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– Est-ce qu’Aegeus t’a déjà battu ?

– Quoi ? Non !

Blanche plissa les yeux. Elle pensa aux réactions d’Aaron lorsque son chef haussait la voix, lorsqu'il le réprimandait sèchement. Il prenait toujours le même air qu'un chien qui craignait son maître – autant qu’il l’aimait.

– Alors, qui ?

Un long, long silence s’étira dans la chambre. La voix d’Aaron finit par le briser.

– Mon père.

Tout se pétrifia en Blanche. Elle ouvrit la bouche, sans rien dire, et son cerveau lui jeta aux yeux l’image d’un petit garçon aux cheveux noirs, recroquevillé devant son père.

– Ça t’en bouche un coin, hein ? jeta méchamment Aaron. Mignonne et nunuche comme t’es, t’as certainement la famille parfaite, papa maman qui s’aiment, le golden retriever et le cochon d’Inde qui gambadent dans le jardin. C’est pas vrai ?

Blanche détourna les yeux. Pourquoi se sentait-elle aussi insultée ?

– T’en sais rien. Tu penses que parce que mes parents sont gentils avec moi, j’ai eu une vie de rêve ? À ton avis, pourquoi je pèse trente-six kilos ?

Elle serra les poings.

– Je déteste les gens qui se permettent d’être méchants avec les autres sous prétexte qu’ils ont souffert !

Le burrito remua un peu, mal à l’aise.

– C'était pas méchant.

Un grognement lui échappa.

– Rah... Et puis merde. Dégage, la naine. J’ai sommeil.

Blanche se leva d’un geste un peu raide, puis quitta la chambre.

– C’est ça. Merci quand même de nous avoir sauvés.

***

Le bonheur tenait à peu de choses.

Après avoir passé autant de temps dans une cage, à dormir roulée en boule sur un sol grillagé, tout cela dans une puanteur atroce, Cornélia avait dit adieu à ses anciens standards. Un simple lit, dont elle avait secoué les draps pour les débarrasser de leur poussière, un sweat en guise d’oreiller et une couverture bien chaude dans laquelle s’enrouler, voilà ce qu’était devenu le bonheur à ses yeux. Elle faillit pleurer de joie à l’idée qu’Orion n’était plus là pour la réveiller à coups de gamelle métallique, que plus jamais elle n’entendrait sa lance de foudre crépiter près de son dos.

Pourtant, elle mit du temps à s’endormir. Le silence de la maison la dérangeait. Il lui manquait la présence des autres nivées, leurs respirations, leurs ronflements... et tous les petits bruits qu’elles produisaient en dormant. L’absence de la Mouche, aussi, lui sembla étrange. Après plus de deux semaines de vie collective forcée, le retour à la solitude était moins agréable que prévu.

Lorsqu'elle parvint enfin à s'endormir, un cauchemar la réveilla en sursaut. Elle entendit d'un coup le bruit d'une gamelle qui frappait une cage et se retrouva raide sur son lit, le dos enflammé de douleur, comme électrocuté. Il fallut plusieurs minutes pour que la douleur fantôme se dilue dans la nuit. Des larmes d'épuisement lui vinrent à l'idée qu'Orion, même mort, ne la laisserait pas vivre en paix.

Elle s'enroula dans sa couverture et quitta la chambre.

La maison était un vrai capharnaüm. L’hippalectryon avait réquisitionné un lit king size pour pouvoir s’y étaler à son aise ; le zonure s’était calé dans la baignoire, enroulé sur lui-même comme une montagne d’écailles acérées. Dans chaque lit et chaque fauteuil, Cornélia trouva un boyard endormi. Danaé sommeillait dans une position incongrue, les fesses en l’air, sa tête cornue enfoncée dans un coussin. Gaspard dormait assis dans le couloir, cramponné à son arme ; la jeune femme passa en catimini près de lui, légère comme un spectre. Étalé sur le tapis du salon, Sergueï imitait un cadavre à la perfection, les bras en croix, la bouche grande ouverte.

La palme revenait à Beyaz, qui avait casé son mètre quatre-vingt-dix dans le canapé. Couché à plat ventre, il bavait sur l’accoudoir, et dans le creux de son large dos s’était lovée la licorne. Elle ressemblait à un tas de neige en train de ronfler. Cornélia regretta de ne plus avoir de batterie sur son portable pour les prendre en photo ; et tout de suite, elle s’étonna de cette pensée. On prenait des photos pour les regarder plus tard, pour se remémorer des souvenirs. Quelque part, cela sous-entendait qu’elle allait sortir de la Strate un jour. Et cette idée lui parut étrange. Est-ce qu’un jour, elle rirait avec Blanche, dans une cuisine équipée d’eau potable et d’électricité, en se rappelant le temps où elles vadrouillaient dans la Strate ?

Elle secoua la tête pour chasser ces pensées.

Elle trouva Blanche à l’extérieur. Pouet s’était couché devant la porte, sous l’auvent qui le protégeait du regard des archanges, et Blanche s’était blottie contre lui. Elle s’était couchée tout contre son poitrail soyeux et l’une des énormes pattes de la tarasque était venue l’enlacer, de sorte qu’on ne voyait d’elle qu’une jambe et quelques mèches blondes qui ruisselaient sur le pelage noir. Pendant une minute, Cornélia les contempla. Dire que Pouet avait failli l'amputer quand elle avait essayé de lui faire un câlin... Mais elle l'avait mérité. Elle l'avait laissé dans cette ménagerie sans jamais le reconnaître, sans le sortir de là... tout comme elle avait abandonné Blanche à son sort, dans cette cage à oiseau, parce qu'elle ne supportait plus de la voir ainsi. Et Orion les avait tous les deux pareillement abîmés. Peut-être qu'ils pourraient se réparer l'un l'autre, avec assez de temps et de patience...

