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– Qu’avez-vous fait du corps ?

Bastet se dressait devant elles, splendide silhouette noire enrobée de lin blanc. Les autres immortels écoutaient avec une nonchalance étudiée. Ils avaient l'air alanguis et calmes, mais tels des serpents au soleil, Cornélia ne doutait pas qu'ils pouvaient mordre en une fraction de seconde.

– Nous ne l’avons pas tué, répondit-elle avec prudence. Il est simplement parti.

Lorsqu’elles étaient revenues devant Bastet, clamant leur réussite, la déesse avait aussitôt envoyé deux de ses serpolionnes inspecter son palais. Et les créatures avaient été formelles : le monstre n’était plus là.

– Et qu’avez-vous fait du garçon qui vous accompagnait ?

Blanche hésita, puis s’inclina avec maladresse. Sa robe vaporeuse, lacérée en trois endroits, laissa voir ses jambes maigrichonnes.

– Il termine le travail, Votre Altesse.

Un frémissement traversa le visage félin de Bastet ; Cornélia se contracta, craignant que sa tête tourne d'un coup pour laisser la place à Sekhmet, mais cela ne fut pas le cas. En silence, elle leur fit signe de monter sur l’estrade ; en silence, elle ordonna à ses servantes de leur apporter de somptueux desserts au riz et à la fleur d’oranger. Leurs estomacs contractés par l'angoisse parvinrent à se dénouer un peu. Le reste de la bande leur jeta des coups d'œils insistants, sans oser poser une seule question.

– Quelles méritantes jeunes filles, commenta Argos d'une voix semblable au ronronnement d'un fauve. Et pas un mot de leur maître pour les féliciter ! Es-tu devenu si ingrat, Aegeus ?

Cornélia haussa les sourcils, sans quitter son dessert des yeux.

On se le demande, exprima-t-elle sans vraiment le vouloir.

Aegeus lui jeta un regard rapide. Puis il inclina la tête avec raideur.

– Je ne suis pas leur maître. Elles sont assez grandes pour se réjouir seules de leur exploit.

Cornélia se demanda s'il était mécontent ou atteint dans son égo pour se montrer si peu loquace ; mais quand elle vit sa main trembler sur sa cuillère, elle comprit qu'il souffrait. Il fournissait sans doute un effort héroïque pour contenir sa douleur.

Tant mieux, songea-t-elle. Il ne pourra pas s'interposer par la suite.

Les yeux d'Aegeus se plissèrent dans sa direction. Elle avait encore trahi ses pensées avec la langue sans mot. Pourquoi était-il toujours si attentif à ce qu'elle exprimait ?

Car je me méfie de tout ce qui traverse ta minuscule cervelle, répondit-il. La tienne et celle de ta sœur. Quel que soit le plan que vous avez prévu, renoncez-y.

Les autres boyards ne perdaient pas une miette de leur affrontement silencieux. Des yeux, Cornélia défia Aegeus.

Impossible. Mais tu ne comprendrais pas pourquoi, toi ! Il faut avoir un cœur pour ça. Vas-y, Blanche !

Sa sœur essuya ses mains moites sur sa robe, le temps de prendre son courage à deux mains. Le regard d'Aegeus se planta en elle comme une flèche à la pointe de diamant. Elle dit d'une toute petite voix :

– Votre Altesse... J'ai cru comprendre que vous ne savez rien de cette créature qui a osé détruire votre palais. Voudriez-vous... en apprendre davantage sur elle ?

Les immortels firent silence pour mieux entendre sa frêle question.

– Quelle importance ? gronda la déesse lovée sur son trône égyptien.

– Et si cela se reproduisait ? Si vous aviez un autre monstre dans votre palais, et qu’il risquait de devenir bientôt aussi énorme et problématique que le précédent ?

Cornélia se concentra sur sa coupe à dessert, pour ne pas montrer qu'elle transpirait par tous les pores de sa peau.

– Que veux-tu dire ? aboya Bastet qui risquait d’atteindre très vite ses limites déjà tendues à craquer. Parle avant que je te fasse ouvrir la gorge. Je n’ai pas besoin de nouveaux pavillons en ruine !

Blanche fixa sa cuillère en argent, dont le manche se terminait par un chat aux oreilles démesurées : Bastet elle-même. Puis elle largua la bombe :

– Je crains que votre nouveau concubin ne vous pose problème très bientôt.

Un bref reniflement échappa à Aegeus, mais il fut assez subtil pour passer inaperçu. Aaron haussa les sourcils. Bastet, elle, se figea. Tous les regards se portèrent sur Greg, qui continuait de dévorer sans trêve tout ce qui passait à sa portée. Des coulées de sauce graissaient son pelage. Cornélia retint un frisson de répugnance.

