Chapitre 79 - Partie 1

8 minutes de lecture

MAGDALENA


  C'est pour son bien... C'est pour son bien... C'est pour son bien...

  Les doigts serré autour de la fusée du poignard, elle ne cessait de se répéter ces mors, alors qu'elle maintenait la lame profondément enfouit dans l'épaule de son fils. Des tremblements agitaient sa main. Tout comme les miennes. Autour de moi, les murs du couloirs secrets semblaient s'être rapprochés, l'air raréfié.

  Si j'avais été un peu plus vive...

  Dans un réflexe primaire d'échapper à la douleur et au poison, le Prince tenta de se téléporter. S'il ne s'était pas confronté à la volonté d'un autre Voyageur, puis téléporté avec deux passagers, il y serait peut-être parvenu. Il y avait toujours une seconde de battement où nous pouvions utiliser notre pouvoir en cas d'empoisonnement. Mais il était déjà trop épuisé avant de se faire poignarder et deux personnes le touchaient. Il ne pouvait rien faire.

  Et quand bien même il en aurait été capable, cela n'aurait eu aucun effet contre l'havankila. Une fois dans nos veines, le poison était inarrêtable.

  Sa propagation était toujours l'un des moments les plus intenses. Après la seconde de battement, le regard du Prince se perdit sur le côté et un éclat fiévreux naquit dans ses yeux. Retranchée à la lisière de son esprit pour ne pas ressentir sa souffrance, je perçus une brume fiévreuse envahir ses pensées.

  Ma gorge se serra encore plus. La reine, elle, ne voyait rien de tout cela.

  C'est pour son bien. C'est pour son bien.

  Les yeux rivés sur son fils, elle le fixait sans vraiment voir. Cette lueur maladive, sa respiration laborieuse, qui tenait plus du hoquet, son visage qui palissait à vue d'œil... Son esprit occultait tout. Elle n'entendait pas non plus la Voyageuse qui tentait de lui parler.

  C'est pour son bien.

  Une poignée de seconde plus tard, la diffusion du poison fut complètement et le brouillard qui embrumait son Altesse s'atténua un brin. Son souffle se calma légèrement alors qu'il cillait plusieurs fois, cherchant à rassembler ses pensées. La reine ne remarqua toujours pas ce changement et la sbire finit par poser une main sur la sienne. La reine releva vivement les yeux vers elle.

  –Majesté, c'est bon.

  La reine se rendit finalement compte de l'état de son fils et lâcha le poignard comme s'il l'avait brûlée. Les dents serrées, le Prince la darda d'un regard accusateur et débordant d'un profond sentiment de trahison. L'intensité de cette émotion était si forte qu'elle lui comprimait la poitrine et la mienne en écho. Ce fut à peine si je ressentis du soulagement en percevant le pouvoir du feu rugir dans ses veines en réaction à ses sentiments, signe qu'il n'en avait pas perdu le contrôle.

  La reine laissait le Marquis Piemysond priver ses enfants de leur pouvoir, les battre, les briser. Mais elle ? Jamais encore, elle n'avait porté la main sur eux.

  Par-delà la souffrance due au geste de sa mère, une autre émotion brûlait au fond des yeux du Prince et enserrait nos cœurs. La peur. Privé de ses pouvoirs de téléportation, dans l'incapacité de bouger, il ne pouvait plus rien faire. Ni aider sa femme, ni aider son neveu.

  Rien.

  Encore tremblante, la reine se releva et se détourna de lui, incapable de regarder plus longtemps ce qu'elle lui avait fait.

  –Vous pouvez encore voyager ? demanda-t-elle à sa paire.

  –Oui.

  –Alors reconduisez le tout de suite dans le salon beige. Qu'Heler s'occupe de ses blessures et que Rusalka le contienne jusqu'à l'arrivée d'Ulrich. Je vais aller le prévenir de la situation.

  –Non, souffla le Prince en recommençant à se débattre.

  Ils disparurent aussitôt.

