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Cornélia se figea sur place, électrisée jusqu’au fond des os. Un instant, elle pensa stupidement à se cacher au fond de la benne, avant de se rappeler qu’Aegeus venait juste d’entendre sa voix – et que le délit de fuite ne ferait qu’aggraver son cas. Elle échangea un regard paniqué avec Iroël. Des pas lourds résonnèrent sur la tôle du camion. Cornélia repoussa brusquement le jeune homme vers l’arrière : elle était prise la main dans le sac, mais lui pouvait encore se cacher. Il la dévisagea, réprobateur, mais ne dit rien et recula dans l’ombre.

Il était plus que temps. Là-haut, à côté de la grosse tête de Greg, surgit le visage renfrogné d’Aegeus. Une nouvelle fois, Cornélia remarqua les cernes bleuâtres qui se creusaient sous ses yeux.

– Un mot à dire pour ta défense ? grogna-t-il.

Depuis un certain temps, Aegeus ne jouait plus. Il ne faisait plus usage d’ironie, ne se livrait plus à de grandes démonstrations de force. Il était las, efficace et terre à terre, économe de ses gestes et de ses colères. Il faisait un peu moins peur à Cornélia.

– Euh… hésita-t-elle. C’est pas moi, c’est le matagot ?

Était-ce vraiment une défense digne de ce nom ?

Un juron échappa à Aegeus. Il poussa le chapalu sur le côté – Greg poussa un miaulement-hurlement outragé – pour pouvoir descendre à son tour dans la benne.

– J'étais sûr que vous finiriez par trouver le doppel, gronda-t-il en se réceptionnant près d’elle. Toi ou ta fouine de sœur. Je me demandais juste qui allait vous indiquer la voie. Ce foutu diable est vraiment trop bavard.

Il la toisa. Cornélia lui tint tête, espérant concentrer toute son attention sur elle, et priant pour qu’Iroël soit bien caché.

– Quand est-ce que tu l’as vu pour la première fois ? exigea Aegeus.

– Le matagot ? C’était chez Homère…

Cornélia se hâta d’arranger un peu la réalité. Personne n’avait besoin de savoir qu’elles avaient ouvert son coffre – et qu’elles l’avaient même fait tomber par terre. Tout cela pour cette maudite clé, encore et toujours !

– Il est apparu comme ça, d’un coup... Il nous aime bien, Blanche et moi.

– J’ai vu ça, maugréa le chef du convoi. Quand vous étiez chez Orion, il a insisté pour que le convoi vous envoie de l’aide. Entre lui, Aaron et les nivées, je n’ai pas eu le choix.

Alors le matagot avait dit la vérité. Il les avait réellement aidés…

– Tu m’en vois ravie, rétorqua aigrement Cornélia. Il y a au moins des gens qui se soucient de nous ici !

Iroël n’était nulle part en vue ; il se tenait peut-être tapi tout au fond de la benne, dans un coin. Cornélia croisa les doigts dans son dos, espérant qu’il allait rester indétectable. Aegeus se tourna vers le doppelgänger, qui semblait jouer à chat avec Oupyre. La jeune femme devinait que ce « jeu » aurait pu être mortel, mais heureusement, la hase était bien trop vive pour se laisser attraper. Aegeus ne sembla même pas vraiment surpris de la voir là. Il se pinça l’arête du nez, l’air ulcéré.

– Ta sœur et toi, vous ne vous déplacez jamais sans votre ménagerie, pas vrai ?

– Venant de toi, marmonna-t-elle.

Blanche avait eu raison. Il savait. Il savait qu’Oupyre n’était pas un jackalope comme les autres, qu’elle portait un masque. Il savait qui elle était vraiment... Une vague de colère déferla en Cornélia. Tout comme il savait sans doute, depuis le début, que c’étaient les femmes renardes qui tuaient les boyards, et pas Oupyre. Pourtant, il l’avait sciemment utilisée comme bouc émissaire. Il avait failli la faire tuer !

