Chapitre 6 - Partie 2

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  Ces mots me frappèrent de plein fouet. Les iris qui m'observaient retrouvèrent aussitôt leur éclat doré, la pièce ses couleurs. Interdit, je reportai mon attention sur le Puissant. Il respirait avec difficulté, la peau luisante de transpiration et le corps traversé par des soubresauts. Une profonde lésion rouge vif enserrait sa gorge à l'endroit où je l'avais tenue, elle avait même la forme exact ma paume et de mes doigts. L'odeur de chair brûlée qui empuantissait l'air finit par me parvenir. Mes muscles se bandèrent.

  Par la Déesse...

  Si le Marquis ne m'avait pas arrêté à temps, je lui aurais ôter la vie avant qu'il nous révèle quoique ce soit.

  –Vous êtes trop impliqué, déclara-t-il. Laissez-moi m’en occuper et vous aurez l'information dans cinq minutes.

  Je fermai les yeux, puis me forçai à esquisser un pas en arrière. Même si je savais qu'il avait raison, m'en remettre entièrement à lui m'était difficile. Le Marquis libéra mon bras pour que je m'écarte.

  –Allez-y, l'autorisai-je, le souffle court.

  Il hocha la tête, puis plongea son regard dans celui du Puissant.

  –À qui as-tu donné les filles ?

  –Tu... tu crois que tu me fais... peur ? haleta le patron.

  –À qui as-tu donné les filles ? répéta le Gardien sans changer de ton.

  –Que... que la Punition s'abatte sur toi... et ta famille, Voleur.

  –Très bien.

  Il posa une paume sur son front. Comme l'avait fait son collègue, le proxénète se pétrifia un instant à ce contact, puis la main du Marquis se retira. Ce dernier se releva tandis que les lèvres du Puissant s'étiraient.

  –Tu crois que ça va... me faire changer d'avis ? Je te l'ai dit... j'en ai rien... rien à battre de...

  Sa voix se bloqua brusquement. Quelques secondes s'écoulèrent avant qu'il n'écarquille les yeux et n'ouvre la bouche. Sa mâchoire s'abaissa et se releva à plusieurs reprises. La panique peignit son regard. Il porta les mains à sa gorge mais les retira en touchant sa brûlure. Je le dévisageai sans comprendre. Qu'avait-il ?

  Le Gardien écrasa un pied sur son torse lorsque le patron chercha à se mettre assis. La panique fit place à l'horreur dans les yeux du proxénète et il commença à s'agiter. Il frappa des jambes dans le vide, ouvrit la bouche à s'en décrocher la mâchoire, il finit même par agripper sa gorge malgré sa blessure. Était-il en train de... s'étouffer ? Dame Nature, avais-je endommagé sa trachée en le brûlant ? Non, la lésion n'était pas assez importante. Que se passait-il à la fin ?

  Perdu, je me tournai vers le Marquis qui immobilisait toujours le patron sans bouger. Mon cœur manqua un battement : l'or de ses yeux avait complètement disparu, remplacé par un blanc nivéen. Non, c'était impossible ; il ne pouvait pas...

  Ses iris retrouvèrent leur couleur originale et l'air s'engouffra immédiatement dans les bronches du souteneur. Il fut pris d'une violente quinte de toux.

  –À qui as-tu donné les filles ? demanda le Marquis pendant qu'il crachait ses poumons.

  –Va te faire...

  Ses yeux redevinrent aussi blancs que les premières neiges et les derniers mots du Puissant moururent sur ses lèvres. Elles commencèrent à se teindre en bleu et il s’agita à nouveau, à la recherche d’air.

  Je venais tout juste de découvrir la véritable nature de Freyja ; l'idée d'en rencontrer un autre était inconcevable, inimaginable, pourtant je ne pouvais nier plus longtemps ce qui se déroulait devant moi.

  Le Marquis Marcus était l'Élémentaliste de l'air et il se servait de son pouvoir pour asphyxier le patron.

  Freyja, le Marquis Marcus, moi... il ne manquait plus que Lokia et il y aurait un représentant de chaque élément dans la même ville. Comment était-ce possible ?

  La nouvelle toux du proxénète mit fin à mes questionnements. Lorsque le Gardien lui redemanda où étaient les filles, il lui cracha au visage. Il recommença à suffoquer dans la seconde. Cette même scène se répéta encore et encore et encore. Le Marquis posait la même question de la même façon, puis privait d'air le patron dès qu'il voyait qu'il ne répondrait pas, prolongeant un peu plus la durée de l'asphyxie à chaque fois.

  Les lèvres désormais bleues du proxénète ressortaient sur son visage rougi par les étouffements successifs. Des larmes glissaient au coin de ses yeux injectés de sang. De la bave coulait à la commissure de ses lèvres. Ses gesticulations avaient perdu en force. Il s'était arraché les ongles à force de griffer le parquet. Le Marquis l'asphyxiait de nouveau lorsqu'il articula un mot silencieux. Le doré envahit aussitôt les iris du Gardien. Il s'accroupit et attendit que la Puissant ait fini de tousser avant de poser sa question.

  –À qui as-tu donné les filles ?

  Les lèvres du souteneur bougèrent mais aucun son ne les franchit. Il dut se racler la gorge avant de réussir à s'exprimer.

