Chapitre 43 - Partie 2

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  J'avais rarement eu autant de difficulté face à un humain. Encore moins face à un humain aussi âgé et doté d'une telle position au sein de l'armée. Malgré son statut de général en chef, qui lui faisait passer bien plus de temps derrière un bureau que sur le terrain, et sa cinquantaine d'année, le Marquis Marcus était un opposant redoutable. Il n'était peut-être pas aussi vif et puissant que moi, mais il faisait preuve d'une précision, d'une faculté de réaction et d'une capacité d'analyse effrayante. Il prévoyait chacune de mes attaques, perçait la moindre de mes ouvertures, ne se faisait avoir par aucune de mes feintes. S'il avait été un Lathos ou plus jeune, j'aurais assurément déjà perdu. Face à un adversaire de cet acabit, mon cerveau n'eut d'autre choix que de se vider de toute pensées pour se concentrer pleinement sur sa cible. Très vite, la tension qui habitait mes muscles s'envola, mes coups gagnèrent en souplesse et le combat se resserra.

  La lame fusa à gauche ; je contrai. Par la droite ; j'esquivai. En face, je déviai, puis répliquai. Le Marquis sortit soudain son poignard ; je dégainai le mien. Je pouvais voir sa réflexion et sa stratégie évoluer entre chaque coup, s'adapter grâce aux informations qu'il découvrait à travers nos échanges. Si le père excellait à ce point, je comprenais mieux pourquoi son fils se distinguait tout autant. Le général avait dû lui donner une arme alors qu'il dormait encore dans un berceau.

  Même ma botte secrète, l'inversion de mes armes, ne me permit de remporter la victoire. Le Marquis réagit tout de suite à ce changement et n'eut besoin que de quelques coups pour s'y adapter. Ce qui ne fut pas mon cas. Je m'attendais si peu à ce qu'il permute à son tour poignard et épée – jamais personne n'avait retourné ce coup contre moi – qu'au moment où il le fit, je fus pris de court l'espace d'un instant. Un instant de trop. Une seconde plus tard, mon épée vola et la lame d'un poignard s'arrêta à quelques centimètres ma gorge. Mon souffle se bloqua.

  –Comme je le pensais, murmura le Marquis, vous n'aviez jamais vraiment goûté à votre propre médecine. Prenez garde, Altesse. Même si intervertir ses armes lui fait perdre en force, un non ambidextre peut très bien utiliser cette technique pour déstabiliser son adversaire. Et c'est parfois plus que suffisant pour emporter la victoire.

  Vu ce qu'il venait de se passer, je le crus sur parole.

  Sans me quitter des yeux, le Marquis fit un pas en arrière et baissa ses armes. Son masque inexpressif tomba de concert avec ses bras, dévoilant un visage dévoilant un visage attentionné, chaleureux.

  –Vous sentez-vous mieux à présent ? s'enquit-il.

  Mes épaules s'affaissèrent dans un soupir.

  –Oui... Merci.

  Même le feu dans mes veines s'était apaisé.

  L'ébauche d'un sourire naquit sur les lèvres du général et il inclina légèrement la tête.

  –Vous m'en voyez soulagé, Altesse.

  Nous rengainâmes nos poignards, puis rangeâmes nos épées d'entraînements avant de quitter la zone de duel.

  –Vous sentez-vous assez bien pour reprendre notre discussion sur votre femme ? me questionna-t-il alors que nous nous mettions en marche sur vers la sortie du complexe.

  –Cela devrait aller.

  Il opina avant de se lancer.

  –Vous disiez donc que ses terreurs nocturnes habituelles étaient dues à sa famille. Vous a-t-elle parlé d'elle ?

  –Très peu, avouai-je. Je sais seulement qu'elle a un frère et une sœur, des jumeaux, et qu'ils ont été adoptés par le Comte Zacharias.

  –Ne vous a-t-elle jamais parlé de ses parents ?

  –Elle ne les as évoqués qu'une fois, pour me dire qu'ils ont été dépassés par la naissance des jumeaux et qu'ils n'ont pas voulu s'en occuper. Je n'en sais pas plus à leur sujet.