– C’est un chapalu, expliqua Blanche. Il est déjà en train de grossir ; bientôt, les tentacules vont lui pousser, et à ce moment-là, il sera trop tard. Sa métamorphose sera inéluctable.

La déesse contempla son concubin poilu.

– Les chapalus s’adaptent à la taille de leur environnement, votre Altesse. Ce sont des créatures qui viennent de notre pays, et qui ont fait beaucoup de dégâts en France au Moyen-Âge.

Cette phrase n'était pas prévue dans le script. Cornélia dévisagea Blanche avec des yeux ronds, mais sa sœur ne flanchait pas. Sans s'en rendre compte, Blanche glissait vers sa voix habituelle de Miss Je-sais-tout.

– Et s’il atteint la taille de celui qu’on vient de dégager de chez vous, ça risque de poser problème.

Il y eut un blanc, puis Danaé toussota.

– C’est vrai qu’le chef le met toujours au régime, normalement.

Gaspard embraya vite :

– Ces bestiaux, faut les affamer pour les garder à taille convenable. Sauf qu’ils pètent les plombs quand ils ont faim. Le nombre de problèmes que celui-ci a posés au convoi ! J’vous raconte même pas !

Une émotion incertaine monta en Cornélia. Elle n'en croyait pas ses oreilles. Danaé lécha sa cuillère en argent :

– En plus, il vomit de la bile quand il a l’estomac vide. Un plaisir. Oui, c’est moi la nettoyeuse de vomi du convoi.

Aaron les regarda tous les uns après les autres comme s'il voyait déjà leurs peaux écorchées sur le mur. Il fixa Beyaz, l'air furieux, en le mettant au défi d'entrer dans leur jeu. Le grand soldat resta tout à fait calme. Il prit le temps de poser sa petite assiette à dessert, puis dit de sa voix grave :

– Mes collègues ont raison. Moi, ça ne me dérangerait pas d'en être débarrassé. Je suis sûr qu’il sera très bien chez vous, Votre Altesse.

Pile au bon moment, Greg fit tomber un plat des mains d’une servante à force de se goinfrer comme un ogre. La vaisselle tinta contre le sol de pierre et la jeune fille s’enfuit avec un couinement terrifié.

Argos, toujours allongé sur sa banquette luxueuse, haussa un sourcil.

– Quel charmant concubin.

Bastet laissa passer quelques instants de silence. Ses moustaches s'agitèrent, pensives. Puis :

– La bonne santé de mon palais et de mes servants passent avant mes concubinages. Reprends cete créature, Aegeus. Je me trouverai un autre prince, même si mon cœur saigne à cette idée.

Cornélia laissa échapper le filet d'air qu'elle retenait depuis une bonne minute.

On a eu chaud, commenta Gaspard. Elle est vraiment mordue.

– Oh non, se plaignit-il en expédiant un coup de coude à Danaé. Encore du vomi à ramasser.

– Quelle tragédie, dit-elle d'un ton monocorde.

– Peu importe cette créature goinfre et malodorante, intervint Argos. Moi, ce qui m’interroge, c’est comment trois petites brindilles telles que vous ont pu triompher d’un monstre que ni les serpolionnes, ni les hiéracosphinx de notre hôte révérée n’ont réussi à chasser.

Il se pencha sur l’accoudoir de sa banquette, les yeux brillants, et contempla Blanche et Cornélia.

– Elles auront usé d’artifices humains, siffla Echidna derrière lui. Tu connais les hominidés. Ils sont rusés et fourbes. Ils ont l’âme noire et changeante, comme disent les nivées.

Sa voix était à la mesure de son corps : souple et luisante comme un serpent d’eau. Sa langue bifide pointa entre ses lèvres.

– D’ailleurs, ce garçon aux cheveux noirs me disait quelque chose...

Tout le groupe de boyards se pétrifia. Et voilà : Iroël allait les faire tuer. Par le passé, il avait volé des monstres à ces immortels, il l’avait avoué lui-même. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’il ne s’était pas laissé voir assez longtemps, ou pas d’assez près, pour être reconnu…

Bastet claqua de la langue. Elle les sauva sans le savoir :

– C’était un excellent armurier jadis. Tu peux voir son talent ici-même, sur mes lionnes de garde. Quel dommage qu’il ait cessé son ouvrage !

Argos les observait toujours.

– Ah oui ? Ces singes qui t’accompagnent, Aegeus, sont décidément pleins de surprises.