– Il est enchaîné comme ça depuis le début du voyage ? jeta-t-elle en désignant le doppelgänger, sans pouvoir cacher le ressentiment dans sa voix.

Aegeus lui jeta un regard en coin.

– Bien sûr que oui.

Dans sa poche, Cornélia serra plus fort les doigts sur la clé. Aegeus le remarqua. Il se mit à la railler, presque comme avant.

– Qu’est-ce que tu vas faire ? Pleurer sur son sort ? Le délivrer ? Si tu fais ça, tout le convoi est mort.

– Pourquoi ? grogna-t-elle, les dents serrées.

– Parce que les doppel sont irrésistiblement attirés par les êtres vivants. (Il désigna le jackalope noir et huileux comme du mazout.) C’est un miroir. Il ne peut vivre que lorsqu’il est au contact des autres. Et c’est ça qui les rend incontrôlables. Ils tentent de nous posséder, de nous avaler pour nous garder éternellement avec eux.

Il marqua une pause. Son regard de diamant détailla Oupyre, qui virevoltait dans tous les sens pour éviter son monstrueux prédateur.

– Les doppelgängers absorbent les autres êtres vivants. Si celui-là t’attrape – et il y parviendra, car il se changera en une version de toi plus forte et plus rapide –, tu disparaîtras dans son corps d’ombre, tu deviendras sienne à jamais. Et puisque personne n’est revenu d’une chose pareille, on ne sait pas s’il s’agit simplement de mourir, ou si tu continues de vivre… à l’intérieur de lui.

Il se tourna vers elle, sardonique.

– Alors, tu veux prendre le risque ? Tu veux libérer cette pauvre créature maltraitée ?

À contrecœur, Cornélia secoua la tête. Elle garda les lèvres scellées. Du pied, Aegeus poussa l’une des chaînes qui rampaient sur le sol. Une ombre passa sur son visage.

– Nous subissons tous notre nature. Tous autant que nous sommes… et nous nous dévorons les uns les autres, en utilisant nos faiblesses pour parvenir à nos fins.

Une moue de répulsion tordit la bouche de Cornélia.

– Une nouvelle variante de « Les forts bouffent les faibles » ?

Aegeus se figea. Lentement, il tourna les yeux vers elle. Puis le reste du corps.

– Je n’ai dit cette phrase qu’une fois, à une personne que je connais bien. C’était il y a bien longtemps… Et tu n’étais pas née.

Le souffle de Cornélia se bloqua dans ses poumons. Lorsqu’il fit un pas vers elle, elle ne put que lever la tête pour suivre son regard furieux. Les yeux d’Aegeus s’étrécirent.

– Qu’est-ce qu’Homère t’a montré sur moi ?

Cornélia bégaya, referma la bouche avant de la rouvrir. Des images très rapides s’enchaînèrent devant ses yeux : la vouivre enfermée dans des cages, jetée dans des fosses de combat, enchaînée aux pieds des immortels ; la vouivre battue et soumise par ses maîtres.

Aegeus avait tant détesté que Midas expose une part minuscule de son passé, qu’il entame son aura de chef devant ses boyards, qu'il le montre vulnérable... Il la tuerait peut-être, s’il apprenait qu’elle savait tout cela de lui.

Quelle idiote ! T’aurais pas pu te taire, pour une fois ?

Alors qu’elle se voyait déjà condamnée, quelque chose la sauva de justesse.

Sa sœur.

À l’extérieur du camion, un grand charivari se déclencha. Des cris, des interjections s’élevèrent du convoi, des galopades retentirent. À travers l’ouverture dans la bâche, le ciel flamboya d’un coup. Du pourpre, il passa à l’orange et parut subir un lever de soleil instantané. Une lumière éblouissante se déversa dans la benne, aveuglant Cornélia. Même Aegeus leva une main devant ses yeux. Son expression changea. Il dit simplement :

– La naine est de retour. Elle a réussi.


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