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Leur départ creusa un grand vide dans le convoi.

Cornélia n’aurait jamais imaginé qu'il pouvait être si calme. Il avait perdu les trois quarts de ses effectifs. Privé des galopades, des jeux et des piaillements des petits, auxquels tout le monde s’était habitué, il semblait mortellement silencieux. Aegeus n'était plus assez en forme pour hurler des ordres ou parler d’une voix forte. Aaron lui-même ne disait mot et se contentait de marcher à l’avant, en broyant du noir.

– J’ai envie de me pendre, grommela Blanche au bout de plusieurs kilomètres. C’est un convoi ou une procession funéraire ?

Étrangement, Greg s’était rapproché de Blanche et Cornélia. D'après Mitaine, les chapalus vivaient plusieurs centaines d'années ; il pouvait donc rajeunir sans aucun problème, et les sœurs étaient bien contentes de l'avoir près d'elles. Peut-être avait-il senti leur désarroi. Il était bien plus sensible qu'il n'en avait l'air. Bien sûr, il ne se serait jamais laissé aller à exprimer de l'affection, et gardait soigneusement son expression mécontente. De temps en temps, Cornélia entendait des grondements d’outre-tombe : ceux de son estomac en pleine digestion.

La seule note de gaieté subsistante était l’arc-en-ciel qui flottait au-dessus de leurs têtes. Uchchaihshravas était toujours là, en tête du convoi. Lorsqu’il croisait un building qui lui semblait d’une hauteur intéressante, il s’amusait à le franchir d’un bond ; alors la terre tremblait et l’eau venait leur battre les pieds, dans un ressac digne d’une petite mer énervée.

Autour d’eux, Pékin déployait ses hautes infrastructures aux vitres brisées et aux murs à moitié écroulés. La végétation devenait réellement exubérante. Elle dégorgeait des avenues et des fenêtres dans un fouillis de feuilles vertes et de lianes. Ils durent passer sous un immeuble qui s’était écrasé contre son voisin et était resté ainsi, penché comme un gigantesque arbre foudroyé. En dessous de lui, la jungle était si dense qu’il fallut envoyer Svadilfari en éclaireur pour qu’il dégage un passage praticable pour les camions.

Bientôt, Cornélia remarqua qu’ils avaient les pieds au sec. Elle s’était tant habituée à entendre des flocs flocs répétitifs que l’absence du bruit la surprit. Sous leurs pieds apparaissait un chemin de terre. Il émergeait de l’eau, soigneusement damé, large comme une petite route. En jetant des coups d’œil à droite et à gauche, Cornélia vit d’autres chemins dans les autres rues.

– C’est volontaire, dit Blanche au même instant.

Elle s’accroupit un instant, tapota la terre bien aplatie et dure.

– Quelqu’un a mit beaucoup de temps et d’argent pour faire construire ces routes surélevées… (Elle marmonna plus bas, comme pour elle-même.) C’est comme chez la Mère des dragons. Mais en plus sophistiqué…

Un lourd tapotement se fit entendre derrière elles. C’était Greg qui venait de découvrir le chemin, et qui trimballait dessus ses deux cents kilos de loutre carnivore. Il avait l’air ravi d’avoir les pattes au sec.

Au fil de leur marche, ils continuèrent à perdre des années. Cornélia vit le visage de Blanche s’arrondir, perdre les traits durs qu’elle avait gagnés en vieillissant chez les archanges. Leurs chevelures poussaient sans trêve. Près d'elles, Gaspard ne changeait pas, ce qui interrogeait toujours Cornélia mais ne la surprenait plus. Il se contentait de devenir très chevelu et barbu, ce qui lui donnait un faux air de Jésus ou de Julien Doré préhistorique.

À l'inverse, l'ourson changé en humain rajeunissait de façon spectaculaire. Il avait perdu toute sa carrure et commençait à ressembler à l'un de ces adolescents dont les pieds et les jambes ont poussé plus vite que le reste. On aurait dit un très long cure-dent. Il se promenait dans le plus simple appareil, toujours collé craintivement à sa maîtresse, et commençait laborieusement à marcher sur deux jambes ; ce n'était pas encore une réussite.

Lors d’une halte, sa maîtresse l’envoya chercher Aaron. Celui-ci ne tarda pas à apparaître en traînant des pieds.

– Quoi ? dit-il sans préambule ni politesse.

– Nous sommes dans le grand Pékin à présent, annonça-t-elle avec élégance. J’ai aperçu une enseigne de bains publics dans une avenue voisine.

Elle remit de l’ordre dans sa chevelure sombre, dans sa coiffe d'or incrustée de pierreries.

– Mon aïeule et moi-même avons cruellement besoin de faire notre toilette. Une vraie toilette. Nous ne sommes pas comme vous autres primates ; il ne nous plaît guère de traîner notre manque d’hygiène d’un bout à l’autre de la Mégastructure. Nous nous absentons donc pour un moment. Veillez bien à laisser le convoi stationné ici jusqu’à notre retour.

Cela ressemblait furieusement à un ordre, et Aaron plissa ses yeux noirs sans répondre tout de suite. Son torse se souleva dans un soupir exaspéré, mais silencieux. Aegeus était toujours alité et son lieutenant avait certainement mieux à faire que de gérer les demandes extravagantes d’une renarde.

À fortiori une renarde anthropophage, mais le savait-il seulement ? Était-il au courant que la dévoreuse de boyards se tenait devant lui, belle et pâle dans ses atours de soie ?

– Allez-y, finit-il par grogner. Mais pas sans escorte.

Une surprise pondérée passa dans les yeux sombres de la kitsune.

– Pensez-vous vraiment que nous avons besoin d'escorte ?

– Blanche, lança-t-il sans lui répondre. Cornélia. Accompagnez ces dames au bain le plus proche, surveillez les environs, et surtout, magnez vos fesses. Et les leurs, si possible.

Cornélia, en train d’engloutir sa ration de cassoulet, ouvrit grand la bouche sous la stupéfaction.

– Pourquoi toujours nous ? râla-t-elle en postillonnant.

Blanche, elle, sauta sur ses pieds comme si la voix d’Aaron avait activé tout le réseau nerveux de son corps d’un seul coup.

– C’est comme si c’était fait !

– Elle m’énerve à toujours répondre ça, marmonna Cornélia en déglutissant son cassoulet froid. Miss Parfaite…

– Il faut bien que l'une des deux rattrape l'autre, rétorqua Blanche. Allez grouille !

Sans attendre de réponse, elle enfila son masque et disparut dans un éclair doré. Cornélia ne prit pas cette peine. Elle jeta le reste de sa ration à Greg, qui la broya dans sa gueule et l’avala d’un coup – barquette en aluminium incluse – puis elle rejoignit les deux kumiho en revêtant l’expression la plus patibulaire possible. Avant de s'éloigner, elle eut le temps de croiser le regard d’Aaron. Un regard d’avertissement.

Elle se demanda de nouveau s’il savait.

Ces deux renardes n’avaient clairement pas besoin d’escorte ; le but des sœurs était-il de les surveiller, pour empêcher qu’un nouveau meurtre n’ait lieu ?

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