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Si je vous enlève votre muselière, les chiens vont m’attaquer ? demanda-t-elle à la bête.

Celle-ci secoua la tête en silence. Blanche n’avait pas d’autre choix que de lui faire confiance.

D’abord, le cadenas, décida-t-elle. Ensuite la muselière.

Elle choisit la clé de bois, de la même nuance fauve que le pelage de la créature. Le cadenas était en bois lui aussi. Le mécanisme produisit de petits claquements étouffés quand la clé fit deux tours à l’intérieur. D’une oreille, Blanche suivait la scène qui se déroulait à l’arrière : les balles avaient cessé de tonner – inutiles contre Svadilfari – et les soldats criaient et juraient, sans doute obligés de battre en retraite.

Pourvu que Midas soit encore loin…

Le cadenas s’ouvrit. La bête glatissante ne bougea pas ; elle attendait sans doute que Blanche lui retire la muselière. À l'aveuglette, la jeune fille tâtonna le long de ses pattes élancées et retira un à un les câbles de fer qui l’emprisonnaient. La bête se laissa faire. Une odeur différente des autres se dégageait d’elle, plus musquée que celle des chevaux. Blanche sentit son museau arrondi, couvert d’écailles tièdes, venir s’appuyer contre elle. Avec précaution, la blondinette chercha la corde tressée en métal qui l’empêchait d’ouvrir la gueule.

– Je te fais confiance, hein, marmonna-t-elle.

Bien sûr, la bête ne dit rien et Blanche ne pouvait pas la voir. Elle songea à la meute d’Actéon, avec ses mille molosses sans pitié, aussi bien dressés que des machines. Elle déglutit. Allait-elle déchaîner l’enfer dans le métro ? Allait-elle se faire déchiqueter ? Elle se força à ignorer ces images horrifiques, agrippa la muselière d’un coup et détacha le mousqueton. La corde de fer tomba par terre. Blanche remit son masque d’un geste vif. Juste à temps. Changée en raijū, elle vit la bête glatissante ouvrir grand la gueule, démesurément, jusqu’à démantibuler ses mâchoires. Les aboiements résonnèrent plus fort. Plus proches. Le gosier de la bête s’agita dans des spasmes désagréables, comme celui de Greg lorsqu’il préparait une bonne flaque de vomi.

Un premier chien jaillit de la gueule grande ouverte.

Un deuxième.

Ils se réceptionnèrent au sol, le pelage luisant de fluides. Ils n’avaient rien de commun avec les chiens d’Actéon : ceux-là étaient des chiens de chasse, efflanqués et courts sur pattes. Ils avaient les yeux fous, la gueule baveuse. Ils jetèrent un coup d'œil à Blanche, puis bondirent sur le quai en aboyant comme des damnés et foncèrent vers les escaliers – vers les soldats qui avaient déjà battu en retraite. La bête glatissante hoqueta de nouveau ; d’autres chiens jaillirent, se frayant un passage hors de sa gorge avec rage. Puis encore d’autres. Bientôt, ce fut une file ininterrompue, une énorme meute qui se déversa dans la station.

En attendant, Alsvinnr et Árvakr étaient toujours enchaînés. Ils hennissaient et trépignaient, rendus fous par la liberté des autres. Il restait une dernière clé sur le trousseau : elle était faite d’or. Blanche voulut se précipiter près d’eux, mais l’épuisement la ralentissait. Il lui semblait que quelque chose vrombissait à l’intérieur de sa tête. Tous ses muscles s’engourdissaient ; elle se concentra sur son but.

Rejoignez le convoi, leur rappela-t-elle une dernière fois. Vous pourrez rejoindre Epona à nos côtés.

L’un des chevaux rua, énervé, dans une attitude qui semblait dire : On fera ce que l’on voudra, et toi, misérable brindille, tu n’auras jamais la force de nous en empêcher.

