43 -

7 minutes de lecture

Après un peu de sommeil – trop peu au goût de Cornélia – et deux heures de marche, comme prévu par Aaron, la frontière fut en vue.

Cornélia plissa les paupières, ébahie, alors que des exclamations admiratives fusaient des boyards derrière elle. Contrairement à Lyon, qui avait cédé progressivement la place à Las Vegas, la découpe entre les deux métropoles était ici visible et nette, comme tracée au couteau. D’un seul coup, Sydney laissait la place à Moscou. Même de loin, on distinguait les hauts murs rouges du Kremlin, d’où dépassaient les coupoles dorées et les clochers brillants des cathédrales russes. D’étranges oiseaux tournoyaient au-dessus de la forteresse. Ils étincelaient dans le ciel tels des fragments de soleil.

– Moscou, grogna Aaron en guise de présentation. On y sera bientôt.

Danaé et Mitaine échangèrent un regard sans équivoque. Depuis qu’ils avaient quitté la grande maison australienne, il était de notoriété publique que quelque chose avait eu lieu entre Aaron et Blanche. Le garçon était d’une humeur encore plus massacrante que d’habitude et la blondinette semblait déterminée à l’éviter autant que possible. Bien sûr, tous les boyards l’avaient remarqué. Et même s’ils n’auraient pas osé en parler de vive voix, Cornélia se doutait que de multiples théories tournoyaient dans leur esprit.

Blanche, soupira-t-elle en son for intérieur. Par pitié, dis-moi que t’as pas suivi les conseils de la kitsune…

Par crainte d'apprendre la nouvelle idiotie que sa sœur avait encore fait, elle ne lui avait pas posé la moindre question. Et peut-être par pudeur aussi... Grands dieux, elle n'était vraiment pas prête à entendre le moindre récit +18 venant de sa petite sœur.

Toujours bien cachée sous le ventre du bébé hydre, dont les grondements affamés résonnaient à leurs oreilles, la petite bande se dirigea vers la frontière pavée d'ossements humains. Bientôt, le convoi apparut dans leur champ de vision, dévoilé entre deux buildings de verre et d'acier. Le cœur de Cornélia fit un bond dans sa poitrine en l'apercevant. À présent en sécurité, hors du territoire des archanges, la horde avait cessé de cacher les trois quarts de sa population. Ce gigantesque troupeau de nivées émerveilla la jeune femme, qui ne l’avait pas vu depuis un moment. Elle avait presque oublié la magnificence de cette harde chamarrée, qui mêlait le noir des bakus et des coulobres au doré des arkan sonney, aux pelages brillants des jackalopes, aux écailles tranchantes des dragons ; et encore d’autres créatures dont Cornélia ne connaissait pas le nom. Tout cela surplombé par les deux silhouettes monumentales des hydres. C’était magnifique – grandiose même. L’émotion lui monta aux yeux à l’idée qu’ils étaient si nombreux à entreprendre ce voyage, et qu’elle allait retrouver sa place parmi eux.

Bien sûr, en tête de la horde se trouvait Aegeus. Dans la lumière de la Strate, ses cheveux coulaient comme de l’or fondu jusqu’au bas de ses reins. La rancœur envahit Cornélia à sa vue.

Alors qu’ils n’étaient plus qu’à trois cents mètres, le bébé hydre tendit ses six têtes vers ses parents. Il mugit de joie et décida soudain de les rejoindre au pas de course, abandonnant ses petits protégés au grand jour. Ceux-ci clignèrent des yeux, ahuris comme une couvée de poussins, quand leur abri les quitta subitement.

– Putain, merde ! lança Aaron. Courez, courez ! Si un archange nous voit, on est morts !

L’hippalectryon fusa comme une flèche, projetant des brassées d’eau derrière lui ; les boyards se mirent à détaler en grand désordre, alourdis par leurs gros sacs militaires et leurs armes. Gaspard et Beyaz paniquèrent : lorsqu'ils avaient quitté la grande maison sydnéenne, ils avaient tendu un fil à linge entre leurs sacs, chacun d’un côté, et sur ce fil séchaient tous leurs sous-vêtements. Ce type d'étendoir convenait parfaitement à leur mode de vie, mais il les obligeait à rester à équidistance... En lâchant des jurons, ils se mirent à courir aussi, leurs caleçons flottant glorieusement derrière eux.

– Plus vite ! leur hurla Mitaine qui galopait devant. Tant pis pour vos slibards !

Ils traversèrent la frontière en hurlant, craignant qu’un archange fonde sur eux d’un instant à l’autre. Pouet, qui galopait dans leur sillage, se prit un slip sur la figure au moment de la franchir à son tour.

Aucun archange ne plongea sur eux.

Ils se retrouvèrent tous du bon côté de la ligne, sains et saufs, à moitié liquéfiés de sueur. Appuyée sur ses genoux, Cornélia tenta de reprendre son souffle – elle était passée à deux doigts de la crise cardiaque. Avec maintes précautions, Blanche retira le slip plaqué sur le museau de Pouet. Elle le tendit à Gaspard en le tenant entre deux doigts.

