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Alors qu’ils retraversaient la place de Tianan’men, un petit détachement impérial se dirigea vers eux. Cornélia aperçut un grand palanquin qui brillait comme un trésor, tout en verreries transparentes bordées d’or. Il pesait sur les épaules massives de plusieurs porteurs. Avant même qu'il arrive à leur hauteur, les boyards se mirent en garde et se déployèrent autour de leur chef ; Cornélia et Blanche enfilèrent leur masque en un tournemain.
Elles se méfièrent d'autant plus en distinguant deux grandes silhouettes à travers les vitres enluminées du véhicule. Argos et Io.
– Qu’est-ce qui se passe encore ? grogna Gaspard.
– Silence, intima Aegeus. On ferme son clapet et on attend de voir.
Il était tout à fait calme. Cornélia en aurait mis sa main au feu : il savait ce qu’il était en train de se tramer.
Les porteurs s’immobilisèrent dans un ensemble parfait devant Aegeus. Cornélia remarqua alors qu'ils étaient nus, attelés par paires. Mais ce furent les anneaux qui lui mirent la puce à l'oreille : des anneaux de fer qui leur perçaient les narines et les enchaînaient les uns aux autres. Ils avaient l’œil vide et obéissant des bêtes de trait, et le corps boursouflé de muscles, comme des taureaux sélectionnés depuis des générations. La répugnance envahit la tzitzimitl. Elle observa Argos sortir du palanquin, splendide dans son manteau de plumes émeraude et saphir, une main tendue pour aider son épouse à descendre les marches d’or. Io ne dit pas un mot. N'offrit pas un regard à Aegeus ou aux autres personnes présentes. Son regard sombre ne quittait pas celui d’Argos. Ils ne s’étaient pas changés depuis le banquet ; tous leurs bijoux et leurs étoffes précieuses scintillaient de mille feux.
– Es-tu sûre de ton choix ? demanda l'immortel.
Pour la première fois, Cornélia ne sentit nulle trace de cruauté, de cynisme ou de moquerie dans sa voix. Simplement de l’inquiétude. Et quelque chose de plus profond, de plus trouble. Elle raffina ses sens à l'extrême pour capter toutes les nuances de cette voix, essayant d'ignorer le battement régulier des gros cœurs des porteurs.
– Oui, répondit Io. Je le suis.
Cornélia comprit d’un coup. Elle se remémora le regard troublé d’Argos pendant le banquet. Ses coups d’œil anxieux dès qu’Aegeus abordait le sujet du dérèglement climatique.
– Tu sais que je ne viendrai pas avec toi, reprit Argos. Je ne quitterai pas la Strate. Jamais.
– Je le sais.
– Je n’ai pas ma place parmi les humains. Toi non plus, Io.
Les longs cils blancs de Io ne cillèrent pas.
– Je le sais.
Aegeus attendait en silence, imité par ses boyards. Ils n’étaient que figurants dans une scène qui ne les concernait pas.
– Ce sera très différent de mon palais. Tu auras faim et froid, sans doute. Es-tu sûre de ne pas vouloir emporter ton esclave ?
– Certaine.
Un silence s’étendit entre eux.
– Je te ferai porter tes malles, reprit doucement Argos. Elles seront acheminées au convoi, au plus tôt.
– Non.
Une once de confusion parut sur le visage d’Argos. Il était si facile à lire soudain !
– Non ? Mais Io… toutes tes tenues, tes gourmandises, tes bijoux et tes peluches…
Ses peluches ? Cornélia haussa les sourcils en imaginant la grande Io en train de jouer dans une chambre d'enfant.
– Je n’en veux pas, répliqua Io. Les gourmandises, oui. Je les accepte. Mais le reste, je te le laisse.
Argos semblait très démuni. Pour la première fois, la voix de son épouse faiblit. Elle perdit un peu de son assurance.