Cornélia soutenait ses yeux noirs d’oiseau depuis plusieurs secondes ; lorsqu’elle s’en rendit compte, elle baissa vite la tête. Il semblait bien disposé envers eux depuis qu’il avait le ventre plein, il ne fallait pas lui remettre de mauvaises idées en tête.

– Si je les paie aussi bien, c’est pour qu’ils soient efficaces, grommela Aegeus.

Blanche s’étrangla avec sa dernière bouchée de riz-au-lait luxueux.

– J’te demande pardon ? Depuis quand tu nous paies ? Nous ?

D’un grand geste énervé, elle désigna Cornélia ainsi que la silhouette invisible d’Iroël, qui étaient en effet les seuls boyards bénévoles du convoi.

– On est plus efficaces que tous tes hommes et on fait tout ça pour du beurre ! On vient encore de vous sauver les miches il y a dix minutes, et pour quoi ? On n’a même pas eu un mot de remerciement ! Non mais j’y crois pas ! Il ose la ramener alors qu’il est pingre comme Picsou !

Bastet coucha les oreilles en arrière, visiblement répugnée à l’idée que des serviteurs puissent parler ainsi à leur maître sans finir en hachis. Un quart de sourire joua aux commissures des lèvres d’Aegeus.

– Je songerai à augmenter votre salaire un de ces jours.

– Ça s’augmente pas, un truc inexistant, grogna Cornélia. Crée-le d’abord et ensuite, on en reparlera.

Un énorme rire explosa dans la salle ; des nuées d’oiseaux s’éparpillèrent dans le ciel à travers le toit ouvert. Argos se bidonnait sur sa banquette.

– C’est la première fois que des primates me font rire. Sont-ils toujours aussi insolents ?

– Toujours, maugréa Aegeus. Je devrais leur faire couper la langue.

– N’en fais rien. Cela serait du gâchis. Et je ne dis pas cela à la légère !

La main d’Argos alla se poser sur la cuisse duveteuse de sa compagne, qui contemplait la scène sans rien dire. La peau de l’homme-paon, d’un noir bleuté, jurait sur le pelage blanc d’Io.

– Je vois que l’intérêt de mon petit trésor était justifié. Elle ne parle que du convoi depuis qu’elle a appris son existence ; elle doit être ravie d’en rencontrer ses émissaires ici.

Io se tenait gentiment agenouillée au pied de sa banquette, et gardait la nuque courbée devant son époux. Cornélia haussa les sourcils en la voyant ainsi soumise, alors qu’elle avait semblé avoir du caractère. Dire qu’il parlait d’elle comme si elle n’était pas là !

– Je ne suis certes pas déçue, dit doucement Io.

– Ta femme a l'air plus raisonnable que toi, maugréa Aegeus. Au moins une qui ne veut pas nous bouffer !

Il repoussa sa coupe à dessert vers Cornélia, qui s'en saisit avec avidité. L'homme-paon les toisait, un demi-sourire sans joie sur les lèvres.

– Oh, loin de moi l’idée de dévorer ce convoi. Même si, il est vrai, l’idée a pu m’effleurer par le passé.

Cornélia lui jeta un coup d’œil méfiant. Pourquoi avait-il changé d’avis ?

– En parlant du convoi, l’instant est parfait pour une petite suggestion, intervint Aegeus. Si vous souhaitez me confier certains de vos sujets afin que je les amène en lieu sûr hors de la Strate, c’est possible. Il faudra simplement payer le juste prix. (Il haussa la voix, jeta un œil à Bastet.) Ce convoi coûte extrêmement cher, il a besoin de toutes les ressources dont vous pouvez lui faire don.

Un même souffle de mépris passa les lèvres de tous les immortels présents – à l’exception notable d’Epona et Panurge, qui restèrent soigneusement silencieux.

– Quelle proposition généreuse, siffla Echidna avec plus de hauteur dans la voix qu’elle n’en aurait eu pour un ver de terre. Bien qu’un peu insultante, je le crains. Tu ne doutes vraiment de rien.

Prévisible, songea Cornélia. Ce n'est pas le même genre d'immortels qu'Homère. Sans Midas pour intercéder à notre égard, il y a peu de chances qu’on récolte le moindre don. Sauf d’Epona, peut-être ?

– Tu sais que nous ne croyons pas à ces foutaises, Aegeus, répliqua Argos un peu sèchement. La Strate est immortelle.

Mais alors qu’il parlait, il jeta un coup d’œil vers Io – un regard qui semblait presque anxieux, même s’il était difficile de décrypter les émotions de ce visage. Aegeus ne s’y trompa pas.

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