Chapitre 3 - Partie 1

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KALOR


  Les paupières toujours closes, Freyja émit un claquement de langue exaspéré.

  –Pourrais-tu arrêter de me dévisager comme un demeuré ? Je n'arrive pas à me concentrer.

  J'avalai ma salive avec difficulté, puis obtempérai sans discuter. Mon regard glissa sur les arbres alentours, la verdure à nos pieds, les fleurs qui la parsemaient, la terre où elle poussait... Peu importe où mes yeux se posaient, tout ce qui m'entourait me rappelait la nature de Freyja. Discrètement, je lui jetai un nouveau coup d’œil. Je n'arrivais toujours pas à croire qu'elle était l'Élémentaliste de la terre. Nous avions passé deux semaines avec elle ; comment avais-je pu ne me douter de rien ? Y avait-elle eu des indices chez elle ou dans son comportement qui aurait dû m’interpeller ? Elle possédait bien un jardin luxuriant et une maison remplie de plantes en tout genre, mais cela ne m'avait pas troublé outre mesure. Je les avais mis sur le compte d'excellentes connaissances en botanique. La façon dont elle m'avait regardé en découvrant mes propres pouvoirs d'Élémentaliste n'avait rien eu d'étrange non plus ; n'importe qui aurait réagi de la sorte. Quant à son aversion envers la Cause... Elle n'était pas la seule Lathos à ne pas adhérer à leurs idéaux.

  Mais était-ce juste une simple aversion ? Magdalena m'avait un jour dit que Freyja fuyait la Cause comme la Punition. Cette phrase aurait-elle dû me mettre sur la voie ?

  Peu importe qu'il y ait eu des indices ou non, je l’avais découvert aujourd’hui et aussi inattendue était-elle, je devais me faire à cette révélation, à cette nouvelle réalité. Freyja était une Élémentaliste, comme Lokia et moi.

  Mais... comment trois d'entre nous peuvent-ils se trouver dans le même pays ? Nous ne sommes que huit Élémentalistes au monde !

  Les paupières de Freyja se soulevèrent. Ses yeux de nouveau bleu glace remplis de promesses sombres me remmenèrent immédiatement à l'instant présent. J'aurais tout le temps de m'attarder sur cette question plus tard.

  –Tu as quelque chose ?

  –À part des envies de meurtre ? Oui. (Elle se releva.) Oh oui, j'ai quelque chose...

  Voir la colère qui l'habitait attisa ma propre ma colère, qui excita à son tour mon pouvoir.

  –Qu'as-tu vu ?

  –Magda était à terre, dévorée par l'havankila et sûrement sous l'effet d'un somnifère. Quant à votre femme, un homme la maîtrisait et l'empêchait d'intervenir, tout en maintenant un linge sur son visage.

  –À quoi ressemblait-t-il ? demandai-je d'une voix que je ne reconnaissais pas.

  –Grand. Costaud, aussi large qu'une armoire pour être plus précise... Et un ignoble rapace noir ornait sa gorge.

  Incapable de contenir la fureur qui s'empara de moi, j'abattis mon poing sur l'arbre à ma droite. Le côté de ma main s’écrasa sur le tronc dans un horrible craquement, je ne ressentis pourtant aucune douleur ; le feu qui brûlait dans mes veines éradiquait tout autre sensation. Sa puissance était telle que j'aurais pu raser cette forêt en un instant à partir d'une simple étincelle. Même Freyja, alors qu'elle m'avait maîtrisé avec une facilité folle, recula d'un pas. Le monde perdit toute couleur et se couvrit d'un manteau monochrome.

  Merde, merde, merde, merde, merde.... et MERDE !

  À se faire passer pour une étrangère sans famille, Lunixa était devenue la cible idéale pour un enlèvement ! Même se rendre directement chez son ravisseur n'aurait pas été aussi efficace !

  Pourquoi était-elle retournée dans cette maudite maison de plaisir alors que je le lui avais formellement interdit ? Et ses excuses de la veille ? Des paroles en l'air ! Elle continuait à n'en faire qu'à sa tête. Que cherchait-elle à la fin ? S'attirer mes foudres ? Elle était sur la bonne voie !

  –Kalor, calme-toi, m'ordonna Freyja avec fermeté.

  –Je ne peux pas me calmer ! Pas quand ma femme s'est faite enlevée par un proxénète depuis près de sept heures ! Pourquoi n'écoute-t-elle jamais ce que je lui dis ? Ça n'a rien de difficile !

  –Kalor...

  –Je lui avais interdit de remettre les pieds là-bas ; jamais elle n'aurait dû y retourner !

  Mon poing manqua à nouveau de faire face à la dureté du sapin : des branches immobilisèrent mon bras avant qu'il ne heurte le tronc. J'incendiai Freyja du regard. Sans qu'elle prononce un mot, d'autres ramifications s'enroulèrent autour de mon corps, puis me décollèrent du sol. Je tentai de me sortir de leur étreinte, en vain.

  –Repose-moi tout de suite !

  –Je ne crois pas non... Pas tant que tu seras dans cet état.

  Sous ses pieds, d'épaisses racines sortirent de terre et l'élevèrent à mon niveau.

  –Réfléchis deux secondes : Magdalena était avec ta femme. Depuis le temps que tu la côtoies, penses-tu vraiment qu'elle l'aurait accompagnée en sachant que tu lui avais interdit de s'y rendre ?

