Chapitre 68 - Partie 1

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KALOR


  Une fois d'accord sur tous les points que nous avions abordés, Magdalena gagna sa chambre pour dormir quelques heures, Valkyria retourna dans les appartements de Mathilda pour lui rendre cette fois-ci vraiment visite et Lunixa me raccompagna à mon bureau. Cette dernière était encore convalescente, mais lorsqu'elle s'installa sur l'un des fauteuils face à moi et se saisis d'un dossier, je la laissai faire. Si travailler lui permettait de se changer les idées, je n'allais pas l'en empêcher.

  Avec tout ce qui pouvait arriver lors du baptême qui ne cessait de tourner en boucle dans nos esprits, nous eûmes du mal à nous concentrer sur de la comptabilité ou la rédaction de rapports. Lunixa restait des minutes entières sur une même page tandis que je les enchaînais sans vraiment savoir ce que je venais de lire. Mais plus le temps passa, plus ces pensées oppressantes s'atténuèrent, jusqu'à n'être plus qu'un bruit de fond. Il ne fut alors plus que question de travail. Jusqu'au dîner, pas un mot concernant la Cause, le baptême, les Lathos, les humains ou Dame Nature ne franchit nos lèvres.

  Lunixa m'aida à nouveau après le repas, qui avait ravivé notre tension à cause de ma mère. Le manque de sommeil dû à notre courte nuit fini toutefois à la rattraper et à tout juste vingt-et-une heure, elle me donna un dernier baisé, puis regagna ses appartements. J'aurais voulu l'accompagner, mais il me restait encore des dossiers à traiter, dont un en particulier, qui devenait de plus en plus urgent. Plus vite je l'aurais fini, plus vite père pourrait l'approuver et plus vite Lunixa et Baldr...

  –Vous ne comptez toujours pas lui en parler ? s'enquit Magdalena ?

  –Pas encore... Je ne veux pas lui donner de faux espoirs.

  –Et votre sœur ? (Je grimaçai.) Elle risque de ne pas apprécier que vous l'ayez gardé dans l'ignorance si vous la prévenez seulement après l'approbation de Sa Majesté.

  –Je sais, soupirai-je. Je lui en parlerai bientôt.

  –Parler de quoi a qui ?

  Je relevai brusquement la tête, ma main se refermant encore plus vite sur le coupe-papier. Valkyria se trouvait de l'autre côté de mon bureau, confortablement installée sur le fauteuil de droite comme si elle avait toujours été là : enfoncée dans l'assise avec nonchalance, le coude sur l'accoudoir et ses doigts frôlant son menton.

  –Dame Nature, Val.

  –Je t'avais prévenu que nous n'en avions pas fini, petit-frère.

  –Je sais...

  Elle ne l'avait pas formulé, mais ses intenses regards me l'avaient bien fait comprendre.

  Alors que je relâchais mon arme de fortune en passant une main dans mes cheveux, Val se décolla du dossier pour se pencher vers moi.

  –Bon... Par quoi veux-tu commencer ? demandai-je en plongeant mon regarda dans le sien.

  –Puisque je viens de t'interroger à ce sujet : ce dont tu parlais avec Magdalena à mon arrivée. Est-ce encore quelque chose dont je devrais être au courant ?

  Une vague de malaise se propagea dans mes veines, de concert avec un vent de pouvoir. Ce n'était pas que j'avais voulus lui dissimuler mes intentions, j'avais simplement prévu de la mettre dans la confidence plus tard, une fois que tout aurait été couché sur le papier.

  –Kalor ?

  Fermant les yeux dans un soupir, je récupérai le dossier ouvert devant moi, puis le lui tendis. Le regard de ma sœur se fit interrogateur, mais elle s'en saisit et en attaqua la lecture. Pendant qu'elle lisait, j'allumai une cigarette, puis cherchai de quoi nous désaltérer.

  Le temps que je récupère verres et bouteille, les sourcils de ma sœur étaient passés de froncés à arqués et ses yeux s'étaient arrondis de stupeur.

  –Tu..., commença-t-elle avant de se reprendre. Depuis quand travailles-tu là-dessus ?

  –J'ai eu l'idée il y a un moment déjà, mais je n'ai commencé à la mettre en œuvre qu'après le départ de la délégation.

  –Alors pourquoi je ne l'apprends que maintenant ? Il y a mon nom à l'intérieur.

  –Car je n'en ai parlé à personne, à part Magdalena, nuançai-je. Dès que j'en toucherais un mot, ce ne sera qu'une question de temps avant que mère soit au courant et elle fera tout pour s'interposer. Déjà que je dois marcher sur des œufs pour organiser tout cela sans qu'elle n'en ait vent.

  C'était presque un miracle qu'elle ne soit pas encore au courant en dépit des nombreuses lettres que j'avais dû envoyer pour obtenir des renseignements.

  –Donc ni Thor, ni Mathilda, ni Lunixa... commença ma sœur.

  Je secouai la tête. La langue de Val claqua contre son palais.

  –Dame Nature...

