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Blanche fusa le long des murailles rouges du Kremlin. Une angoisse sourde faisait battre son petit cœur de belette, sans qu’elle comprenne bien pourquoi : était-ce uniquement la nervosité due à ce qu’elle s’apprêtait à faire ? Elle s’arrêta un instant pour fixer les coupoles brillantes des églises de Moscou, avec leurs tuiles laquées d’or. Ou bien était-ce un mauvais pressentiment ?

Elle rejoignit vite le squonk, près de l’entrée du métro. Il se tenait toujours au même endroit, caché sous une voiture ; elle mit un peu de temps à le repérer. Ses yeux globuleux brillaient d’un éclat humide entre les feuilles d’un rosier grimpant.

Blanche ! s’exclama-t-il.

Elle retira son masque, essaya de chasser son angoisse pour parvenir à sourire.

– Coucou, toi ! dit-elle en se penchant à son niveau. Je vais libérer tous les chevaux qu’il y a à l’intérieur. Ça risque d’être dangereux. Va te cacher plus loin et surtout, ne sors pas avant que je vienne te chercher. Quoi qu’il arrive, je reviendrai te chercher, d’accord ? Enfin... si tu veux venir avec nous dans le convoi… ?

La petite créature hocha religieusement la tête. Mais alors qu’elle s’apprêtait à filer au ras du sol, elle cessa de bouger d’un seul coup. Elle resta immobile, comme tétanisée, puis se tourna lentement en direction du sud. En direction du Kremlin.

Blanche. Blanche ! Attention !

La jeune fille suivit son regard. Elle ne distingua rien ; mais au-dessus des clochers multicolores, un nuage d’oiseaux s’éleva et se mit à tournoyer, comme effrayé par quelque chose. Ou attiré par quelque chose. Son mauvais pressentiment déferla de nouveau.

– Cache-toi, répéta-t-elle doucement, la gorge sèche. Je vais voir ce qu’il se passe.

Ce qu’il se passait, c’était Midas.

Midas qui était sorti de son palais et qui, entouré d’un rang de soldats armés jusqu’aux dents, se dirigeait droit vers eux.

Venait-il voir ses montures ?

S’il vient vraiment les voir au moment où je m’apprête à les libérer…

Invisible, Blanche tournoya autour de l’immortel, qui lui apparaissait figé dans le temps comme une statue hyperréaliste. C’était lui qui attirait les alicantos. Les volatiles étaient partout, perchés sur les remparts, ou suspendus dans le ciel comme des météores de toutes les tailles. Et dans l’eau au ras du sol, aux pieds de Midas, grouillaient des dizaines de serpents de cuivre. Un frisson de dégoût secoua le raijū quand il vit toutes ces têtes aveugles émerger du sol.

Les alicantos, les yurlungurs : toutes ces créatures étaient comme des morceaux de métal, et Midas était leur aimant.

Ses soldats n’avaient pas l’air plus perturbés que ça. Blanche comprit en un éclair pourquoi il n’y avait aucune femme parmi ses boyards : les hommes n’attiraient pas les serpents de cuivre. Ils se contentaient de les enjamber, sans les craindre.

Et toute cette haie de soldats et de créatures se dirigeait vers le métro.

Survoltée par l’adrénaline, Blanche fit volte-face. Changée en balle de lumière, elle retraversa les rues dans un nuage d’étincelles, s’engouffra en coup de vent dans la station de métro, zigzagua dans les tunnels somptueux pour descendre vers les entrailles de la terre. Elle dépassa de nouveau les gardes aux lunettes noires, puis se retrouva sur le quai avec les créatures enchaînées.

Svadilfari, se rappela-t-elle. C’est lui qui peut ouvrir la voie.

Elle n’avait pas le temps pour de grands discours. Elle se campa devant le cheval géant, en reprenant sa forme de grande belette noire et or, au pelage parsemé d’éclairs minuscules. Svadilfari tressaillit. Ses énormes chaînes cliquetèrent sur le béton ; elles semblaient si lourdes que Blanche, sous sa forme humaine, n’aurait pas pu les porter à bout de bras.