  –L'Horloger… À l'Horloger.

  À ce nom, le regard du Marquis, resté totalement indifférent pendant qu'il le torturait, devint aussi noir que les ténèbres.

  –C'est un surnom ? s'assura-t-il d'une voix glaciale.

  –N... non... un vrai Horloger.

  –Où est-il ?

  –Dans... dans un manoir perdu... dans la forêt severlig. Et si... si vous voulez les retrouver... vous devez vous dépêcher.

  –Pourquoi ? demandai-je, tendu.

  –Maintenant qu'il a cinq filles... il a prévu... de quitter le pays.

  Ma mâchoire se contracta à tel point que c'en fut douloureux.

  –Vous savez où est cette forêt ? s'enquit le Marquis en chargeant son arbalète d'une main experte.

  –Oui.

  Je ne reconnaissais même pas ma propre voix.

  –Alors je vous suis.

  Il abattit les deux proxénètes d'un carreau dans le crâne, puis récupéra ses lames. Sans les nettoyer du sang qui les maculait, il rangea le poignard dans son fourreau et le stylet sous sa manche. Je n'accordai qu'un rapide coup d'œil au carnage dans le bureau avant de le quitter. Ces hommes s'en était pris à des femmes innocentes, ils n'avaient eu que ce qu'ils méritaient.

  Nous nous trouvions encore dans les escaliers lorsque plusieurs soldats pénétrèrent dans la maison. Ils se figèrent en me reconnaissant. La femme de ménage avait dû avertir les autorités quand le combat avait commencé.

  –Il y a deux corps au premier, annonçai-je. Deux Lathos.

  Je détestais me servir ainsi de la haine vouer à mon espèce mais je savais que personne ne remettrait ma parole en question à ce sujet. Une fois la surprise passée, le regard des soldats s'emplit de respect et de joie. Certains se rendirent à l'étage pendant que je racontais aux autres une version erronée de ce qu'il s'était passé. Je rédigeai ensuite plusieurs missives. La première, adressé à mon père, lui demandait de renforcer les contrôles aux points d'entrée du pays. La deuxième, destinée à l’officier envoyé pour m'épauler, lui ordonnait de se rendre dans la forêt severlig avec ses hommes pour chercher le manoir de l'Horloger. La troisième et dernière, pour Freyja, lui expliquait entre les lignes la situation et la raison pour laquelle je ne venais pas la retrouver. Elle m’assénerait à coup sûr une gifle magistrale pour l'avoir laissée à l'écart à la fin de cette histoire, mais c'était pour le mieux.

  Les trois messagers partirent dès que je leur remis les lettres, puis le Marquis et moi les imitâmes après être montés en selle. Nous traversâmes la ville à vive allure et sans prononcé le moindre mot. Le Marquis ne reprit la parole qu'une fois nos chevaux engagés sur la route.

  –Voyageur, Prince, Élémentaliste. Dois-je m'attendre à une autre surprise ?

  –Non... et vous pouvez parler.

  J'avais toujours du mal à me faire à l'idée qu'en l'espace de quelques heures, j'avais rencontré un Élémentaliste de la terre et un de l'air.

  –Il faut croire que nous avons plus de chose en commun que nous le pensions, conclut-il.

  Le silence s'installa de nouveau entre nous, seulement interrompu par la course de nos montures. La forêt severlig se situait au Nord de Lumipunki, à près de quatre-vingts kilomètres de distance, ce qui demandait environ huit heures de voyage pour une diligence. Si nous alternions correctement le galop et les cadences plus lente pour soulager et reposer les chevaux, nous arriverions là-bas dans quatre heures et demi, cinq heures. Dame Nature, c'était beaucoup trop long ! Me téléporter directement dans les bois me démangea mais je réussis à surmonter cette pulsion. Nous allions avoir besoin des chevaux pour transporter les filles une fois que nous les aurions retrouvées. Et puis, je devais également en apprendre plus sur leur ravisseur, cet Horloger. Ce nom ne me disait absolument rien, ce qui n'était pas le cas du Marquis, si je me fiais à sa réaction dans le bureau.

  –Marquis, qui est cet Horloger ?

  Son regard s'obscurcit à nouveau. Mes mains se crispèrent sur les rênes. Vu l'indifférence qu'il avait conservé durant sa séance de torture, que ce nom provoque une telle réaction chez lui n'annonçait rien de bon.

  –Un être qui ne devrait plus exister, déclara-t-il.

  –C'est à dire ?

  Mon sang se mit à bouillir dans mes veines lorsqu'il me répondit enfin. La douleur qui recommençait à s'élancer dans ma poitrine disparut à nouveau ; le monde perdit même de ses couleurs l'espace d'un instant. Le regard meurtrier, je poussai Skinfaxi à accélérer.

  Si cet homme avait osé utiliser son pouvoir sur Lunixa, la colère qui m'avait plongé dans un état second dans la maison Irigyès serait bien insignifiante comparée à la fureur qui s'emparerait de moi.




  La bonne endurance de nos chevaux nous permit d'atteindre la forêt en à peine quatre heures et demi. Dès que nous eûmes fixé un point et une heure de rendez-vous, nous nous séparâmes. Nous n'avions plus une seconde à perdre.

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