49 -

6 minutes de lecture

– Les alicantos, dit une voix bien connue derrière elle. Ils volent tout ce qui brille.

Elle fit volte-face.

– Iroël ! Quelle surprise !

C’était purement ironique, mais le garçon ne réagit pas. Fidèle à lui-même, il se tenait là, comme si de rien n'était, avec son sac sur l’épaule. Cornélia n’était même plus étonnée. Il n’était jamais où on le pensait ; il était capable d’apparaître n’importe où, sans raison.

– Tu nous suis ? vérifia-t-elle.

– Oui.

– C’est Aegeus qui t’a dit de venir ?

– Non. (Il l’observa.) C’est quoi, cette clé ?

Un sourire crispé échappa à Cornélia.

– Quelle clé ? T’as entendu parler d’une clé ?

Il haussa ses sourcils épais, l’air de dire « Allez, te fous pas de moi ». Elle finit par abdiquer.

– Elle est à Aegeus. Il me l’a confiée au début du voyage… Je sais pas à quoi elle sert, mais il y tient beaucoup.

Iroël pencha la tête de côté. En un éclair, elle se souvint qu’Aegeus et lui étaient des ennemis mortels. Le convoi était le seul ciment qui faisait d’eux des alliés – un ciment fragile qui avait bien failli éclater plusieurs fois déjà. Avait-elle bien fait de lui parler de cette maudite clé ? Le garçon se détourna pour observer les environs. Un calme paisible régnait sur le Kremlin ; de petites vaguelettes se formaient à leurs pieds, poussées par une brise chaude. Et les autres boyards avaient tout à fait disparu. Ils avaient avancé d’un bon pas, les laissant derrière eux. Personne ne semblait s'inquiéter pour elles. La panique engloutit Cornélia quand elle s’en rendit compte.

– Put… ! s’exclama-t-elle. Viens, grouille ! Faut les retrouver ! Blanche nous rejoindra après... de toute façon, elle va à la vitesse du son !

Elle se mit à courir, ralentie par ses affaires et celles de sa sœur qui brinquebalaient sur ses épaules.

– Fais chier, fais chier ! S’il y a quelqu’un là-haut, faites qu’elle retrouve cette foutue clé, par pitié !

Pouet galopa à ses côtés dans de grandes gerbes d’eau. Iroël les accompagna – lui et son rire.

– C’est pas comme ça qu’on fait une prière à Dieu, tu sais !

Alors qu’elle allait répliquer vertement, la jeune femme se prit le pied dans quelque chose et s’étala par terre. Quand elle se releva, trempée et furieuse, elle tomba nez à nez avec un gros serpent. Il avait la couleur du cuivre, couvert d'écailles rouges et mordorées, ainsi qu’une tête ronde et informe. Quand il se hissa vers le haut avec lenteur, Cornélia fit un bond en arrière, estomaquée par sa taille : il faisait bien deux mètres de long. Elle le contourna avec méfiance, mais sous ses pieds jaillit soudain un autre serpent. Sa tête aveugle surgit du sol à la façon d’un ver des profondeurs. Puis elle en vit encore un autre, qui s’extirpait de terre un peu plus loin.

– Beurk ! gémit-elle en passant d’un pied sur l’autre. Mais c’est quoi, ces trucs ?

Elle sauta par-dessus une nouvelle tête ; ce faisant, elle ne vit pas le premier reptile ramper furtivement vers sa cheville.

– Attention ! lui cria Iroël. C’est des yurlungurs !

Lorsque la créature s’enroula brusquement autour de sa jambe, la jeune femme s’écroula par terre. Le serpent lui écrasa la cheville dans un étau froid qui semblait fait d’acier. Cornélia le sentit monter lentement vers sa cuisse, puis son ventre… Elle gémit de terreur en sentant ses os au bord de la fracture.

Ce fut un craquement sonore qui la libéra. Pouet venait de refermer ses énormes mâchoires sur le yurlungur, et les écailles de cuivre se déformaient, crissaient comme des chips de métal sous ses dents. La tarasque secoua la tête, mais le ver refusa de lâcher Cornélia. Une étincelle rusée passa dans les yeux de Pouet. Il lâcha le corps de sa proie, et à la place, attrapa la tête. La créature se cabra quand la tarasque lui broya le crâne. D'un grand geste, Pouet l’arracha de la jambe de Cornélia et la jeta dix mètres plus loin. Hors d’haleine, étalée par terre, la jeune femme vit Iroël surgir devant elle. Il l’attrapa par les bras et la releva avec force.

– Ta jambe ! Ça va ?

En guise de réponse, elle boitilla et s’agrippa à lui.

– Ça pourrait aller mieux !

– Tant pis ! Là, faut courir !

Une mêlée de yurlungurs convergeait vers eux ; de nouvelles têtes émergeaient du sol sans arrêt. Cornélia eut l’affreuse vision d’une bande de sangsues attirées par une plaie ouverte. Iroël se mit à courir et la traîna avec lui, sautant par-dessus les serpents étincelants. Pouet protégeait leur fuite en piétinant les yurlungurs, en les arrachant du sol pour les jeter plus loin.

