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Note : Il faudra rajouter dans les chapitres précédents un indice pour préparer cette discussion.


Iroël soupira.

– Tu verras.

– J’aime pas trop quand tu dis ça. Ça sent le plan foireux.

Il sourit sans répondre, puis se renversa en arrière dans sa chaise, les bras ballants, dans un total laisser-aller. Cornélia observa son torse se soulever au rythme de sa respiration. Une fois de plus, elle se remémora sa véritable identité ; elle essaya d'imaginer ce que cela devait être, de porter des ailes de dix mètres dans le dos et de savoir s'en servir.

Alors elle se jeta à l'eau.

– Iroël, j’ai… j’ai un service à te demander.

Elle tira une chaise près de lui et cacha ses mains sous la table pour ne pas qu’il voie son stress.

– Est-ce que tu pourrais… faire un masque pour un de mes amis ? (Elle ajouta vite.) Enfin, si tu as le temps… et l’envie… Je veux dire, tu as l’air bien occupé.

Les yeux d’Iroël bougèrent enfin du plafond. Ils se posèrent sur elle.

– Quoi ? Pour qui ?

– C’est que… euh… tu ne le connais pas, mentit Cornélia.

Le soupir du jeune homme dilata sa poitrine.

– Mais je t’ai dit que j’ai besoin de voir la personne.

Sous la table, les mains de Cornélia s’agrippèrent l’une à l’autre.

– Oui, mais je pourrais… te le décrire. Je pourrais te dire comment je le vois avec mes yeux à moi. Ça marcherait peut-être, non ? Tu pourrais te faire une idée sur lui.

Cette fois, Iroël se redressa sur sa chaise. Il avait l’air méfiant.

– Je comprends pas ce que tu veux.

– S’il te plaît, c’est important. Tu comprendras quand le masque sera fini, je t’expliquerai tout. Mais c’est vraiment… important pour lui.

Elle détestait tellement quémander un service ! Envahie par la gêne, elle se mit à gesticuler.

– C’est comme tes plans foireux, tu ne veux jamais rien me dire, pas vrai ? Pour une fois, c’est mon tour. Mais le mien, il est pas foireux. Je te jure !

Son malaise était si manifeste qu’Iroël sourit. Il sembla se détendre.

– Bon. Si c’est pour un plan foireux, alors…

– Il est pas foireux, j’ai dit !

Le jeune homme s’assit bien droit dans sa chaise, repoussa tous les morceaux de plastique qui encombraient la table. Puis il posa les mains bien à plat sur le bois verni, et inspira. Une fois.

– Je sais pas si ça va marcher, prévint-il. Mais de toute façon, je suis bloqué sur l’autre masque, alors… on va essayer.

D’excitation, le cœur de Cornélia battit plus vite. Elle se trémoussa sur sa chaise.

– Alors, qu’est-ce que tu as besoin de savoir sur lui ?

– Dis-moi comment il est.

– Physiquement ?

– Plus tard. D’abord, son caractère.

La jeune femme se creusa la tête.

– Euh, il est… il est gentil. Avec tout le monde.

Iroël la regarda, attendant la suite. Elle se hâta de creuser plus profond.

– Il est gentil et il a l’air de se soucier de tout le monde, mais en même temps, je sais pas… Je crois qu’au fond de lui, il s’en fout un peu. (Le jeune homme fit une tête bizarre.) Me regarde pas comme ça ! Il est dur à cerner, je fais ce que je peux. Il est naïf, mais fourbe sur certaines choses. Il est très doux et tendre, mais il me fait peur parfois... Et c’est une grosse tête brûlée : il est complètement inconscient.

Iroël fronça les sourcils.

– C’est pas possible. Rien va ensemble dans ce que tu dis.

Elle réprima un sourire devant l’ironie de la situation.

– Je te jure que c’est vrai. En tout cas, c’est comme ça que je le perçois. (Et histoire de lui rajouter encore un paradoxe, elle ajouta.) Il reste à distance des gens, aussi. Mais il est toujours là quand on a besoin de lui.

Le jeune homme enfouit sa figure dans ses mains avec un râle de désespoir.

– Ça va être dur…

Mais bientôt, elle le vit redresser la tête, les yeux brillants de détermination. C’était un défi qu’il avait envie de relever. Fugacement, elle se demanda si l’atelier de Sobroniel lui manquait – si l’artisan en lui aurait voulu travailler auprès de ses collègues, pouvoir leur demander conseil et se mesurer à eux. S’il aurait désiré, parfois, se lancer à corps perdu dans la création et la magie, au lieu de marcher des centaines de kilomètres dans une eau polluée et laisser ses talents se faire exploiter par une vouivre tyrannique.