  Il assimila ses paroles, puis garda le silence un instant avant de reprendre.

  –Vous ignorez donc qu'ils les ont abandonnés.

  Je me figeai d'un coup.

  –Pardon ?

  Le Marquis s'arrêta à son tour, puis se tourna vers moi alors que je le dévisageais sans comprendre. Je devais avoir mal compris...

  Reportant son attention devant lui, il se remit en marche et me fis signe de le rejoindre d'un mouvement de tête. Je m'empressai de le rattraper.

  –Je ne suis peut-être pas le mieux placer pour vous en parler, mais vu ce qu'il s'est passé hier soir, je pense que vous devriez le savoir, commença-t-il. Dolos et Apate Apomimisi, les parents de votre épouse, ne se sont pas contentés de délaisser leurs enfants. Ils les ont fuis. Avant même de prévenir les autorités ou une tierce personne de la venue au monde des jumeaux. Comme Madame Apomimisi a accouché chez elle, aucun hôpital n'était au courant non plus. Votre femme s'est donc retrouvée seule avec deux nourrissons sur les bras pendant près de deux mois avant que quelqu'un ne les trouve. Deux mois qu'elle a passé dans la rue, à s'occuper de ces bébés comme elle le pouvait, à souffrir de la faim, de la précarité la plus totale... La pauvre enfant avait à peine quatorze ans à l'époque et les jumeaux sont si rares... Elle ne savait pas qu'on lui aurait tendu la main si elle s'était présentée à la mairie ou au soldat le plus proche et avait précisé la nature exceptionnelle de son frère et de sa sœur.

  Le cœur serré, j'avais dû mal à respirer. Jamais je n'aurais imaginé que Lunixa avait vécu pareille existence.

  –Comme vous pouvez vous en douter, cet abandon l'a affectée, pour ne pas dire traumatisée, de bien des façons et cela a aussi créé un lien extrêmement fort entre elle et les jumeaux. C'était pour eux qu'elle avait pris la décision de s'engager dans la voie du célibat ; pour rester à leurs côtés. Je sais même de source sûre que la simple idée de s'éloigner d'eux plus de quelques semaines lui était inconcevable après ce qu'ils ont traversé. Pourtant, c'est bien ce qui a fini par arriver... Cette séparation forcée a dû raviver ses peurs les plus profondes.

  –Et déclencher ses terreurs nocturnes, conclus-je.

  Le Marquis acquiesça, alors que je prenais une profonde inspiration. Je savais que Lunixa tenait énormément à son frère et sa sœur et qu'elle souffrait de les savoir si loin, mais je n'aurais jamais pensé que l'origine de leur proximité ou de sa douleur était si profonde. Peut-être concevait-elle même cette séparation comme une sorte d'abandon de sa part.

  –Vous comprenez à présent pourquoi j'ai jugé bon de vous en parler.

  –Tout à fait. Je vous en suis d'ailleurs reconnaissant. Ma femme... a du mal à se confier.

  Un sourire en coin souleva la commissure de ses lèvres.

  –Je sais ; elle était connue à la cour pour être très secrète. Elle se présentait peu en société, n'avait qu'une poignée de connaissances qu'elle appelait ses amies...

  –Pensez-vous que la violence de sa crise soit liée à votre départ ? Normalement, j'arrive à l'apaiser seul.

  L'idée de voir la délégation partir, retourner à Illiosimera, là où se trouvaient les jumeaux, alors qu'elle ne pourrait pas la suivre et revenir auprès d’eux pouvait avoir approfondi le déchirement dont elle souffrait.

  –Soit à notre départ, soit à son enlèvement, nuança le général, puisque le traumatisme de ce dernier s'est ranimé pendant le bal, juste avant qu’elle n’aille dormir. Il pourrait même s'agir d'une combinaison des deux.

  J'opinai gravement, mais en fin de compte, la raison m'importait peu. Lunixa souffrait trop pour que je continue à fermer les yeux sur son état. Il me fallait trouver un moyen de l'aider.

  Cette réflexion réveilla une pensée qui m'avait traversé plus d'une fois l'esprit. Alors que nous arrivions devant les portes du complexe, je m'arrêtai.

  –Marquis Marcus...

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