– Fais attention, Pouet ! lui hurla-t-elle.

Il poussa un piaulement de chaton pour la rassurer – avec sa voix grave de lion de deux tonnes.

– Là ! jeta Iroël.

Des places de stationnement. Des voitures abandonnées contre le rempart. Le jeune homme bondit sur le capot verni d’une Rolls-Royce, tira Cornélia à sa suite, puis l’aida à monter sur un camion de livraison à côté. Une fois perchés là, il lui fit la courte échelle pour qu’elle puisse grimper sur le rempart de quatre mètres de haut. La jeune femme sua à grosses gouttes en se hissant sur le mur. Iroël prit de l’élan pour bondir à sa suite, mais sa main glissa sur les briques laquées d'or. De justesse, il crocheta le sommet d’un créneau et il y resta suspendu, le souffle court, le bras tremblant sous l’effort. Cornélia jura en voyant les serpents de cuivre qui grouillaient au pied des voitures. Ces saletés tentaient de les suivre… Elle se pencha vers Iroël et l’attrapa par le col de sa chemise.

– Allez ! siffla-t-elle.

Leurs yeux se verrouillèrent l’un à l’autre. Le jeune homme banda ses muscles et, quand elle le sentit prêt, Cornélia le tira avec une force qu’elle ne se connaissait pas. Leurs fronts se cognèrent ; Iroël bascula sur elle et ils se retrouvèrent à plat sur le rempart, la jeune femme écrasée par son acolyte. Elle grogna en sentant les briques dures lui rentrer dans le dos, mais n’osa pas encore bouger. L’idée de regarder en bas lui faisait peur – elle craignait de voir les yurlungurs ramper sur le mur, droit vers eux.

– Dis-moi qu’ils peuvent pas monter, murmura-t-elle dans les cheveux d’Iroël.

– Ils peuvent pas.

– Tu me le dis juste parce que je te l’ai demandé, ou ils peuvent vraiment pas monter ?

Elle le sentit faire une grimace.

– Non, ils peuvent vraiment pas. Les écailles en cuivre, c’est bon pour creuser dans le sol. Pas pour grimper aux murs.

Une bouffée de pur soulagement envahit Cornélia. Elle se remit à respirer.

– C’est quoi, ces trucs ?

Iroël prit appui sur ses coudes. Il se redressa, les cheveux en bataille, une marque rouge là où son front avait rencontré celui de Cornélia.

– Yurlungur. Ils aiment les femmes.

Cornélia crut avoir mal entendu.

– T’as dit quoi, là ?

– Les femmes attirent les yurlungurs. C’est leur sang. Leur… fécondité. (Il regarda le ventre de Cornélia, maigre et nu.) Ils veulent vous dévorer.

– T’es en train de dire que nos règles attirent ces trucs-là ? Ou notre utérus ?

Iroël hocha la tête. Ses yeux remontèrent sur la poitrine bandée de Cornélia, voguèrent le long de son cou, détaillèrent son visage. Et terminèrent sur ses lèvres. Il finit par se détourner et s’assit près d’elle. Elle décida de faire comme si de rien n’était, et l’imita en massant sa cheville douloureuse. En contrebas, Pouet montait la garde sur le toit défoncé de la vieille Rolls. Les yurlungurs grouillaient dans l’eau comme un amas de vers de terre géants. Cornélia frissonna.

– On va marcher sur le mur, finit par dire Iroël. Comme ça, on verra Aegeus et les autres de loin. Et les yurlungurs pourront pas nous avoir.

– Aegeus va nous tuer, grogna Cornélia en guise de réponse. Pour changer.

Iroël lui tendit une main. La jeune femme la saisit, submergée par une sensation de déjà-vu. Ils se mirent à longer le rempart en sautant de créneau en créneau ; Pouet les suivait quatre mètres plus bas. Cornélia mit une main en visière pour repérer les environs, mais Aegeus avait disparu quelque part dans cet imbroglio de chapelles et de palais moscovites.

– Génial… On les a perdus pour de bon. Pourtant, ils ne peuvent pas être loin…

– Blanche, dit soudain Iroël. Elle a embrassé Aaron.

Cornélia fit la grimace. Quel rapport ? Elle passait déjà un très mauvais moment, il n’avait pas besoin de lui rappeler ce genre de détails.

– J’ai vu. Enfin, j’étais trop loin pour bien voir… Mais la moitié des boyards les a vus, puisque Mitaine a hurlé « Mazette ! Ça se bécote à l’avant ! » avec sa discrétion bien à elle.

Elle enfouit sa figure dans ses mains.

– Blanche, Blanche

Sa petite sœur prenait toujours les mauvaises décisions, et cela lui retombait dessus. Sur elle… et aussi sur les autres.

– Bon sang, mais pourquoi elle a fait ça ? tempêta-t-elle sans pouvoir s’en empêcher. Ce qu’elle m’énerve ! (Comme Iroël ne disait rien, elle lui jeta un coup d’œil oblique.) Quoi, t’es jaloux, maintenant ?

– Non.

Il n’avait pas l’air jaloux. Simplement mélancolique.

– Je me demande comment c’est.

– Quoi ? D’embrasser quelqu’un ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0