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Elle s’attendait à ce que le changelin se moque : n’était-ce pas justement ce qu’il avait prédit, ce pour quoi il avait voulu l’empêcher d’y aller ? Mais il n’en fit rien. Un soupir lui échappa.

– Bien sûr qu’ils sont forts. Plus forts que n’importe qui.

– Il y a beaucoup de gardes… je ne sais pas trop… C’est… compliqué.

La tâche l’écrasait, elle ne savait pas comment s’y prendre ; elle n’était qu’une humaine tout juste sortie du lycée, accoutumée à s’adapter à mille petits boulots, pas à ça. Mais elle ne parvint pas à mettre des mots dessus.

– Tu pourrais venir avec moi ? risqua-t-elle.

C’était rigoureusement impossible : il était seul pour gérer tout le convoi, il ne pouvait pas le quitter. Il allait certainement se moquer d’elle. C’était tout ce qu’elle méritait. Pourtant, au lieu de ça, il marqua une pause, comme s’il réfléchissait vraiment. Elle lui en fut reconnaissante, même s’ils savaient tous deux que sa question était stupide.

– J’peux pas. Faut que je m’occupe de tout ce bordel.

Blanche ne dit rien. Elle fixait toujours le sol, alors il s’accroupit devant elle ; elle fut forcée de croiser son regard.

– Hé. C’est bon, tu vas y arriver.

– T’y crois même pas !

– Mais si. (Il grogna, comme pour lui-même.) T’es maligne et increvable comme une teigne. C’est vrai.

– Pfff !

Quand il se releva, plus près d’elle, les yeux de Blanche plongèrent au fond des siens, comme aspirés.

– T’es intelligente, la naine. Plus que moi. (Du bout de l’index, il lui toucha la tempe. Elle frémit.) Alors sers-toi de ça. Pense à la configuration des lieux, à l’emplacement des gardes. Débarrasse-toi d’eux, ou sers-toi de ce qu’il y a autour pour le faire à ta place.

Son regard erra sur le visage de Blanche, suivant les constellations de ses taches de rousseur.

– Sers-toi des nivées. T’es pas toute seule, elles sont là aussi, elles veulent sortir. Et elles sont loin d’être bêtes. Svadilfari, le cheval bâtisseur, il peut défoncer un tunnel à lui tout seul. Il peut libérer la voie aux autres. La bête glatissante, enlève-lui sa muselière. Elle a cent chiens de chasse dans le ventre ; si tu les fais sortir, c’est eux qui vont faire le ménage dans les gardes. Et puis, il y a Alsvinnr et Árvakr... À partir du moment où ils seront libres, ils vont tout cramer.

Il lui toucha le front, délicatement ; un léger contact qui fit de nouveau frémir Blanche jusqu’au fond de ses tripes. Un geste presque tendre, qui contrastait avec l’expression renfrognée d’Aaron.

– Tout, sauf toi. Un raijū, ça crame pas.

Il se détourna. Puis se racla la gorge.

– Alors t’inquiète pas pour les gardes. À ce moment-là, ils seront déjà en train de courir. Toi, t’auras rien de spécial à faire.

– OK, dit Blanche, sonnée par ce qu’il venait de faire. Tu, euh… tu te sens bien ?

Il la chassa d’un geste agacé.

– Allez, du balai. À toi de jouer, maintenant.

Elle obéit promptement.

***

– C’est pas une vouivre. C’est pas Aegeus. Je sais qui a fait ça… et je pense que lui aussi, il le sait.

Foudroyée net par les mots d’Iroël, Cornélia le dévisagea une bonne minute.

– Iroël. Tu sais qui dévore les boyards ?

Il parut hésiter.

– J’ai vu une fois.

Cornélia fronça les sourcils. Iroël faisait toujours bande à part, il ne dormait jamais avec les boyards – quand il dormait. Était-ce vraiment étonnant qu’il ait pu assister à l’un des meurtres ?

– Et alors, murmura-t-elle, la gorge sèche. C’est qui ?

– Reprenez vos places ! rugit Aaron à dix mètres. Dépêchez-vous ! Il faut reprendre la route !