Quoi ? dit l’étalon dans le silence. (Il pencha sa grosse tête vers le sol pour mieux distinguer le raijū.) Qui ?

Il n’était pas un cheval nerveux comme Alsvinnr et Árvakr : au lieu de piaffer ou de rouler des yeux, il resta stoïque comme un bloc de pierre. Cette force de la nature ne craignait rien au monde – mis à part, peut-être, Odin et les autres dieux nordiques.

Je suis un raijū, se présenta Blanche, qui semblait minuscule devant lui. (Par souci d’honnêteté, elle ajouta.) Une humaine-raijū.

Svadilfari resta tout à fait calme, presque blasé.

Je vais vous délivrer, ajouta Blanche.

Le cheval n’eut pas l’air surpris, comme si on lui avait dit la même chose déjà cent fois. Depuis combien de temps se trouvait-il enchaîné sous terre ?

Comment ? demanda-t-il après mûre réflexion.

Blanche se posait la même question. Le temps pressait.

Euh, je ne sais pas encore. En fait, j’y ai pas vraiment réfléchi.

Une once de curiosité parut dans les yeux sombres de Svadilfari, comme si cet aveu rendait Blanche plus digne d’intérêt. L’étalon passa d’un pied sur l’autre :

Chaînes en plomb. Plomb et fer.

Autrement dit, deux métaux qui faisaient souffrir les nivées. Vive comme l’éclair, Blanche alla ausculter le plot auquel étaient fixées les chaînes. Le cadenas à lui seul faisait la taille d’un écran de télévision. Le trou de serrure avait l’air tout petit au milieu de ce bloc de fonte.

Où est la clé ? demanda-t-elle à Svadilfari. C’est Midas qui l’a, ou bien les gardes ?

Il mit plusieurs secondes à répondre, comme s’il fallait un certain temps pour que l’information monte jusqu’à son cerveau. L’image de Midas entouré d’oiseaux et de serpents de cuivre passa en un flash devant les yeux de Blanche ; l’urgence hurla dans ses veines.

Midas, répondit enfin le cheval bâtisseur.

Un juron silencieux échappa au raijū. Il ne manquait plus que ça.

Je reviens ! dit-elle en disparaissant.

Elle n’eut pas de mal à retrouver l’immortel et ses gardes, grâce au nuage d’oiseaux qui les surplombaient. Pendant les quelques minutes de sa conversation avec Svadilfari, ils avaient progressé de deux cents mètres. Comment une maudite statue vivante pouvait-elle se déplacer si vite ?

À la ceinture de Midas se trouvait un gros trousseau de clés. Il y en avait cinq. L’une, gigantesque et carrée, semblait faite de plomb ; une autre brillait comme de l’argent poli ; les trois autres étaient plus petites, respectivement en fer, en bois et en or. Blanche les relia aussitôt à chacun des prisonniers. Il ne lui fallut qu’un dixième de secondes pour s’en emparer, mais elles étaient très lourdes et le raijū n’avait pas de mains préhensiles. Elle dut les attraper à bras le corps avec ses pattes de belette et se débrouiller pour courir sur ses pattes de derrière, ce qui la rendait bien plus lente.

S’ils me voient, tout est foutu, se répétait-elle. S’ils me voient, je suis morte…

Peut-être, s’ils avaient surveillé les alentours plus assidûment, auraient-ils vu une forme lumineuse fuser près d’eux, extrêmement rapide. Mais ils ne la repérèrent pas, sûrs de leur force, de l’hégémonie de Midas sur son territoire.

Svadilfari sembla surpris lorsqu’elle réapparut près de lui.

Clés, commenta-t-il avec étonnement.

La vision du trousseau lui rendit un peu de vivacité. Blanche, elle, n’en menait pas large du tout. Midas n’était pas loin, et d’un instant à l’autre, il se rendrait compte que ses clés s’étaient volatilisées.

Il n’y avait plus de temps à perdre, aucune possibilité de parler avec chaque créature, de conclure un marché avec elles. Blanche n’avait plus le choix. Il fallait faire tomber le masque – littéralement.

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