– Et pour le physique ? demanda-t-il.

Cornélia fit de son mieux pour choisir ses mots. Elle marchait sur des œufs et craignait de trop en dire, ou pas assez. Mais à la fin, Iroël avait l’air satisfait.

Il n’a pas deviné, se dit-elle, stupéfaite. Il n’a toujours pas compris.

Il fallait maintenant prendre le plus gros risque. En l’espace de quelques mots, elle risquait de tout faire capoter ; mais elle n’avait pas le choix.

– Je… articula-t-elle timidement. Je pense qu’une créature volante lui correspondrait bien.

Elle croisa les doigts sous la table, et les orteils dans ses chaussures. Quand Iroël fronça les sourcils, son souffle se coupa.

– Pourquoi tu dis ça ?

– Oh, euh, balbutia-t-elle pathétiquement. Parce que ça lui irait vraiment bien. Par rapport à sa façon d'être...

Il lui lança un coup d’œil vif et pénétrant comme la pointe d’un couteau.

– Mais pourquoi tu penses à quelque chose qui vole quand tu le regardes ? C’est ça que je dois savoir.

Une alerte rouge se déclencha sous le crâne de Cornélia. Elle avait préparé des petites phrases toutes faites, mais là, à cet instant, elle ne parvenait pas à s'en souvenir.

– Euh… parce que… parce que…

Elle contempla Iroël qui la dévisageait, avec ses yeux noirs insondables, ses cheveux ras qui lui donnaient l’air adulte, son nez brisé au moins deux fois qui en avait gardé des bosses. Les cicatrices qui mordaient ses sourcils, les anneaux d’or à son oreille... La langue de Cornélia s’emmêla et elle finit par dire :

– Parce qu’il est libre.

Le jeune homme sembla interloqué.

– Libre ?

– Il va où il veut, quand il veut, grommela-t-elle. Il n’obéit à personne. Il fait toujours ce qu’il pense être juste, sans jamais écouter les autres. Il reste lui-même en permanence, quoi qu’il arrive… même si ça lui retombe souvent dessus. Et puis, il n’a peur de rien. Avec lui, tout a l’air facile. Il est capable de tout faire, d’entrer dans des endroits imprenables, et quand il improvise un plan, même complètement nul, et bah ça marche toujours.

Un voile pensif passa dans les yeux d’Iroël. Cornélia se figea. Cette fois, il avait certainement compris. C’était si évident. Elle aurait aussi bien pu se promener avec un panneau qui clamait au grand jour le prénom du garçon concerné.

– Il est solitaire ?

Cornélia camoufla sa surprise. Il n’avait toujours pas saisi. Une vague d’espoir l’envahit : était-il possible qu’elle arrive vraiment à ses fins ?

– Oui. Très solitaire.

D’une main, le jeune homme éparpilla tous les emballages présents sur la table pour les regarder, puis attrapa son sac à dos. Il en sortit une pleine brassée de plastique – bouteilles d’eau ou de shampoing, boîtes alimentaires, Tupperware, et d’autres débris ramassés au hasard de ses pérégrinations dans la Strate. Il les étala tous en arc de cercle et les étudia longuement. Puis il soupira.

– J’ai pas ce qu’il faut. Il va falloir trouver du noir.

– Du noir ?

– Oui. C’est une couleur rare sur les emballages, alors ça va être un peu long.

– Tu sais quel masque tu vas faire ?

Il sourit avec malice.

– Oui.

– Et… c’est une créature avec des ailes ? tenta-t-elle, en se demandant si elle n’insistait pas un peu trop.

– Oui. Si le garçon est comme tu as dit, il faut des ailes.

La malice disparut, remplacée par la mélancolie. Iroël devait songer à cet inconnu qui allait avoir droit à ce que lui n’aurait jamais. Soudain, Cornélia eut incroyablement envie de lui avouer la vérité, mais elle se retint. Elle imagina un instant ses lèvres cousues entre elles, pour se forcer à ne pas vendre la mèche.

Ne gâche pas tout ! Pas déjà.

– Je sais pas si ça va marcher, prévint de nouveau Iroël, comme s’il redoutait qu’elle fasse déjà des plans sur la comète.

Il avait raison. Elle faisait totalement des plans sur la comète. Un sourire lui échappa malgré elle ; quand elle se leva, elle lui flanqua une grande tape amicale dans le dos. Bouche bée, il la suivit du regard alors qu’elle quittait la pièce.

T’inquiète pas, mon coco. Foi de Cornélia, tu vas voler. Et je serai là pour te voir fendre le ciel.

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