30 - Comme un tout petit convoi

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Le retour des passages de transition méga durs à écrire ç_ç

***

Lorsqu’elle déboucha à l’air libre, Cornélia sentit sa gorge s’assécher. Il n’y avait plus personne. Plus de boyards, plus de nivées. Devant l'opéra, un vent tiède ébouriffait l’eau en vaguelettes ; au loin criaillaient les oiseaux entre les buildings de Sydney.

– Où… articula-t-elle avec effort. Où sont-ils ?

Mais elle le savait déjà. Ils s’étaient enfuis sans eux ; ils ne les avaient pas attendus. Pourquoi l’auraient-ils fait ? Quelle idiote elle avait été de penser que leur proximité les avait rapprochés pendant ces longs jours ! Elle avait cru qu'ils n'étaient plus seulement des boyards et elles des touristes inutiles à leurs yeux, qu'ils avaient tous commencé à former autre chose. Quelque chose qui ressemblait à un groupe uni.

– Non ! gémit Blanche en arrivant près d’elle. Ils sont partis sans nous ! Ils…

– Ben ouais, lança une voix d’homme rude et franche. Pourquoi on aurait attendu des casse-couilles comme vous ?

Les yeux ronds, les deux sœurs virent Beyaz surgir du néant, comme si un rideau invisible venait de se lever.

– Beyaz ! Tu…

Il les fit taire d’un regard mécontent.

– Fermez-la ! Faut qu’on reste discrets si on veut pas r’tourner d’où on vient !

Derrière lui apparut soudain une tête, puis deux. Celles de Mitaine et Gaspard, qui semblaient émerger d’un pan de mur ou d’une embrasure impalpable. Et puis d’un coup, Cornélia comprit. Elle suivit des yeux la ligne qui séparait le visible de l’invisible, car il y en avait une, presque indiscernable. Elle n’était pas tout à fait droite, bosselée d’aspérités. Des écailles invisibles.

– Une hydre, murmura-t-elle.

En guise de réponse, un frémissement parcourut le ciel au-dessus de sa tête ; et l’espace de quelques secondes, elle distingua une des têtes du bébé hydre, penchée sur elle. Ses écailles reprirent leur vraie teinte, noires et brillantes comme du marbre parfaitement poli. Ses grands yeux la fixaient, lumineux et mouvants.

Drôle, dit-il. Aider boyards ! Aider nivées !

Il reprit son mimétisme et disparut de nouveau. Elle ne vit plus que les lignes brouillées des contours de son corps.

– Allez vite, ronchonna Beyaz. Tous sous l’hydre ! Si des emplumés nous voient filer, on peut dire adieu à la liberté !

Il avait l'air de tenir une couverture invisible à la main, et Cornélia comprit qu'il s'agissait de la queue de l'hydre qui les cachait tous. Blanche s’approcha doucement. D’un côté, elle soutenait Aaron, qui semblait plus mort que vif ; de l’autre, elle avait posé une main sur la carapace de Pouet. Il rechigna à sortir dans la lumière, comme s’il craignait que le ciel lui tombe sur la tête. Le moindre bruit le faisait sursauter. Le simple fait de le guider dans les couloirs de l’opéra avait été difficile. Chaque geste brusque – même venant de Cornélia et Blanche – le terrifiait ; et chez lui, la terreur se traduisait par une réaction d’attaque immédiate. Il avait failli arracher le bras de Cornélia quand elle avait voulu lui faire un bisou. Par conséquent, elle se forçait à maintenir une distance de sécurité.

Quand il sortit, les soleils de la Strate dévoilèrent crûment toutes ses cicatrices et ses plaies, dont la pâleur saillait sur son pelage noir. De hautes stalagmites hérissaient sa carapace, qui semblait trop lourde pour son corps maigre. Derrière lui battait une queue monstrueuse. Les sœurs l’avaient toujours connue comme celle d’une petite panthère, mais à l’âge adulte, elle s’était couverte de plaques de chitine, articulées comme celle d’un insecte, et s’achevait par un aiguillon venimeux. Lorsque Pouet prenait peur, cette queue de scorpion se dressait au-dessus de son dos, vive comme un cobra, prête à tuer.

Cornélia se demandait si, un jour, elle parviendrait à l’approcher comme avant. Malgré la joie de le revoir, il l’effrayait. Il la terrifiait même. Et ce constat faisait mal.

– Oh ! s’exclama Mitaine. C’est le p’tit ? Vous avez retrouvé le p’tit ?

Elle voulut les rejoindre, mais Gaspard la tira en arrière, la faisait disparaître de nouveau.

– Plus tard, les retrouvailles ! On embarque les gamines et on dégage !

En se glissant à son tour sous le ventre de l’hydre, Cornélia eut l’impression qu’un voile venait de se déchirer. Une fois passé la barrière de la queue, elle distinguait les quatre pattes qui l'entouraient, hautes et larges comme des troncs de chêne, ainsi que le thorax noir qui pesait au-dessus de sa tête. Et à l’intérieur de cette zone cachée…

– Pas trop tôt ! Ramène vite ta sœur !