– Je suis désolée, murmura-t-elle tout bas. Je n'ai pas réussi à veiller sur vous, à vous protéger...

Un grondement très bas, presque un infrason, vibra au fond de son tympan. Elle se retourna. Sous l'hydre, par-derrière la barrière de sa queue qui cachait les nivées, elle distingua le bout d'une oreille qui tournicotait. Une oreille à la forme caractéristique. Un nouveau grondement lui parvint – l'eau clapota un peu contre le perron.

Fille tzitzimitl.

Toujours enroulée dans sa couverture comme une grand-mère, Cornélia guetta le ciel et, lorsqu'elle fut sûre que la voie était libre, traversa l'eau en quelques bonds. Le bébé hydre écarta obligeamment la queue pour lui permettre de rejoindre le club. Couché dans l'eau comme un énorme rocher noir, la Mouche la regarda approcher. Il promena ses moustaches sur son visage maigre comme il en avait l'habitude ; lorsqu'il éternua, Cornélia reçut de la morve d'hippopotame sur la figure. Elle se força à rester stoïque pour ne pas l'offenser.

Dormir, ordonna-t-il.

L'air renfrogné, il reposa sa lourde tête dans l'eau. La jeune femme hésita un instant. Elle finit par s'asseoir contre son flanc moelleux et chaud ; son odeur fauve lui emplit les narines, synonyme de sécurité. Elle se blottit dans ses poils rèches. Aussi rudes qu'un vieux paillasson, ils lui piquaient la peau, mais elle n'allait pas s'en plaindre.

– Bonne nuit, marmonna-t-elle.

La queue de l'éale battit le sol.

'ne. Nuit.

Cornélia se remémora la première fois qu'elle avait vu cette créature, dans leur monde, alors qu'Aegeus le gardait enfermé dans l'appartement du voisin. Combien elle s'était méfiée de lui, avec ses petits yeux chafouins, ses défenses meurtrières et son collier électrique... Le sommeil l'emporta avant qu'elle puisse poursuivre sa réflexion plus loin. Et cette fois, Orion resta loin de ses rêves.

***

– Bon. C’est parti. Pour tuer quelqu’un, vous devez viser quel point faible ?

Aaron avait cessé d’être l’ombre de lui-même. Après une bonne nuit de sommeil, il avait englouti l’équivalent de son poids en nourriture, pris une douche de fortune, rasé sa barbe, coupé ses cheveux. Il avait l'air en pleine forme, contrairement aux boyards qui avaient fait les frais du dressage d'Orion.

– Alors ? insista-t-il. (Campé devant Blanche et Cornélia, il les toisait d’un air peu amène.) Quel point faible ? Pour tuer un humain ou une nivée, peu importe. C’est les mêmes points vitaux en général. Allez, même deux nullos comme vous doivent savoir ça, non ?

– Est-ce qu'on ne devrait pas reprendre la route, au lieu de s'entraîner ? rétorqua Cornélia, piquée au vif.

Il leur jeta un regard blasé.

– Le convoi est encore loin. Vous êtes en état de marcher cinquante ou cent kilomètres ?

Les deux sœurs échangèrent un regard. Derrière elles, Gaspard et Mitaine grimacèrent dans un bel ensemble. La réponse était non et Aaron le comprit très bien.

– Alors on reste encore un moment. Vous en profiterez pour dormir et manger. (Il reprit d'une voix plus sèche.) Donnez-moi un exemple de point vital là maintenant, ou je vous fais faire cinquante pompes.

Elles n'étaient pas non plus en état de faire cinquante pompes, mais au lieu de le contrarier, elles préférèrent répondre à l'unisson :

– Le cœur !

Il se passa une main sur la figure, l’air mortifié.

– Bah quoi ? s'agaça l'aînée. Tu vas pas nous dire que le cœur, c’est pas un point vital ?

Un sourire railleur s’étala sur le visage de Danaé. Les boyards observaient la scène, avachis sur les fauteuils et les canapés qui avaient été repoussés dans les coins, pour leur laisser la place de pratiquer dans tout le salon. Car après la théorie viendrait la pratique, ce que redoutait fort Cornélia. Même Pouet et la Mouche avaient passé leurs grosses têtes dans l’embrasure de la porte, intrigués par la scène.

– Bien sûr que le cœur est un point vital, comme les poumons et d’autres organes, lança Beyaz. Mais le problème avec le cœur, c’est qu’il est dans la cage thoracique. Et ça, c’est la merde pour passer à travers. Surtout avec certaines nivées ou certains immortels...

Il leur lança un bref regard.

– Surtout pour deux gamines avec une force de brindille.

– Alors on doit frapper où ? grogna Cornélia. En admettant qu’on en ait envie.

Elle se réfugiait dans sa mauvaise humeur habituelle, bien consciente qu’en réalité, le combat contre Orion avait changé sa conception des choses. Elle avait été un poids pour Beyaz, Aaron et les autres, complètement dépendante de leur capacité à la protéger. Elle s’était sentie inutile et gauche, tout en sachant que son corps de tzitzimitl lui aurait permis beaucoup plus.

« Si vous voulez pas vous prendre en main, démerdez-vous. Moi et mes gars, on a pas que ça à faire de surveiller les moutons. » avait dit Aaron longtemps auparavant, quand elles venaient d’entrer dans la Strate. Cornélia n’avait pas voulu comprendre. Mais à présent, elle comprenait. Elle ne voulait plus être un mouton, pas alors que tous ceux qui l’entouraient étaient des loups – et qu’elle avait les moyens d’en devenir un aussi.

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