45 - Mama Dodo

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– Blanche, commença Aegeus. Tu sais à qui appartient la frontière que nous suivons depuis tout à l’heure ?

[...]

– Midas du côté est, répondit-elle sans regarder Aegeus. Et du côté ouest…

Ils avaient quitté la frontière des archanges et avaient poursuivi leur route tout droit, à la perpendiculaire, en suivant ce qui semblait être une autre frontière. Du côté droit, c’était Midas. On voyait émerger les hauts clochers des cathédrales russes par derrière les murailles rouges du Kremlin, et tout cela semblait grignoté par une couche d’or qui, telle une coulée de miel, dégoulinait le long des murs en traînées étincelantes. Du côté gauche, c’était encore Moscou, mais un Moscou en piètre état qui semblait avoir reçu de plein fouet une chute de météorites. Quelques buildings tenaient encore debout, au milieu des ruines colossales de leurs voisins. On distinguait encore, à l’arrière-plan, les belles toitures de certains monuments aux murs blancs. Entre les deux zones, la coupure était nette, bien qu’aucune ligne ni clôture ne la matérialisait.

– À l’ouest, aucune idée, finit par répliquer Blanche avec insolence. Puisque le chef du convoi nous donne approximativement zéro info.

Son audace fit lever les sourcils d’Aaron, toujours fasciné par les poissons qui nageaient à ses pieds. Aegeus se contenta de sourire avec morgue. Comme sa sœur avant elle, Blanche se fit la réflexion qu’il avait l’air fatigué. Et sur ses bras et son visage, les petites écailles opalescentes semblaient s’être multipliées. Avait-elle la berlue ?

– À l’ouest, c’est la Mère, dit-il. C’est Mama Dodo.

Elle imagina aussitôt un énorme dodo occupé à écraser les buildings avec son derrière plumeux.

– Mama Dodo ? répéta-t-elle, incrédule. C’est quoi, ce nom ?

– C’est son surnom, marmonna Aaron.

– Elle n’a pas de nom. C’est la mère de tous les dragons, comme Echidna est celle des serpents et de nombreux monstres. (Aegeus s’assombrit.) Elle est donc mon aïeule et ma reine, et en cette qualité, je lui dois mes plus respectueuses salutations lorsque je passe sur son territoire. Et j’ai également besoin de son autorisation pour y faire marcher le convoi.

Blanche fronça les sourcils. Les vouivres faisaient donc partie du grand peuple des dragons ? Décidément, l’incroyable diversité de ces races la surprendrait toujours. Avec son corps de serpent, ses plumes, ses nageoires et ses ailes de chauve-souris, la vouivre qu’elle avait vue dans la projection d’Homère n’avait rien de commun avec les zonures ou les thyréophores.

– Une reine des dragons… souffla-t-elle. À quoi elle ressemble ?

Aegeus grimaça un sourire.

– Tu le verras bien assez tôt. (Il posa sa grande main sur son épaule.) Puisque ça va être ton job de la débusquer.

– Quoi ?

– On ne peut pas suivre cette frontière éternellement : elle nous expose à Midas sur le flanc droit. Mais nous ne pouvons pas non plus pénétrer dans les terres de Mama, sur la gauche, tant que nous n’avons pas son aval. (Son regard transperça celui de Blanche.) Faufile-toi chez elle et trouve-la. Présente-lui mes respect et demande-lui de venir s’entretenir avec moi.

– Euh, grommela Blanche, d’accord… Mais euh… je lui dis quoi exactement ? Est-ce qu’elle… parle ?

Un demi-sourire souleva le coin des lèvres d’Aegeus.

– Elle parle la langue sans mots, comme nous tous.

– Et elle ne risque pas de me dévorer ?

– Elle ne mange pas. Le risque principal est surtout qu’elle t’écrase avec ses deux cent mille tonnes.

– Deux cent… mille… (Blanche déglutit.) Bon… Dans ce cas, elle devrait pas être trop dure à trouver.