  Le voile gris devant mes yeux se leva ; Freyja et le paysage environnant retrouvèrent leurs couleurs. Les racines sur lesquelles elle se tenait s'entrelacèrent jusqu'à former une sorte de siège végétal. Elle s'y installa, jambes croisées. Au-dessus de nos têtes les branches s'écartèrent légèrement pour permettre au rayon du soleil de caresser sa peau.

  –Magda est comme une sœur pour moi ; je la connais par cœur. Elle n'est peut-être qu'une domestique mais elle est loin d'être idiote. Elle n'aurait jamais laissé Lunixa aller dans cette maison et se serait encore moins jointe à elle sans une excellente raison. Elles ont dû tomber dans une embuscade... et une embuscade sacrément bien menée pour prendre au dépourvu une Liseuse sur ses gardes...

  Ces mots n'étaient plus qu'un murmure. Le regard dans le vague, elle s'était perdue dans ses réflexions tout en parlant. Probablement pour comprendre comment une telle chose avait pu se produire. Pourtant, ce n'était pas pour cette raison que j'avais à peine entendu la fin de ses dires. Freyja avait raison, sur toute la ligne. Magdalena avait toujours fait preuve de responsabilité. Cela l'avait même amené à contester mes ordres à quelques reprises. Elle n'aurait jamais laissé Lunixa se mettre en danger. Et elle... Ses excuses n'avaient pas été des paroles en l'air... J'avais senti sa sincérité ; elle avait aussi reconnu qu'elle avait manqué de confiance envers son entourage la dernière fois. Elle avait rectifié cela cette nuit : elle s'était tournée vers sa femme de chambre.

  Mais pas vers moi.

  Ma poitrine se serra tandis que mes muscles se crispaient. J'avais du mal à respirer, mes mains se mirent à trembler.

  Qu'avais-je fait ?

  Même si c'était pour lui donner une leçon, je l'avais brutalisée. J'avais entaché notre relation, brisé sa confiance. Pourquoi Lunixa serait-elle venue m'exposer le problème dans ces conditions ?

  Dame Nature...

  Le poids sur mon cœur l'écrasa davantage. Le poids de la culpabilité. Je cherchais le responsable de sa disparition depuis près de deux heures alors que j'habitais sa chair.

  Si seulement je n'avais pas agi ainsi, Lunixa n'aurait eu aucune raison de m'en vouloir... de me craindre. Elle aurait osé venir me voir et jamais nous n'aurions été dans une telle situation.

  Les yeux toujours verts de Freyja se posèrent sur moi. Elle fronça les sourcils, se redressa et me gifla. Elle y mit tant de force que ma tête pivota sur le côté. La douleur irradia dans ma joue.

  Nom de Dame Nature, mais qu'est-ce qui lui prend ?

  Avant que je n'aie le temps de le faire par moi-même, une branche appuya sur ma mâchoire pour ramener mon visage vers Freyja.

  –Retire-moi cet air de chien battu de ton visage, m'ordonna-t-elle avec mépris. Tu as peut-être une part de responsabilité, mais c'est notre cas à tous. Je ne sais pas exactement ce qu'il s'est passé ces derniers jours, mais vu ta réaction, tu n'aurais pas dû te montrer aussi dur avec Lunixa. Elle, elle devrait apprendre à se tourner vers toi. Magdalena aurait dû t'avertir de leur escapade. Quant à moi, j'aurais dû réagir tout de suite à son appel. Donc oui, nous avons tous une part de responsabilité dans cet enlèvement. Mais rien ne sert s'en vouloir, alors ressaisis-toi par la Déesse ! Les véritables coupables courent toujours, qui sait ce qu'ils leurs réservent ? Si tu préfères continuer à te morfondre sur tes actions passées plutôt que de te démener à les retrouver, libre à toi ! J'irais à leur recherche avec ou sans ton aide.

  Ces mots ravivèrent la flamme qui brûlait en moi. S'imaginait-elle vraiment que j'allais rester sans rien faire ?

  Un sourire calculateur fendit son visage.

  –Je préfère ce regard...

  Les racines se délièrent, puis la ramenèrent sur terre tandis que les branches me déposaient en face d'elle. Je me rendis seulement compte qu'un tapis de fleurs aux milles couleurs s'était épanoui autour de nous et continuait de s'étendre. Toute la végétation alentour paraissait plus verte... plus vivante. Certains arbres semblaient même légèrement penchés dans notre direction, ou plutôt dans sa direction. C'était comme si toute la nature répondait à l'appel de son pouvoir. À elle seule, Freyja avait la faculté de changer l'environnement. Pour la première fois, je compris pourquoi nos pairs considéraient les Élémentalistes comme des demi-dieux. Debout au milieu des fleurs nés grâce à elle, éclairée par la lumière que les feuillages acceptaient de faire passer, le regard confiant, Freyja renvoyait une image proche de la divinité. Du moins, jusqu'à ce qu'elle remarque les conifères inclinés vers elle et qu'elle roule les yeux dans une attitude typiquement humaine.

  Les arbres se redressèrent et reprirent leur position sans qu'elle ne formule d'ordre. Les racines serpentèrent sur le sol pour retourner sous terre au même moment. Les branches filtrèrent à nouveau les rayons du soleil, puis toutes les fleurs fanèrent. Tout redevint exactement comme avant, comme si ce qu'il venait de se passer n'avait jamais eu lieu.

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