– Je ne veux pas disparaître complètement du palais, laisser toutes ces chambres vides derrière moi… Que feras-tu s’il ne te reste rien de moi ?
Elle effleura la grande joue d’Argos. Il ferma les yeux, prit sa main dans la sienne et blottit son visage à l’intérieur.
– Ma tendre Io…
– Moi, je garde ton diadème, chuchota son épouse. Je garde les ailes d’Argos, où que j’aille, et cet habit de soie que tu m’as offert pour les grands soirs. Là où je vais, j’espère que chaque soir sera grand.
– Ils veulent me faire chialer ou quoi ? marmonna Gaspard.
Argos l’ignora superbement, mais dans les plis de sa cape de plumes, il serra le poing. Sans quitter les grands yeux de Io, il haussa le ton :
– Aegeus, je te confie mon trésor et ma vie, ma petite Io aux cornes de nacre. Pour prendre soin d’elle et entretenir ce convoi dont tu nous rebats les oreilles, je te ferai parvenir quatre coffres remplis d’or et…
– Plutôt de l’eau ou de la nourriture, coupa Aegeus. De préférence.
Une inspiration excédée échappa à l’immortel.
– Douze coffres emplis de viande et cinq autres coffres contenant les sucreries préférées d’Io. Ces dernières sont exclusivement réservées à son usage. Me suis-je bien fait comprendre ?
– Oui, ce sera suffisant, fit la vouivre d’un ton indolent.
De colère, des plumes d’un bleu iridescent se hérissèrent sur la tête d’Argos. Il siffla :
– Prends garde à toi, Aegeus. Jusqu’à ce que tu sortes de la Strate, j’aurai des oreilles partout, et dans ton convoi même…
Dans ton convoi même ? Blanche et Cornélia échangèrent un regard de pur effroi. Argos avait des espions parmi les nivées ?
Pire encore, Aegeus ne semblait pas surpris.
– Le contraire m’aurait étonné. Fais-moi parvenir les coffres directement chez Orphée, à la mosquée jaune. Ce sera notre prochaine étape.
L’homme-paon se tourna vers Io.
– Prends ce palanquin, ordonna-t-il d'un ton de seigneur sans réplique. Tu ne marcheras pas aux côtés de ces va-nu-pieds.
Io secoua la tête.
– Je marcherai comme les autres.
Le grand visage bleuté d'Argos se figea. Sur son plumage, les cent yeux inhumains clignèrent dans leurs ocelles. Toutes leurs pupilles se fixèrent sur Io.
– Io, ne m'oblige pas à...
– Il te reste tant de route pour rentrer chez nous. Je ne te priverai pas de ce palanquin. (Son expression restait douce et neutre.) Si tu me le donnes, je ne l'utiliserai pas. Je le laisserai rouiller ici, dans le sel et l'eau, et Bastet devra le faire enlever.
Un soupir excédé échappa à Argos.
– Au nom d'Héra...
Pour la première fois, un éclat de peur traversa les yeux de sa femme. Alors Argos laissa sa phrase s'éteindre dans le silence. À la place, il la contempla.
– Soit... Adieu donc, mon aimée.
Il saisit son visage avec délicatesse et déposa un baiser sur son front blanc, entre ses deux cornes ourlées d’or.
– Méfie-toi des dieux et de leurs mille caprices, mais surtout des hommes et de leur cupidité.
– Tu es le seul à être vrai, répondit-elle en baissant ses paupières maquillées de khôl. Le seul à m’avoir offert un refuge. Je ne l’oublierai pas.
Et ainsi, sans un mot de plus, ils se séparèrent.
Le palanquin de verre et d’or s’éloigna au rythme des grandes foulées des porteurs. Io le suivit des yeux jusqu’à ce qu’on n’en distingue plus qu’un scintillement lointain. Une larme discrète coulait le long de sa joue.
– Là où je vais, j’espère que chaque soir sera grand, répéta-t-elle dans un murmure.
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