Chapitre 81 - Partie 2

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  Il me sembla rouvrir les yeux rapidement, mais sans revenir à moi pour autant. Le monde n'était plus qu'un paysage trouble et trop lumineux ; le sol avait comme disparu ; j'avais l'impression de flotter, bercée par un doux balancement ; seuls quelques mots séparés de phrases incompréhensibles me parvenaient.

  Blesser autant.

  Organe vital.

  Tester.

  Traverser.

  Couloir.

  Interroger.

  Marquis.

  Un étrange frisson me parcourut soudain, suivi d'une pression. Le poids disparut. Quelqu'un jura. La clarté aveuglante laissa place à l'obscurité. Juste un petit point lumineux resta. L'écho de pas lointain résonna à mes oreilles, rythmé, lénifiant. Mes paupières s'était presque entièrement fermées lorsqu'une surface solide se matérialisa sous mes jambes et dans mon dos.

  Puis d'un coup, une douleur insoutenable explosa dans mon flanc.

  Je reviens instantanément à moi. Un cri m'échappa et je fermai les yeux, les muscles tendus à se rompre. J'avais l'impression de brûler de l'intérieur.

  Le feu finit par s'apaiser et j'inspirai une brusque goulée d'air. D'horrible élancements pulsaient toujours dans ma chair, mais la douleur était toujours plus tolérable. Je baissai les yeux vers mon ventre. La lance avait été raccourcie, mais elle ressortait toujours de mon côté.

  –Aucun organe vital n'a été touché et j'ai refroidi le sang pour cautériser un minimum la plaie et contenir l'hémorragie. Tu ne mourras pas tout de suite.

  De violents tremblements s'emparèrent de mon être. Je ramenai mon attention devant moi et sentis mon estomac se tordre. L'Éthérien et Piemysond avaient fini par me conduire dans les couloirs secrets. Le regard fiévreux de cette dernière luisait à la lueur de la bougie, mais elle ne m'avait jamais paru plus effrayante. La flammèche créait des ombres dansantes et inquiétantes sur son visage, le rendant changeant, comme doté d'une vie propre. Ses traits paraissaient plus tranchants que jamais ; ses prunelles d'une dureté et d'une froideur inhumaine.

  Le cœur battant à tout rompre je glissai une main sous mes jupons. La lance bougea aussitôt, m'arrachant un cri et interrompant mon geste.

  –Tu crois que je t'empêche de te vider de ton sang par remords ? Je te garde uniquement en vie pour que tu répondes à nos questions. Alors si tu veux mourir sans souffrir, je te conseille d'y répondre vite et bien.

  –Mourir ? répéta l'Éthérien alors que mon souffle se détraquait. Vous ne pouvez la tuer, mademoiselle, votre père...

  Il se tut, déglutissant soudain avec difficulté. Les yeux de la Marquise avait viré au bleu glace. Lentement, elle tourna la tête vers lui.

  –Tu remets mes ordres en question ? lui demanda-t-elle d'un ton détaché. Dois-je te rappeler qui je suis ? Mon père a beau être ton chef, je suis une demie-déesse, ta future reine. Auquel de nous deux penses-tu devoir allégeance ?

  La mâchoire de l'Éthérien se contracta, mais une lueur passa dans son regard et il se redressa.

  –Bien. Je préfère cela.

  Ce problème réglé, la Puissante reporta son attention sur moi. Avec la lenteur d'un prédateur s'approchant de sa proie, elle s'accroupit. Le métal froid du poignard entre ses doigts – l’un de mes poignard – appuya contre ma gorge.

  –Qui es-tu ? Et quelle est la véritable raison de ta présence au palais ?

  Alors que mon cœur s'était arrêté à la première question, la seconde me perdit complètement.

  La raison de ma présence au palais ? De quoi parlait-elle ?

  L'incompréhension qui se refléta sur mes traits finit d'assombrir son visage. Ôtant vivement la lame de ma gorge, elle abattit le pommeau sur ma pommette. Un sifflement passa entre mes dents serrées. Du sang coula sur ma joue.

  –Ne joue pas à l'innocente avec moi. Je suis la fille d'un général. Je sais reconnaître un vrai combattant quand j'en vois un en action et tu n'avais rien d'une amatrice. Ta façon de manier les armes était étrange, mais précise, mortelle. J'ai aussi analysé tes poignards pendant que nous te conduisions ici. Sur les quatre, tu en possèdes deux qui sont couverts d'havankila. Les deux dont tu t'es servi contre nous. (Elle pressa la pointe de celui entre ses mains sous mon menton, m'obligeant à lever la tête.) Tu savais parfaitement que c'était de ceux-là dont tu avais besoin contre nous et tu as fait semblant de boiter pour récupérer le premier. Comme tu as prétendu avoir besoin de boire, car tu savais parfaitement que mon verre de vin pouvait servir d'arme. Quant à ton manque de stupeur lorsque ton coup à traverser Pizrak sans le toucher ou que tu as découvert ma lame de sang...

