Chapitre 29 - Partie 2

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  Mon cœur s'alourdit à ces mots. Je décrochai mon regard du sien pour reporter mon attention sur le second verre, de l'autre côté de la table.

  –Qui était-là ? demandai-je d'une voix tendue.

  Il baissa les yeux et serra mes doigts.

  –Ma mère. Elle...

  –Elle a de nouveau essayer de te ramener dans les rangs ?

  Il opina.

  –Et cela ressemblait bien plus aux discours d'endoctrinement qui ont bercé mon enfance qu'aux simples rappels à l'ordre de ces dernières années. C'est pour ça que j'aimerais savoir pourquoi tu ne nous haïs pas. J'ai besoin de ce contrepoids, de cette preuve que mes convictions sont justes.

  L'espace d'un instant, je quittai le bureau de Kalor et me retrouvai au théâtre de Xemxes, près de treize ans en arrière, dans ce dessous de scène où tout avait changé. Si je voulais aider Kalor sans lui dévoiler ma vraie identité, je devais un temps soit peu déformer la vérité.

  –Quand le Comte et la Comtesse Zacharias nous ont adoptés, commençai-je, j'ai été projeté dans un monde inconnu. Je ne connaissais rien aux innombrables règles qui le régissait, au protocole, aux personnes qui en faisaient partie, mon éducation n'était pas à la hauteur de mon nouveau rang.... De nombreux précepteurs ont été chargés de m'enseigner tout cela, dont Madame Eutrepe, qui s'occupait de mon éducation musicale. Comme tu dois t'en douter, j’appréciais beaucoup ses leçons. C'est elle qui m'a appris le chant, le piano... J'avais toujours hâte de la retrouver et d'en découvrir plus à ses côtés ; en plus, elle était vraiment très gentille. Je m'étais beaucoup attachée à elle.

  » Un jour, elle m'a emmenée au théâtre pour me faire découvrir le bâtiment dans ses moindres recoins. Nous étions en train de visiter le dessous de la scène lorsque... j'ai été victime d'une prise d'otage.

  Les yeux de Kalor s'agrandirent alors que mes muscles se tendaient à ce souvenir. À part le contexte, je n'avais rien modifié à l'histoire : elle s'était seulement passée à mes neuf ans, quand je vivais encore au palais, et non après mon adoption par les Zacharias et la manifestation de mes propres pouvoirs.

  –Je m'étais éloignée de Madame Eutrepe, intriguée par une machine, et un ouvrier en a profité. Avant que comprenne ce qui m'arrivait, il m'avait attrapée et appuyait la pointe d'une vrille contre ma gorge, déclarant qu'il me relâcherait seulement si mes parents payaient ses nombreuses dettes. Tout s'est déroulé tellement vite après ça... En un battement de cil, ma préceptrice a disparu alors qu'il répétait ses exigences, quelque chose l'a frappé, l'outil a été écarté de ma gorge, puis j'ai été arraché de ses mains et me suis retrouvée à plusieurs mètres de lui..., dans les bras de Madame Eutrepe.

  –Une Furtive, murmura Kalor.

  Je confirmai d'un hochement de tête.

  –Pendant un instant, tous ceux présents autour de nous ont dévisagé le machiniste et ma préceptrice sans bouger, puis leur visage a été gagné par la haine et il se sont rués sur elle. Madame Eutrepe n'a eu aucun mal à les semer. Elle a gagné le bureau du directeur en un éclair, m'y a déposée et s'est enfuie sans se retourner.

  » Je ne vais pas te mentir, je l'ai détestée après ça. Je me sentais même souillée de l'avoir eu pour préceptrice : une Lathos avait foulé le même sol et respiré le même air que moi, avait cru pouvoir m'instruire, m'avait aussi parlé, touché... Je l’exécrais tant que j'en avais oublié le mécanicien et n'attendais qu'une chose : qu'elle soit enfin arrêtée et exécutée. Car c'était une Lathos, une erreur, et les erreurs, ça s'effacent.

  Une pointe de douleur traversa le regard de Kalor. Entendre ce précepte entre mes lèvres devait lui être très difficile, mais il avait besoin de l'entendre, de comprendre que j'avais vraiment arboré son espèce avant de me libérer de cette haine.

  –Deux jours plus tard, ma nouvelle préceptrice de musique est arrivée, poursuivis-je. Cette femme était l'opposé totale de sa prédécesseur : froide, peu encourageante, extrêmement sévère ; elle ne transmettait aucune passion pour son art. Cela a fortement impacté le plaisir que je ressentais en pratiquant. Plus les leçons passaient, plus m'y présenter devenait difficile. Et j'en suis venue regretter Madame Eutrepe.

  » À cause de sa nature, je m'en suis voulu d'éprouver un tel sentiment à son égard. J'étais persuadée que c'était mal et ai essayé de le repousser, mais c'était plus fort que moi. Ce sentiment a continué de croître au fil du temps et a fini par raviver ce que je ressentais autrefois pour mon ancienne préceptrice. Une admiration totale, la joie de chanter et jouer en sa compagnie, l'envie de progresser avec elle, la fierté de lui montrer mes progrès, de satisfaire ses attentes ou de la surprendre...

  » Cet afflux de sensations a balayé l'aversion qui brûlait en moi et j'ai fondu en larmes. Sa nature n'avait soudain plus aucune importance à mes yeux. Je voulais seulement qu'elle revienne, qu'elle continue de m'enseigner la musique, qu'elle me fasse à nouveau connaître le frisson que j'avais ressenti en interprétant mon premier chant, en découvrant le piano, en posant pour la première fois mes doigts sur ses touches lisses, en jouant mon premier morceau, en m'améliorant jour après jour, grâce à elle. Cependant, je savais aussi que c'était impossible et cette vérité m'emplissait d'une peine indescriptible.

  Les doigts de Kalor se resserrèrent autour des miens et je les étreignis en retour.

  –Malgré ces événements, je n'avais pas totalement accepté votre espèce et il y a eu des périodes où j'ai souhaité votre éradication totale. Mais à chaque exécution, je repensais à ma préceptrice. Comme elle, la majorité des Lathos condamnés n'a rien fait de mal à part exister et ne demande qu'à vivre en paix. En quoi différent-ils des humains ? Ils ont des rêves, éprouvent des sentiments, vivent en famille, se lèvent tous les jours pour aller travailler et nourrir leur foyer...

  Un sourire aux lèvres, je posai une main sur la joue de Kalor et la caressai du pouce.

  –Voilà pourquoi je ne te déteste pas, Kalor, car j’ai fini par comprendre que vous étiez tout aussi humains que nous. Madamen Eutrepe me l’a montré en me sauvant de cet ouvrier. Alors qu’elle savait que cela la condamnerait, elle n'a pas hésité une seule seconde à agir. Qui sait ce qui se serait passé si elle n'était pas intervenue ? Je lui dois également ma passion pour la musique. Sans elle, jamais je ne serais devenue la pianiste et chanteuse que je suis aujourd'hui. Je ne serais pas moi.

  –Que fais-tu de l'avis de la Déesse ?

  –Je préfère l’ignorer. Toute divinité qu'elle soit, elle n'est pas fiable. Si elle l'était vraiment, Dame Nature reconnaîtrait son implication dans la naissance des Lathos au lieu de rejeter toute la faute sur vos ancêtres. Ils ont peut-être absorbé une partie de ses pouvoirs, mais cela ne serait jamais arrivé si elle n'était pas venue sur Terre.

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