Ils étaient tous là.

Iroël et Beyaz, bien sûr, mais aussi la Mouche, ainsi que l’hippalectryon du convoi – qu'est-ce qu'il faisait là ? Était-il venu à leur rescousse avec l’hydre ? Obéissait-il aux ordres d’Aegeus ?

– Monsieur Plume-verte ! s’exclama Blanche en l'apercevant.

Venu, répondit-il en ébrouant sa crinière avec fierté. Venu sauver filles.

Près de lui se tenait le chef des zonures, bien reconnaissable avec sa maigreur et ses écailles anguleuses.

Venu, dit-il simplement. Venu.

– Mais pourquoi ? bredouilla Cornélia.

Le dragon inclina sa grosse tête triangulaire.

Pour zonures et coulobres. Merci.

Cornélia le contempla longuement. Parce que les sœurs s’étaient occupées des coulobres avec Iroël, il avait traversé tout ce secteur mortel pour venir les sauver ? Et l’hippalectryon… Était-ce parce que Blanche avait sauvé le petit poulain, en convainquant Aaron de le prendre dans le convoi ?

Près d'eux se tenait une bonne partie des nivées qu’ils avaient délivrées. Elles ne ressemblaient plus du tout à des machines à tuer : c’étaient des bêtes craintives, perdues dans un monde trop grand pour elles. Loin des cages et de l’auditorium, elles pouvaient se tasser les unes contre les autres sans se déchiqueter, sans se haïr. Une boule d’émotion se coinça dans la gorge de Cornélia. Après tout, ces créatures se connaissaient bien ; elles s’étaient côtoyées des années, peut-être des siècles dans cet enfer. Elles y avaient survécu ensemble.

Juste à côté se tenaient campés les trois derniers boyards de leur petit groupe survivant. La panthère d’eau, la wyvern, la chimère à trois têtes. Cornélia ne les avait pas vraiment connus sous leur forme humaine. Pourquoi, alors, parvenait-elle à les reconnaître si facilement ? La faunesse aux cheveux blonds, la femme à la peau sombre, l’homme au profil slave s’effaçaient derrière les traits et les manies de chacune des trois créatures. Auparavant, ils n’avaient toujours été que des boyards parmi d’autres, sans doute aussi vulgaires et désagréables envers les deux soeurs. Pourtant, à présent, Cornélia avait la sensation de les connaître un peu.

Blanche les rejoignit à son tour, cahin-caha, avec le bras d’Aaron qui commençait à glisser de son épaule. À bout de forces, le garçon s’écroula par terre avant d’atteindre l'ombre de l’hydre. Il se redressa sur les coudes et resta là, haletant, les yeux rendus fiévreux par la douleur. Blanche essaya de le remettre sur ses jambes, mais il pesait trop lourd pour ses petits bras maigrichons.

– Allez, c'est pas le moment de lambiner, là ! Relève-toi !

– ‘Tain, y a le crocotta qui flanche, jura la femme-wyvern.

Elle fut plus rapide que Cornélia et fonça auprès d'eux. D'une poigne de fer, elle saisit le garçon pour le remettre sur pied ; et comme elle peinait à le stabiliser, la faunesse vint l’aider. À trois – même si Blanche ne servait pas à grand-chose – elles traînèrent Aaron sous l’hydre.

– Allez, mon garçon ! T’as pissé à la gueule de l’archange, t’es pas une chiffe molle, si ?

Apparemment si, car il s’écroula derechef, la peau luisante de sueur. Beyaz l’attrapa à bras-le-corps et le chargea sur ses épaules comme un trophée de chasse.

– ‘Pèse autant qu’un moucheron ! C’est pas un vrai blaireau, ça.

Bouche bée, les deux sœurs les dévisagèrent tous. Eux qui avaient méprisé si fort Aaron, eux qui détestaient les changelins – qui ne l’avaient même jamais touché, comme s’ils craignaient qu’il les contamine...

– Allez hop, en route, les pressa Mitaine. J’veux pas faire de vieux os ici !

– Tu veux dire… faire du vieux bois, commenta Gaspard. Ou de vieilles brindilles ? Dieu, j’adore mes blagues.

Son sourire narquois fut vite effacé par une claque directe, parfaitement maîtrisée.

– Achète-toi un humour avec ta paye ! Qu’au moins elle serve à quelque chose !

Ils se turent tous les deux quand Blanche leur sauta au cou.

– Vous m’avez manqué, dit-elle, dressée sur la pointe des pieds pour les enlacer plus fort. Vous m’avez vraiment manqué…

Le bébé hydre se mit en route d’un pas lent, en les gardant tous consciencieusement sous son ventre, comme une maman poule veillant sur sa couvée de poussins. On aurait dit un tout petit convoi, perdu et blessé, mais déterminé à s’en sortir. Et ce, sans abandonner personne derrière. Cornélia eut de nouveau cette impression fugace, celle d’être parfaitement à sa place. Comme si ces êtres étranges étaient sa famille.

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