  Elle reporta un instant son attention sur le dossier, puis le referma d'un coup avant de relever les yeux vers moi et de me le présenter.

  –La nature de Magdalena, ton informateur secret, la résistance de Lunixa et maintenant cela ? Je comprends que tu ne veuilles pas répandre ces informations au risque qu'elles remontent aux mauvaises oreilles, surtout quand tu n'es pas le seul concerné, mais tu ne peux pas me cacher ce genre de chose, Kalor. Depuis cette nuit, tes aveux s'enchaînent tant que j'ai l'impression d'avoir perdu tout contrôle de la situation, d'avoir été transportée dans une autre réalité où tu n'es pas vraiment mon frère, mais un homme qui lui ressemble beaucoup et dont je ne connais rien.

  Le poids qui plomba mon estomac fut si lourd que je ne pus soutenir son regard plus longtemps.

  –Je ne dis pas cela pour te faire culpabiliser, reprit-elle, mais pour que tu comprennes l'impact de tel secrets. Je suis de ton côté, Kalor ; je l'ai toujours été. Même quand je n'avais pas encore ouvert les yeux sur la Cause, je t'aurais fait passer avant eux, envers et contre tout. J'ai besoin d'être mise dans la confidence pour savoir comment agir, pour t'aider. Alors s'il te plaît, parle-moi.

  Plus que d'être responsable de sa perte de repères, je m'en voulais de lui donner l'impression que je n’avais pas confiance elle. Valkyria avait toujours été là pour moi. Depuis ma plus tendre enfance, elle avait été l'oreille à qui je pouvais me confier. Elle s'était interposée entre Ulrich et moi lorsqu'elle avait découvert qu'il me battait. Elle avait pris des coups pour moi. Elle était la seule à s'être inquiété des ecchymoses que me laissait Lokia. Elle s'était tenue à mes côtés pour défendre Lunixa devant mère. C'était aussi grâce à elle que j'étais parvenu à combler le gouffre que j'avais créé entre Lunixa et moi, grâce à elle que nous avions eu la possibilité d'apprendre à nous connaître, de nous aimer. J'avais pour elle une confiance absolue.

  Cependant, je l'avais bel et bien gardé à l'écart, comme si ce n'était pas le cas.

  Peiné à l'idée qu'elle le ressente ainsi, je relevai les yeux vers elle, décidé.

  –Je ne peux pas tout te dire, car certaines informations concernent d'autres personnes qui me feront la peau si je te parle d'elles, mais pour le reste...

  Un éclat s'alluma dans les yeux de ma sœur. Toute ouïe, elle se redressa, puis je me lançai. Ma rencontre avec Magdalena, la première fois que cette dernière m'avait avoué ne pas pouvoir accéder aux pensées de Lunixa, ce qui s'était réellement passé la nuit de nos renouvellements de vœux, pourquoi Lokia n'en gardait aucun souvenir, mes retrouvailles avec Alaric et la façon dont il m'avait convaincu d'enquêter sur la Cause pour moi... Je lui racontai tout ce que je lui avais caché depuis l'arrivée de Lunixa au palais, excepté que Ric était devenu Élémentaliste ainsi que tout ce qui concernait Freyja et Frigg.

  À la fin de mon récit, je me sentais plus proche de ma sœur et plus léger que je ne l'avais jamais été depuis longtemps. Lui confier tous ces secrets venait de me délester d'un poids dont je n'avais pas conscience. Il m'en restait toutefois encore un à lui avouer, le plus lourd de tous, car contrairement aux autres, je le lui dissimulais depuis des années.

  –Dire qu'il s'est passé tout cela sous mes yeux et que je n'ai rien vu, murmura Valkyria. Si la Cause avait la moindre idée de tout ce que tu leurs caches... J'ignore ce qu'ils penseraient de l'inexplicable résistance de Lunixa ; si cela serait pour eux une raison supplémentaire de se débarrasser d'elle ou pourrait au contraire les intéresser. J'ai beau me creuser la tête depuis tout à l'heure, je ne comprends pas comment c'est possible, mais quelqu'un d'immuniser à certains pouvoir présente aussi bien un atout qu'un désavantage. En revanche, pour Magdalena, Alaric... Il ne te manque plus qu'un Élémentaliste pour que tu sois entouré de tous les types de Lathos que le conseil recherche.

  Je déglutis avec difficulté.

  –À vrai dire... Je le suis déjà. (Valkyria fronça les sourcils.) En contact avec un Élémentaliste.

  –Lokia ne compte pas.

  –Je ne parle pas de Lokia.

  Son souffle se coupa.

  –Tu te moques de moi ?

  Je secouai la tête, puis me saisis du briquet, posé sur un coin de bureau. Mon pouls accéléra aussitôt, puis, à mesure que je le rapprochais de moi, son rythme se fit de plus en plus intense, finissant par devenir si puissant qu'il couvrit le tic-tac de la pendule. Après une hésitation et un dernier regard pour ma sœur, j'allumai le briquet, puis plaçai ma paume dessus.

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