussi nulle, ça fait pitié.

– On est d’accord, lança la voix de Beyaz, occupé à quelque sombre besogne sur le corps d’Orion. On va s’y mettre à deux pour l’entraîner, celle-là.

Cornélia regarda par terre. Elle se sentait un peu honteuse, mais étrangement, elle avait aussi envie de sourire.

Aucun de ceux qui l’entouraient n’était recommandable ; ils étaient tous couverts de contusions, de brûlures ou de cicatrices, et ils venaient de tuer un archange.

Mais auprès de ces gens, elle se sentait chez elle.

***

– Vite, aboya Aaron. Ouvrez toutes les cages. Si l’un de ces emplumés débarque… Aïe ! Arrête de me donner des claques, la naine !

– Arrête de donner des ordres, rétorqua Blanche.

– Je suis ton supérieur. Je suis votre supérieur à tous !

– En attendant, tu tiens à peine debout ! Et ils sont assez intelligents pour savoir quoi faire tout seuls.

Blanche le soutenait tant bien que mal, un bras passé autour de sa taille. Elle était complètement nue, comme eux tous, et tâchait d’oublier ce détail avec application. Seul Aaron avait la chance d’avoir un pantalon, à moitié débraillé puisqu’il n’avait pas réussi à boucler sa ceinture, et avait refusé toute aide. Son corps ruisselait de sueur, à peine capable de tenir debout. Du coin de l’œil, Blanche regarda luire ses abdominaux sous le duvet sombre de son ventre. Il se renfrogna.

– Ça va, t’aimes ce que tu vois ? Tu veux toucher tant que t’y es ?

– J’ai les mêmes en moins poilus, rétorqua-t-elle du tac au tac. Tu pues la sueur, évite de t’étaler sur moi.

– Hé, les deux gosses, arrêtez de vous tirer les couettes ou je vous stérilise, leur cria Beyaz qui terminait d’ouvrir les derniers cadenas avec Iroël.

– C’est ma réplique, grogna Aaron.

Sa tête retomba contre celle de Blanche, qui n’y vit plus rien à cause de ses cheveux.

– Allez, les jeunes, lança Beyaz qui approchait au pas de course. Tout est bon. On se tire de là !

– C’est moi qui donne les ordres, grommela Aaron en luttant pour garder les yeux ouverts.

– C’est ça, c’est ça, soupira Blanche en lui mettant une nouvelle claque pour le réveiller.

Cornélia faisait le tour des cages, encore en tzitzimitl. Elle ne parvenait pas à croire qu’elle allait quitter cet endroit sordide – qu’ils allaient tous le quitter. Les nivées prisonnières n’y croyaient pas non plus. Beyaz, en ouvrant leurs cages, avait craint au début qu’elles ne se jettent sur lui pour l’attaquer ; mais rien n’aurait pu être plus éloigné de la réalité.

En fait, elles avaient peur.

Pour la première fois, elles sentaient le vent tourner. Leur tortionnaire avait été vaincu sous leurs yeux. Leurs cages étaient ouvertes. Et au fond de la salle, Iroël était en train d’ouvrir la porte de l’auditorium. Dans toute l’histoire de la ménagerie, cela devait être la première fois qu’une telle chose se produisait. Les nivées étaient perdues. Aucune n’osait poser une patte hors de sa cage.

Sortir, leur disait Cornélia en trottant le long de l’allée. Sortir. Partir.

Mitaine, Gaspard et les trois autres boyards – la wyvern, la chimère, la panthère d’eau – la rejoignirent sans hésitation. Dans leur sillage, certaines nivées commencèrent enfin à pousser la porte de leurs cages. Cornélia fut émue de voir les plus faibles, les plus bas dans la hiérarchie – qu’elle avait tenté de nourrir pendant plusieurs jours – se tourner vers elle et attendre la suite. Elles avaient confiance en elle. Cornélia avait réussi à abattre les murs qui les séparaient.

Ces nivées étaient-elles capables de vivre à l’extérieur ? Avaient-elles grandi en captivité ? Avaient-elles seulement déjà vu le ciel ?

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