40 - Un cobra aux ailes d'ange

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Le bébé hydre réagit en premier. Ses six têtes fondirent sur chacune des ailes du séraphin et les mordirent à pleines dents, puis tirèrent d’un coup sec dans toutes les directions.

Un cri suraigu échappa à la créature, qui ne venait pas de sa bouche mais hurlait à travers toutes les cellules de son corps, strident comme un crissement d’ongle sur un tableau noir. Cornélia et Blanche se recroquevillèrent en se bouchant les oreilles ; les boyards tombèrent à genoux. Un morceau d’aile rouge voltigea vers le ciel, projetant des braises et des escarbilles dans son sillage ; puis un deuxième. Le séraphin se débattit. Une vague ardente se dégagea de lui, comme un souffle brûlant venu d’un incendie, mais le bébé hydre tint bon. La créature angélique ouvrit sa gueule démesurée, prête à trancher l’une de ses têtes...

Non ! hurlèrent Blanche et Cornélia en leur for intérieur.

Elle n’en eut pas le temps.

Dans un élan formidable, la kitsune avait bondi hors de la protection de l’hydre et repris sa véritable apparence : celle d’un renard gigantesque, à l'éclat aveuglant. Lorsqu'elle se jeta sur le séraphin, cinq queues se déployèrent derrière elle et fouettèrent le ciel. D’un coup de mâchoires, elle trancha net la tête informe du séraphin et l’avala tout rond.

Les boyards la fixèrent, bouche bée.

Puis ils contemplèrent le corps du séraphin, qui continuait de bouger et de battre des ailes avec hargne. Lorsqu'il s'immobilisa enfin, il resta sur place, maintenu grotesquement en l’air par les têtes de l’hydre. Terrifiées, Blanche et Cornélia le scrutèrent, sûres et certaines que son odieuse gueule de cobra allait repousser d'un coup. Seule la kitsune ne semblait pas le craindre. D’un coup de pattes, elle fit tomber le cadavre par terre. À côté de sa silhouette à elle, l’ange ophidien parut soudain chétif.

Danaé fut la première à briser le silence.

– Wahou ! Trop forte !

Le bruit de sa voix, de ses applaudissements leur sembla extraordinairement faible en comparaison du hurlement strident du séraphin. La kitsune n'eut pas l'air spécialement flattée. Bon à manger, dit-elle. Elle planta ses crocs dans les épaules de la créature et la traîna dans une rue adjacente pour la dévorer.

– Celle-là, mieux vaut l'avoir avec nous que contre nous, c’est moi qui vous l’dit, souffla Mitaine. J’pensais pas que les kitsunes étaient aussi fortes…

Tremblante comme un vieux tas de gelée, Blanche expira à fond pour chasser sa peur. Elle enfonça son visage dans la crinière rugueuse de Pouet ; son odeur de fauve la rasséréna. Cette fois, elle avait vu la mort de vraiment très près. Aaron avait l'air à peine plus vif. À côté de lui, Cornélia tenait à peine sur ses jambes. Le bébé hydre la soutint du bout de la queue, alors elle caressa ses grandes écailles noires pour se convaincre qu'elle était encore en vie.

– Merci, chuchota-t-elle. Merci...

Aucun bébé n'aurait dû être exposé à une chose pareille, ni arracher vif les ailes d'un séraphin pour sauver ses amis – même un bébé aussi grand et fort qu'un petit immeuble. Elle sentit qu'il tremblait encore de frayeur, et lorsque quelque chose de chaud se blottit contre elle, elle ne fut pas surprise de discerner les contours d'une tête invisible.

– Là, murmura-t-elle en tapotant son front cornu. Là... Tout va bien...

L'hippalectryon, quant à lui, s’était évanoui de terreur. Mitaine dut le ranimer en lui donnant de petites tapes sur la joue. Lorsqu’il sortit des vapes, il bondit sur ses pattes et décida de faire comme si de rien n'était, vexé comme un pou.

Beyaz, lui, se trouvait à plat ventre par terre : en le regardant mieux, Cornélia comprit qu’il avait fait un plaquage à la petite licorne. C’était sans doute la seule chose qui l’avait empêchée de se jeter sur le séraphin.

J’aurais dû faire pareil avec Blanche, se dit la jeune femme en serrant les dents.

– Mais t’es complètement dingue ou quoi ? éclata-t-elle en se tournant vers sa sœur. Mettre une baffe à un… une… un truc pareil ! Tu fais plus jamais ça ! Plus jamais, tu m’entends ?

– Mais ce truc allait décapiter Aaron ! T’as vu la taille de ses dents ?

– Justement ! Tu les as vues, ses dents, avant de lui sauter au nez ? J'y crois pas ! T’es complètement inconsciente !

Blanche fit sa moue de crapaud.