Aegeus haussa les épaules.

– Tu pourrais être étonnée. Il faut parfois la chercher longtemps.

Son visage se crispa soudain. Il saisit son bras droit à pleine main, le serra fort comme pour le réduire en miettes ; muette, Blanche regarda la vague brillante qui frémissait sous sa peau. C’étaient des écailles. Elles poussaient sous l’épiderme et tentaient de le percer avec acharnement, sans réussir à sortir au grand jour. On aurait dit des insectes qui grouillaient. Leur folie se propagea, descendit jusque sur sa main dans un chuchotement tranchant. Aegeus lui tourna le dos et fit quelques pas pour cacher sa douleur, mais Blanche eut le temps de voir sa paume se couvrir d’écailles coupantes, qui se hérissaient toutes en demi-lune comme des petites lames. Des griffes luisantes comme l’acier avaient déchiré ses ongles. C’était comme si un autre être poussait avec désespoir pour sortir de cette enveloppe trop serrée. Le bras d’Aegeus tremblait comme celui d’un vieillard ; plié en deux, il chassa Blanche de sa main encore humaine.

– Va-t’en. Va chercher la Mère. Et pas un mot sur ce que tu viens de voir, ou je te couperai la langue !

Sa menace n’eut pas grand effet sur Blanche. Elle le contempla du coin de l’œil ; Aaron fixait son maître, l’air impuissant. Il souffrait de le voir ainsi. Tout en les observant, Blanche tournait son masque de raijū entre ses mains. Depuis Orion, elle avait du mal à supporter son contact lisse et tiède, et même sa vue.

Mets-le, se répétait-elle. Allez, mets-le. C'est la seule chose qui fait qu'Aegus te garde en vie. Si tu te rends vraiment utile, il ne te renverra pas dans un autre endroit horrible pour que tu y meures... Il ne fera plus jamais ça. Mets-ce masque, mets-le. Tu n'as pas le choix, de toute manière.

Alors elle se fit violence. Quand le masque de plastique adhéra à son visage, ses poumons se bloquèrent, comprimés par la terreur ; et pendant un instant, elle ne parvint plus à respirer du tout. Elle sentit les barreaux d'une cage lui comprimer le corps, froids comme des dents ou des côtes d'acier.

Puis l'électricité déferla dans ses veines, et l'orage gronda sous sa peau. Devenue esprit de foudre, elle oublia Orion, oublia même l'existence des cages et de tout le reste – tout ce qui n'était pas le ciel.

Elle fila, laissant Aaron et Aegeus derrière elle. Immobiles comme des statues, figés dans l’instant qu’elle venait de quitter.

***

Le raijū arpenta Moscou, vif comme une comète, sans jamais s’aventurer vers les murailles dorées de Midas. Il zigzagua d’un immeuble à l’autre, fusa au-dessus des éboulis et des ruines, longea des monuments démesurés, aux toits délicats et pointus, aux façades blanches couvertes de moulures et décorées de colonnes sculptées. Cette ville était chargée d’histoire, bien plus que Las Vegas ou Sydney. Météorites ou pas, quelque chose avait creusé d’énormes cratères dans toutes les rues. Des creux circulaires, assez profonds pour qu’un homme adulte puisse y nager. C’étaient comme des dizaines, des centaines de piscines naturelles qui quadrillaient cette ville détruite.

Parfois, Blanche s’arrêtait pour admirer les clochers ronds du Kremlin qui se dressaient de l’autre côté de la frontière. Elle avait envie de s'y faufiler, d'aller découvrir la célèbre Place des Cathédrales. Du côté de Midas, tout semblait si extraordinaire, si bien conservé : les églises orthodoxes dressaient leur architecture majestueuse vers les cieux, et leurs toitures aux tuiles d’or brillaient et scintillaient dans les rayons des soleils. Après tout, si Blanche allait se glisser là-bas discrètement, qui le saurait ? Lorsqu’elle se déplaçait à cette vitesse, personne ne la voyait.