  Le souffle court, je quittai la reine et me glissai dans l'esprit de Rusalka, la Sirène. À travers elle, je vis son Altesse et la Voyageuse se matérialiser sur le tapis, au milieu de la pièce. Heler, le Guérisseur, se précipita auprès d'eux et plaqua une main sur la joue du Prince avant de lui retirer le poignard, tandis que Rusalka entonnait son chant sans attendre. Son Altesse continuait à lutter, mais l'air envoûtant s'infiltrait dans son esprit, s'ajoutait au brouillard déjà présent.

  Ses gestes faiblirent.

  Un battement puissant pulsa dans ma poitrine. Déployant brutalement mes pouvoirs, j'enveloppai l'esprit de la Sirène. La peur renforçait mes facultés. En quelques instant, la Lathos fut sous mon emprise. Je n'avais plus qu'à l'écraser.

  Je n'en fis rien.

  Au dernier moment, je retins mon geste.

  Détruire complètement un esprit me demandait bien trop de force et les broyer n'était que temporaire. En outre, même dans le second cas, je ne pourrais pas m'occuper des autres Lathos présents dans la pièce : si je m'en prenais à eux tous, je n'aurais plus d'énergie pour le Marionnettiste.

  Le cœur lourd, j’éloignai mes griffes psychiques de Rusalka

  –Gda... Magdalena, m'appela le Prince, à moitié parti.

  –Nous allons trouver une solution, lui glissai-je avec plus d'assurance que je n'en avais.

  –Luni...

  Je le quittai. L'envoûtement remontait le lien et menaçait de m'affecter ; je ne pouvais rester à la lisière de son esprit. Refusant toutefois de l'abandonner, je maintins la connexion avec Rusalka, puis restaurai toutes celles que j'avais rompus. Une explosion de pensés et de sensations m'assaillit. La Princesse prétendant toujours être dans un état second tandis que son Sirène regardait encore dehors. La Marquise Piemysond qui se dirigeait vers le palais d'un pas déterminé, une joie glaciale croissant à chaque mètre parcouru. Son père, parfaitement détendu, qui agissait toujours comme si de rien n'était. La Princesse Valkyria...

  –...gdalena !

  Son appel fut si violent que je réprimais une grimace.

  –Je suis là.

  Un poids insupportable la délesta.

  –Par la Déesse... J'ai cru que nous vous avions perdue. Que s'est-il passé ? Pourquoi ne répondiez-vous plus ? Kalor et Lunixa vont bien ?

  La masse qui venait de la quitter sembla se transférer sur mes épaules pour venir alourdir celle qui m'oppressait déjà.

  –Non, votre frère ne va pas bien. Il vient de se faire empoisonner par votre mère et se trouve à présent sous l'emprise d'une Sirène.

  L'incompréhension la plus totale la frappa tandis que j'enchaînais avec hâte.

  –Quant à votre belle-sœur, tout est encore sous contrôle, mais la Marquise vient de regagner le palais, bien déterminée à la tuer.

  –Ma... mère ? répéta la Princesse, la deuxième information ne l'ayant pas effleurée, écrasée par le choc de la première. Non, elle n'aurait pas...

  –Si, elle l'a fait, la coupai-je. Pour le sauver. Après avoir vu le massacre dans le jardin, elle le croit complètement perdu.

  J'appuyai mes mots avec les souvenirs de ce qu'il s'était passé dans le bosquet. Une colère noire pulvérisa le déni de son Altesse Valkyria.

Par la Déesse comment a-t-elle pu ?

Kalor est la prunelle de ses yeux.

Le Roi et Sauveur que nous attendons d'après la Cause. Elle l'érige au rend de demi-dieu sans même savoir qu'il est un Élémentaliste.

J'ai pardonné bien des choses à ma mère, mais ceci...

  –Elle savait qu'il ne la frapperait pas en retour et c'est pour ça qu'elle a agi, justifiai-je. Mais ça n'a plus d'importance, nous...

  –Et Lokia ? me coupa-t-elle, l'autre information que je lui avais transmise lui parvenant enfin. Pourquoi veut-elle tuer Lunixa ? Le plan...

  –Le plan n'est pas du tout celui que nous pensions.