– Peut-être, mais c’est grâce à moi qu’on est en vie ! C’est moi qui ait renversé la situation. Alors ne me crie pas dessus, espèce d’ingrate !

– Cornélia a raison, gronda Aaron qui reprenait des couleurs. C’était du suicide ! La prochaine fois, mets au moins ton masque ! T’as quasiment intouchable en raijū, alors pourquoi t’es allée lui flanquer une baffe comme une gamine dans la cour de récré ?

– Me remercie pas de t’avoir sauvé la vie, surtout !

– T’aurais pu mourir ! tonna-t-il.

– Mais j’suis pas morte, alors ferme-la ! postillonna-t-elle sur le même ton.

– Arrête de beugler, la naine, on va se faire repérer de nouveau !

– T’es le seul à crier ici !

Cornélia se massa les paupières.

Oh, bon sang. Que quelqu’un les assomme tous les deux !

Ils finirent par se taire, décidés à bouder chacun de leur côté. En les voyant faire, les boyards échangèrent des œillades libidineuses. Eux aussi reprenaient des couleurs.

Quand la kitsune les rejoignit, accompagnée d’Oupyre – repues toutes les deux –, ils reprirent la route en chancelant un peu.

Et cette fois, ils veillèrent bien à ne rien laisser dépasser – ni plume, ni poil.

***

Il leur fallut l’équivalent de deux ou trois jours pour se rapprocher de la frontière. Ils traçaient leur chemin vers l’ouest, doucement, de sorte que leurs corps perdirent quelques années. Pouet rajeunit lui aussi : les traits de son visage léonin s’affinèrent, les stalagmites de sa carapace raccourcirent. Mais il restait adulte et monumental.

Et affamé.

Ils n’avaient tout simplement plus de réserves du tout, et les nivées carnivores commençaient à avoir vraiment faim. Tout comme les boyards, qui avaient fait don de toutes leurs rations militaires à Oupyre et à la licorne afin de ne pas finir dévorés. Malgré leurs pieds en bouillie et l'épuisement qui les gagnait, ils marchaient de plus en plus vite, espérant arriver à bon port avant qu’un regrettable incident ne jette le chaos dans leur petite communauté.

– On y sera bientôt, estima Aaron en mettant sa main en visière pour scruter l’horizon. On approche de la frontière. On n'a qu'à faire une pause ici : faut qu’on dorme un peu. Disons une heure ou deux.

Le visage de Blanche s’illumina autant que s’il lui avait promis un million d’euros cash. Elle n’avait cessé de chanter sur tous les tons qu’elle avait terriblement mal aux pieds et que bientôt, il faudrait la traîner par les cheveux pour avancer encore.

– On est à combien de temps du convoi ? demanda-t-elle.

– Je dirais deux heures. On approche de Moscou.

– Moscou ? répéta-t-elle, les yeux écarquillés. On va aller à Moscou ?

Il lui jeta un bref regard.

– Ouais, et on va peut-être croiser Midas. Tu risques de regretter les archanges.

Les boyards s’assombrirent lorsqu’ils songèrent à Orion. Le visage de Blanche perdit toutes ses couleurs.

– Alors ça, ça m’étonnerait… dit-elle d'une voix sans timbre.

Aaron ne dit rien, et Cornélia se demanda s'il avait remarqué l'empreinte que l'archange avait laissée sur eux tous.

Ils établirent le camp dans une vaste maison sydnéenne, parfaitement symétrique, à la façade ancienne et décorée de pilastres. Un grand balcon suivait tout le pourtour de la façade, au premier étage. À l’intérieur, la demeure était en excellent état : peu de plantes étaient venues y faire pousser leurs feuilles, et mis à part la poussière et le silence omniprésents, on aurait presque pu se croire dans une maison habitée. L’une des chambres, au plafond peint en bleu étoilé, débordait de peluches de dinosaures, de toutes les couleurs et de toutes les tailles. Blanche décida d’office que ce serait la sienne.

Les boyards se séparèrent d’un commun accord, déterminés à dormir tout leur soûl. Pourtant, dans l’heure qui suivit, ils se retrouvèrent tous sur le balcon – sans l’avoir prémédité, comme s’il les attirait. Cornélia et Blanche ne firent pas exception. Même Aaron finit par les rejoindre, sans rien dire, avec son air renfrogné. Bientôt, ils furent tous assis côte à côte, les jambes pendant dans le vide, à observer le coucher de soleil éternel. Les buildings de Sydney brillaient de mille feux pourpres, dressés vers le ciel comme des os de verre et d’acier. Les os d’une ville mourante.

– Dire que demain, on y r’tourne, finit par dire Gaspard, mettant des mots sur ce qu’ils pensaient tous.

Ils formaient une équipe, à présent, et c’était une impression étrange de se dire qu’Orion et sa ménagerie étaient vraiment derrière eux. Que cette odieuse parenthèse allait se refermer définitivement.

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