Iroël et Cornélia restèrent immobiles dans les flots d’hommes et de femmes qui s’agitaient, comme deux rochers au centre d’un fleuve. Puis le jeune homme lui lança un regard sans équivoque.

Viens par là.

Ils se placèrent sur le flanc Est de la horde, à leur place habituelle près de Beyaz, Mitaine et les autres ; mais alors que leurs compagnons se lançaient dans un débat enflammé, leurs mains nerveusement serrées sur leurs armes, Iroël et Cornélia traînèrent un peu la patte pour mettre de la distance entre eux. Lorsqu’ils furent dépassés de plusieurs mètres, Iroël dit d’une voix sourde :

– Les kitsunes.

Cornélia tressaillit. Le visage de la jeune renarde s’imposa devant ses yeux, avec ses yeux sombres comme deux amandes de ténèbres sur sa peau satinée. Puis elle songea à ce moment où le gigantesque renard à neuf queues avait tranché la tête du séraphin, d’un seul coup de mâchoires, et l’avait traîné plus loin pour le dévorer… Elle retint un frisson d’épouvante. Iroël l’observait attentivement.

– Je pense pas que c’est des kitsunes, ajouta-t-il. (D’un coup d’œil, il vérifia que personne ne les écoutait.) Pas vraiment. Elles sont… autre chose.

– Quoi ? réagit Cornélia un peu trop fort. Mais elles se changent en renards !

Il secoua la tête.

– Je pense que c’est des kumiho.

Elle ne connaissait pas ce mot.

– Qu’est-ce qui te fait dire ça ? C’est quoi, la différence ?

– La différence, c’est que les kumiho, c’est cruel. Comme des chats avec des souris. Et ça mange que des humains. (Il fronça les sourcils.) Elles mangent toujours le foie et le cœur. C’est ça qui leur donne leur longue vie.

Des yeux, il chercha les silhouettes des deux femmes renardes parmi la foule bigarrée des nivées. Cornélia suivit son regard. Au cœur du troupeau, la jeune femme soutenait sa compagne âgée, comme toujours. Elles marchaient bravement, tentant de suivre les centaures devant elles.

– La plus vieille a besoin de forces, dit doucement Iroël. Le voyage est dur.

Et à tout moment, cette vénérable grand-mère pouvait surgir d’un coin sombre pour les dévorer… Malgré la chaleur humide de la Strate, Cornélia se sentit gelée. Elle se frotta les mains, les glissa sous ses bras pour se réchauffer.

– Si tu le savais… pourquoi t’as rien dit ?

Le jeune homme haussa les épaules.

– Je suis sûr qu’Aegeus sait déjà.

Cornélia se refusait à l’envisager.

« Il n’a jamais vraiment cherché le coupable », susurra une petite voix désagréable dans son esprit. « Il a utilisé Oupyre comme bouc émissaire dès qu’il l’a pu. »

Et à cause de cela, elles s’étaient enfuies en volant l’un des camions, elles étaient tombées sur les trois démons russes, elles avaient perdu Pouet... Et Greg avait bien failli se faire tuer. Cornélia serra les poings.

– Donc nous, on est quoi, au juste ? Une réserve de bouffe pour renardes ?

L’idée n’avait pas l’air de choquer Iroël. Après tout, il se fichait bien des boyards. Il n’avait pas d’attaches envers eux, et pour ce que Cornélia en savait, il était peut-être même du côté des kumiho. N’avait-il pas toujours voulu sauver les nivées plutôt que les humains ?

– Pas vous, dit-il d’une voix calme. (Il désigna le reste de leur petite bande, plusieurs mètres devant eux.) Aegeus vous a donnés aux archanges et vous avez accepté. Vous avez souffert beaucoup pour sauver les nivées. Les kumiho ont un grand sens de l’honneur.

– Super, grommela Cornélia, qui respira quand même mieux. Du coup, tous les autres risquent de se faire brouter le cœur et le foie en allant faire pipi, sauf nous ?

– Voilà.

– Merveilleux ! claironna une petite voix à leurs pieds. Voilà un mystère de résolu, à présent que diriez-vous d’en résoudre un deuxième ?

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