Non, résista-t-elle. J’ai pas besoin de retomber sur un tordu comme Orion… Il y a une raison pour qu’Aegeus veuille l’éviter, celui-là.

Pour l’instant, le dragon de deux cent mille tonnes restait introuvable. Elle ne comprenait pas comment elle pouvait le louper, mais le fait était là.

En revanche, de très nombreuses nivées vivaient dans ce secteur. Elle croisa de grandes hardes de zonures qui cheminaient tous ensemble, paisiblement, et de gigantesques troupeaux de dragons cuirassés, immobiles, organisés en blocs solides, protégés par leur armure d’écailles. Elle découvrit même des colonies entières de dragons orchidées sur certains immeubles. Ils se plantaient dans les trous des toitures, par dizaines, entourés de lianes et de fleurs, comme s’ils faisaient partie intégrante de ce manteau de végétation. Certains, peut-être plus âgés que les autres, atteignaient plus de deux mètres de haut ; leurs pétales déployés flottaient comme des étendards dans le vent, et un parfum entêtant se dégageait d’eux. On aurait dit des arbres au tronc couvert d’écailles vertes. En louvoyant entre eux, Blanche découvrit deux bébés minuscules, lovés contre le flanc d’un de ces géants. À cette altitude, le vent aurait pu briser leurs cous fragiles ; alors ils restaient bien à l’abri dans l’ombre bienfaisante de l’adulte, se chamaillant sans cesse, et gobant les papillons attirés par leur parfum.

Blanche découvrit aussi de nombreuses wyverns. Exactement comme des chauve-souris, elles dormaient suspendues aux arches et aux balustrades moscovites, emballées dans leurs ailes comme des paquets de peau. Des paquets de quatre cent kilos. Elles aussi devaient faire partie des descendants de la Mère, même si elles étaient bien loin des reptiles, avec leur peau nue presque dépourvue d’écailles. Un bébé se cramponnait au ventre de sa mère, caché dans ses petites ailes de peau noire.

Un peu plus loin, Blanche faillit faire une crise cardiaque en tombant sur un enchevêtrement de serpents. Les créatures semblaient former un nœud inextricable, mais elles durent sentir la présence du raijū, car elles se dénouèrent sans difficulté et filèrent se cacher dans l’ombre d’un musée. Couvert d’écailles jaunes rayées de noir, chacun de ces serpents portait une deuxième tête à la place de la queue. Ils se déplaçaient ainsi, leurs deux têtes pointant vers l’avant, en sinuant étrangement.

Grâce à toutes ces nivées, Blanche finit par comprendre que les cratères qui déformaient la ville avaient leur utilité. En réalité, ils servaient de gouttières : en drainant l’eau dans leurs profondeurs, ils créaient un réseau de chemins secs sur leurs pourtours. Une créature comme le raijū se moquait bien de l’inondation de la Strate, puisqu’il pouvait fuser à travers l’air, mais les créatures terrestres, elles, profitaient avec plaisir de ces passages émergés. Elles cheminaient sur les bords de ces cratères, à la queue leu leu et dans le plus grand calme.

Ces creux avaient été faits volontairement.

Blanche suivit tous les troupeaux qu’elle croisa, espérant qu’ils la mèneraient vers leur reine, mais elle fit chou blanc. Elle chercha aussi des empreintes, sans rien trouver. Elle dut bientôt se rendre à l’évidence. Il y avait sans doute eu une reine de deux cent mille tonnes – après tout, il fallait bien que quelqu’un ait formé ces cratères démentiels – mais elle devait avoir quitté le secteur. Et peut-être depuis bien longtemps.

Blanche traîna un long moment, ce qui, en temps réel, voulait dire à peine quelques minutes. La mort dans l’âme, elle finit par se diriger vers le convoi, redoutant d’annoncer son échec à Aegeus.

Elle ne le savait pas encore, mais Mama Dodo était bien là.

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