  Et avant qu'elle ne me pose d'autres questions, je lui dévoilai tout ce que j'avais appris grâce à la Marquise. Mes pensées déferlèrent si vite quelles étaient à peine compréhensibles, mais je ne pouvais les lui transmettre plus lentement. Le temps pressait. Aucune horloge ne se trouvait dans l'alcôve secrète dans laquelle j'étais dissimulée, non loin de la salle de réception, mais je pouvais entendre les secondes s’égrainer, chacune plus rapide que la précédente.

  Chacune plus funeste que sa prédécesseur.

  Submergée par toutes ses informations, la Princesse Valkyria resta un instant immobile avant de se tourner vers son aîné, comme sonnée. Lui et sa femme se tenaient au centre de la pièce, entourés d'une foule de noble souhaitant voir leur fils.

  –Si ce n'est pas Lunixa, qui doit le tuer ?

  –Je l'ignore, la Marquise ne songeait qu'à votre belle-sœur. Que faisons-nous ?

  Il m'était impossible de prévenir la Princesse Lunixa du danger qui s'approchait d'elle et nous avions perdu son frère. Nous seule pouvions encore agir.

  Le pouls de la Princesse redoubla d'intensité. Portant une main à sa poitrine, le souffle soudain raccourci, elle s'empressa de passer en revue les options qui s'offrait à nous. Devions nous sonner l’alerte ? Toute sa famille serait immédiatement conduite à l’abri royale ; cependant rien ne garantissait qu’un partisan ne les accompagnerait pas. Et surtout, le Marionnettiste risquait de nous glisser entre les doigts et nous vivrions alors chaque jour dans la crainte de son ombre. La Princesse Valkyria devait-elle sortir de la pièce pour rejoindre sa belle-sœur au salon framboise et l’avertir ? Mais qui protégerait son neveu pendant ce temps ? Repérer le Marionnettiste était toujours dans mes cordes, mais nous ne savions toujours pas si j'étais capable de le mettre hors d'état de nuire. Le laisser à ma seule charge était susceptible d'être fatal. Devais-je détruire l’esprit de la Marquise Piemysond ? Cela aiderait la Princesse Lunixa, mais me viderait de mes forces et je n'aurais plus l'énergie nécessaire pour m'occuper de l'assassin, à peine celle de continuer à le chercher dans la foule. Ma migraine s’était déjà fortement accentuée depuis le combat de Prince. Devais-je finalement libérer ce dernier ? Nous ignorions ce que le Marquis comptait faire de lui. Nous savions seulement qu'il ne l'aurait pas empoisonné et gardé sous l'emprise d'une Sirène sans raison.

  –Oh Dame Nature, s'exclama sa sœur, une pensée la traversant soudain. Puisqu'il est un Élémentaliste...

  –Non, non. La dose n'était pas assez forte.

  Pour la première fois depuis mon retour, elle réussit à prendre une vraie inspiration. La situation était en train de nous glisser entre les doigts, néanmoins son frère n'avait pas perdu le contrôle des flammes qui l'habitaient. Ces dernières ne se retournerait pas contre lui et la Cause ne découvrirait pas son secret.

  En revanche, son pouvoir élémentaire ne lui serait d'aucune utilité, même si je le libérai de l’emprise de Rusalka. Nous étions encore au cœur de l'après-midi, en plein été. Aucun feu n'était allumé. Ni dans les âtres, ni sur les bougies, ni dans les fourneaux.

  –Il ne devrait donc pas avoir trop de fièvre non plus, se rassura sa sœur. Ulrich voulait seulement le priver de ses pouvoir, s'assurer qu'il ne poserait pas de problème.

  Ces quelques mots générèrent une sensation désagréable dans mes muscles. Pas moins de huit Lathos avaient été réquisitionnés pour s’occuper de lui. Le Marquis Piemysond utilisaient-ils vraiment autant de subalterne pour s'assurer que son Altesse ne causerait pas de sienne, alors qu'il n'était pas censé être au courant du plan ? Non, quelque chose n'allait pas. D'autant plus que son chef était censé le retrouver…

  Un froid glacial me pétrifia jusqu'à l'os.

  Et s'il y avait une autre raison à la légèreté de son empoisonnement ? Et s'il lui avait administré juste le nécessaire parce qu'ils avaient besoin de lui ?

  Parce que c'était lui, l'hôte que la Cause avait choisi pour le Marionnettiste ?


Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Asa No ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0