– Tiens, ton slip…

– C’est un boxer ! se défendit le soldat, vexé. Et puis, il est propre, fais pas cette tête.

– T’as le droit de porter des slips, railla la voix grave de Beyaz. Y a pas de honte.

– C’est pas un slip, putain !

– Ça va, c’est plutôt sexy, les slips, sur un jeune mec bien foutu comme toi, fit Danaé.

– Tu rigoles ou quoi ? s'étrangla Mitaine.

Et chacun donna son avis sur les slips, oubliant ce qui les entourait, jusqu’à se rendre compte qu’Aegeus les surplombait depuis deux bonnes minutes.

– Au rapport, soldats.

Ils se turent tous, d’un seul coup. Le regard diamantin d’Aegeus passa sur eux. Il était froid et net, tranchant comme la pointe d’une flèche. Seul Aaron ne sembla pas le craindre. Il se tint plus droit, joignit les mains dans son dos pour faire son rapport.

– Ils étaient enfermés par Orion, comme prévu, relata-t-il. Au centre du secteur, dans l’opéra de Sydney. Et l’éclaireuse aussi. (Il marqua une pause.) Je les ai faits sortir grâce à l’aide d’Iroël. On a affronté Orion au passage, il est mort. Un séraphin aussi, il est tombé sur nous pendant le trajet du retour. Les autres nivées emprisonnées par Orion ont été libérées, elles se sont enfuies. Enfin… pour la plupart…

Son regard effleura la licorne, plantée à côté de Beyaz, qui reniflait les odeurs du convoi tous naseaux dehors. Aegeus hocha la tête. Il ne releva pas le « pour la plupart ». Il posa la main sur la tête de son lieutenant.

– C’est bien, Aaron. Je suis content de te voir.

– J’ai été long, marmonna le garçon. Désolé. J’ai fait au mieux.

Cornélia observait Aegeus. Il lui parut étrangement diminué ; elle se demanda si c’était une simple impression. Son teint lui semblait plus pâle que d’habitude, à la limite du blême ; des cernes bleuâtres creusaient le lit de ses yeux. Sa beauté s’en trouvait amoindrie, mais aussi plus vibrante, plus vraie. En perdant sa perfection, il semblait plus humain.

– Qu’est-ce que tu regardes, Corny ? jeta-t-il sèchement.

Et plus à cran aussi, lui qui avait toujours tendance à être dans l’ironie. Au lieu de répondre, Cornélia lança :

– Est-ce que c’était prévu ? C’était prévu de nous offrir en pâture aux archanges ?

Autour d’elle, les boyards se figèrent ; Aegeus la toisa, l’air de se demander s’il allait s’abaisser à répondre. La jeune femme ne flancha pas. Elle était épuisée, affamée, assoiffée, et elle estimait en avoir bien assez bavé comme ça. Après avoir survécu à Orion et ses monstres, elle se fichait bien de défier une vouivre.

– Bien sûr, dit lentement Aegeus.

– Et c’était prévu qu’on s’en sorte ? Tu savais ce qui allait se passer ? Tu avais connaissance de la ménagerie d’Orion et de sa façon de… (Elle laissa échapper une émotion et contracta les poings pour la contenir.) De traiter ses monstres ?

Les boyards la fixaient, médusés, l’air de se demander où elle trouvait la force nécessaire pour confronter le chef du convoi. En fait, elle n’avait pas de force. Elle n’en avait juste plus rien à foutre.

– Personne ne sait ce qui se passe dans sa ménagerie, répliqua Aegeus. À moins d’y être allé, mais personne n’en est jamais ressorti pour en parler.

– Et c’est que tu nous as envoyés ? Sans même nous en parler ? Tu aurais pu nous préparer ! Tu aurais pu maximiser nos chances de survie !

Une ombre de menace passa au fond des yeux d’Aegeus ; en réaction, les boyards se resserrèrent autour de Cornélia. Ils faisaient bloc contre lui.

– Je ne comptais pas sur votre survie. (Il leva les yeux au ciel.) Voilà la réponse à ta question. Vous étiez un sacrifice nécessaire.

Le souffle des huit boyards se coupa en même temps. Autour d’eux se tenaient l’hippalectryon, le zonure et les autres nivées qui avaient constitué leur petit convoi ; et encore autour, les autres boyards tendaient l’oreille. Ils écoutaient, l’air sombre, sachant qu’ils auraient pu se trouver à leur place. Aegeus enfonça le clou. Comme Cornélia, il avait l’air de n’en avoir plus rien à faire.

– Ce sont les nivées qui ont insisté pour vous attendre à la frontière. Ce sont elles aussi qui ont voulu faire demi-tour pour aller vous chercher. Et puis Iroël est arrivé, disant qu’il avait un moyen de vous faire sortir. Alors je me suis laissé convaincre, et j'ai envoyé Aaron avec lui.

Blanche blêmit. D’un coup, elle dut prendre conscience que sans Iroël, sans les nivées, elle aurait été encore emprisonnée dans sa cage, peut-être pour l’éternité. Cornélia la vit faiblir du coin de l’œil.

– Tu sais ce qu’on a vécu là-bas ? jeta-t-elle d’un ton cinglant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0