  –J'ai été sur...

  La Marquise appuya plus fermement la lame sous mon menton.

  –En effet, tu as été surprise, admit-elle, mais pas comme un humain ordinaire l'aurait fait. Tu t'es remise trop vite du choc et tu as su réagir en conséquence : dans la seconde, tu as adapté ta technique avec Pizrak et tu as regardé vers la mare de sang de Meren avec moi. Encore une fois, tu savais parfaitement ce qu'il se passait. (Sa mâchoire se contracta.) Mais plus que tout, il y a cette insensibilité... siffla-t-elle. Même pendant que tu étais inconsciente, Pizrak n'a pas pu te faire traverser le mur. Ses pouvoirs n'ont aucun effet sur toi.

  Le pouvoir de l'Éthérien, aucun effet ?

  Tout ce qu'il s'était déroulé dans le salon se répéta dans mon esprit et le voile se leva soudain sur la stupéfaction des deux Lathos.

  À l'instar des Voyageurs, la plupart des Éthériens ne pouvaient se servir de leur pouvoir que sur eux-mêmes. Mais les plus puissants avaient la capacité de l'étendre à une autre personne, de rendre cette dernière aussi intangible qu'eux.

  C'était cela, l'étrange frisson. Le partisan avait essayé de me faire traverser le mur avec lui, mais n'y était pas arrivé. Ma résistance l'en avait empêché.

  Le regard déjà noir de la Marquise s'assombrit encore, devenant plus obscure que les ténèbres environnantes.

  –Tu vois visiblement de quoi je parle, alors je ne le répéterai qu'un fois, Lunixa. Qui es-tu vraiment ? Et qu'es-tu venu faire dans ce palais ? Réponds !

  Elle frappa le sol avec ma lame, frôlant dangereusement le bas de ma cuisse découvert.

  Je tressaillis. De peur, mais aussi de colère. Une colère tournée vers elle, vers Dame Nature, mais surtout vers moi. Comment avais-je pu avoir l'arrogance de croire que je pouvais arracher des informations au Sirène ? Que je pouvais faire face à celle qui nourrissait mes terreurs nocturnes sans trembler ? Que je pouvais lui faire changer d'avis et rester dans le salon ? Que je pouvais les arrêter sans qu'ils ne se doutent de rien ? Que je pouvais piéger tous les partisans avec le Marionnettiste ? Que j'étais aussi forte qu'eux ?

  Je n'étais qu'une Stracony incapable de créer plus de sept poignards sans saigner du nez. Piemysond, elle, était une Élémentaliste. Une demi-déesse. Rien n'avait changé depuis la nuit de mes renouvellements de vœux. J'étais toujours un misérable moucheron face à elle.

  De nervosité, de peur et de colère, je faillis éclater de rire ; l'image d'une mouche tentant de s'en prendre à un titan me venait de me traverser l'esprit. Une vive douleur à la jambe tua dans l'œuf cet excès d'hilarité. La Marquise venait de relever le poignard et de le replacer sous ma gorge, m'entaillant la cuisse dans le mouvement.

  –Es-tu l'une des nôtres, une Lathos privée de ses pouvoirs, ou une humaine qui en sait trop ? Ragnis n'avait senti aucun pouvoir en toi lorsqu'il t'avait analysé à ton arrivée et tu sembles indifférente à l'havankila. Tout te désigne comme une humaine.

  Je serrai les dents en sentant la pointe de la lame percée ma peau.

  –Mais tu restes complètement insensible aux pouvoirs de Pizrak... Jamais je n'avais entendu parler d'une telle capacité, alors qui sait à quelle autre race ou à quoi tu résistes ? D'où te vient cette faculté ? S'agit-il d'un pouvoir censé être éteint ? Ingurgiter de l'havankila permettrait-il aux humains de se protéger de nos pouvoirs ? À moins qu'il ne s'agisse d'une autre plante ou d'une drogue ?

  –Je ne sais...

  Je ravalai mes mots dans un long gémissement de douleur. À l’intérieur de mon flanc, la lance s’était remise à pivoter sur elle-même.

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