Blanche reprit forme humaine une dernière fois. Ses jambes furent incapables de la porter ; elle s’écroula par terre, sur le quai incendié de chaleur. La lumière des chevaux solaires l’aveugla à travers ses paupières. Il suffit d’un seul instant passé dans cette fournaise pour qu’elle soit trempée de sueur ; un deuxième instant pour que toute cette sueur s’évapore et que sa peau se dessèche. C’était une fournaise infernale. L’un de ses pieds se mit à brûler et cloquer, trop proche des chevaux. Elle serra les dents pour ne pas crier de douleur.

Concentre-toi ! Il faut aller jusqu’au bout, maintenant.

Quand elle inspira, l’air brûlant lui râpa la gorge, aussi sec qu’une gorgée de sable. Elle chercha le cadenas en toussant. Elle dut s’y reprendre à trois fois. Cette maudite clé ne voulait pas se mettre droite dans la serrure et le métal lui brûlait les doigts, incandescent. Sa langue ne lui semblait plus vraiment une langue, mais un morceau de caoutchouc desséché qui l’empêchait de déglutir. Allait-elle mourir là ?

Après plusieurs secondes d’effort, elle réussit enfin à insérer la clé. S’il lui était resté une once d’humidité dans le corps, elle en aurait pleuré de soulagement. Derrière elle tintèrent les chaînes d’Alsvinnr et Árvakr ; l’intensité de la fournaise augmenta encore. Les chevaux se préparaient à prendre leur essor. Quand le cadenas s’ouvrit d’un coup, ils se libérèrent dans une formidable poussée. Un vent ardent traversa tout le tunnel, puissant comme un cyclone. La chevelure de Blanche fouetta tout son corps ; elle crut un instant prendre feu.

Allez, fuyez !

Un tonnerre de sabots déchaînés résonna sous la voûte. C’était une cavalcade sauvage et libre, qui sonnait comme une victoire. La température baissa d’un coup ; tout le corps de Blanche cessa de brûler. Un bien-être douloureux l’envahit. Incapable de se relever, elle tâtonna pour trouver son masque échoué près d’elle. Mais elle n’avait plus la force de subir une nouvelle métamorphose. Et bientôt, Midas arriverait et la trouverait là… Il était inutile de déposer les écailles d’Aegeus, ou n’importe quel autre indice. Ce serait elle, Blanche, la preuve de l’implication directe de la vouivre.

Une présence soudaine se fit sentir près d’elle. Elle osa ouvrir les yeux, à présent que les chevaux solaires s’étaient enfuis, mais des taches de lumière l’aveuglaient encore. Quelque chose lui souffla dans les cheveux. Elle se souvint de Svadilfari en train de faire ce geste ; mais ce souffle-là étaient plus léger. Ce n’était pas celui d’un géant. Dans son champ de vision, une silhouette sombre apparut parmi les taches de lumière, dressée à contre-jour. Elle distingua huit pattes robustes.

Sleipnir.

Monter, exigea-t-il. Monter !

Blanche émit un bruit à mi-chemin entre le gargouillement et le gémissement. Elle se hissa sur les coudes, essaya de forcer son corps à obéir... mais il était parvenu au bout de ses capacités.

Une grande masse chaude se coucha près d’elle.

Monter !

Elle tâtonna pour trouver la crinière rude, coupée en brosse, et y emmêla ses doigts. D’un geste un peu brusque, Sleipnir la poussa de sa grosse tête. Blanche rassembla ses dernières forces et se hissa sur son dos. Un dos moelleux, large comme un fauteuil. Un dos fait pour être chevauché, contrairement à tous les chevaux qu’elle avait pu voir dans sa vie. Son pelage crépitait comme un ciel gris parcouru de minuscules orages. Quand l’étalon divin se redressa, elle s’agrippa de toutes ses forces à sa crinière.

Je suis sur le dos de Sleipnir, se dit-elle bêtement.

Elle le sentit bander ses muscles. Il bondit à travers le quai dans un fracas de tonnerre, vif comme le vent du Nord, et Blanche se laissa emporter.

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