Chapitre 84 - Partie 1

4 minutes de lecture

KALOR


  Une épaisse brume m'entourait, si dense que j'avais l'impression de flotter sur un nuage. Le sol sous mes genoux, la lumière environnante, la douleur diffuse dans mon corps, la fatigue de l'empoisonnement, la présence des partisans autour de moi... Je ne percevais plus rien. Rien, excepté ce chant. Ce doux fredonnement qui vibrait dans chaque parcelle de mon être. Ce n'était pas la plus belle mélodie qu'il m'avait été donné d'entendre, mais quelque chose en elle me happait, m'attirait inexorable vers elle. La simple idée qu'elle cesse m'était insupportable. Alors je restais là, à l'écouter. Quelque chose, au plus profond de moi, semblait révolter à cette idée, s'agitait, comme pour me faire signe de m'éloigner, de fuir ce chant. Mais je devais rester, au risque de devenir fou, d'en mourir. Contrairement à l'oxygène dans l'air, je ne pouvais plus m'en passer.

  J'ignorais combien de temps je passais dans cet état, au cœur de ce brouillard. Quelques secondes ? Quelques minutes ? Des heures ? Mais du bruit finit par perturber la mélodie et le cocon brumeux s'en retrouva légèrement dilater. D'autres sons – des murmures – me parvinrent.

  –Kalor.

  Le voile s'effrita.

  –Arrêtez de chanter... Je vous en prie ! Arrêtez de...

  Ce chuchotis... Je n'en voulais pas, je préférais le chant. Pourtant, il résonnait en moi avec tant de force... Pourquoi ? Et pourquoi la douleur qu'il trahissait me faisait mal ? Pourquoi sa brusque interruption redoubla cette sensation ?

  –Heler, viens la tenir. Mais méfie-toi, elle a du mordant.

  –Voulez-vous que je la soigne ?

  –Non. Puisqu'elle est dans cet état autant s'en servir.

  Je voulais comprendre ce qui n'allait pas avec les premiers murmures. Pourquoi ils m'avaient tant perturbé alors que ce n'était pas le cas des suivants. Mais déjà, ils se taisaient et le fredonnement mélodieux, celui que j'aimais tant, m'enveloppait de nouveau. Puis un « bien » à peine audible retentit et le chant cessa d'un coup.

  Aussitôt, la brume qui m'entourait faiblit. De l'obscurité jaillit de la lumière, puis un monde trouble apparut. Je cillai plusieurs fois, tentant d'y voir plus clair, de rassembler mes pensées dispersées. Où étais-je ?

  Le monde se précisait de plus en plus à mesure que je balayais les environs des yeux, à la recherche d’un repère. Des formes se découpaient de la toile blanche qui s’étendait devant moi. Des… meubles ? Un salon ?

  Ce fut alors que je les vis. Cette silhouette agenouillée en face de moi. Cette robe qui la drapait ; d'un rose semblable à celui, me rappelais-je, de ma propre tenue. Cette peau cuivrée si différente de la mienne. Ces deux pierres turquoise qui me fixaient. Mais surtout cette incroyable chevelure blanche si particulière qui la dotait d'une aura lumineuse que j'aimais et chérissais tant.

  Lunixa.

  Son nom se répercuta en moi avec la puissance d'une déferlante et balaya sans pitié les restes de l'envoûtement. D'un coup, le monde redevint parfaitement net et la situation m'apparut dans toute son horreur.

  Lunixa était bien là, agenouillée à l'autre bout du tapis. Sa robe et son visage était maculé de sang, son œil noirci et gonflé, sa pommette droite fendue, son flanc transpercé. Un homme – le Guérisseur qui m'avait soigné pendant que la Sirène me plongeait dans un état second – la maintenait dans cette position, l'immobilisant au sol d'une double clef de bras. Une main lui suffisait pour enserrée les poignets délicats de mon épouse. De l'autre, il la menaçait d'une dague placée sous sa gorge.

  Je voulus la rejoindre. Arracher cette lame du Lathos, la retourner contre lui et éloigner Lunixa d'ici. Mais je ne pouvais plus me téléporter, ma mère s'en était assurée, et lorsque je tentai de me relever, deux personnes raffermirent leurs prises sur mes bras et écrasèrent mes jambes pour m'empêcher de bouger. Les flammes dans mes veines rugirent de rage. J'allais repousser les deux Lathos qui me tenaient quand une voix s'éleva.

  –Si tu veux que j'ordonne à Heler de la soigner au lieu de la blesser, ne bouge pas.

  Le feu qui me consumait cessa tout mouvement. Lentement, je tournai la tête sur le côté et mon sang, si brûlant une seconde plus tôt, se retrouva instantanément gelé. Installé comme un roi sur son trône, Ulrich me toisait depuis le fauteuil qu'il avait investi à ma droite, à mi-chemin entre Lunixa et moi. Mon cœur s'emballa ; un frémissement glacial me secoua. Impassible, mon chef me fixa un instant avant de reprendre la parole.

  –Bien. Puisque tu as visiblement compris, nous allons pouvoir discuter.

  –Elle n'a pas besoin d'être ici, répliquai-je d'un ton mal assuré. Nous pouvons discuter sans elle.

  –Vraiment ? Dans ce cas...

  Il fit un vague mouvement de la main au Guérisseur. Celui-ci pressa la lame sous la délicate gorge de Lunixa.

  –Non !

  Ulrich refit un signe au Lathos, qui stoppa immédiatement son geste. Une brusque goulée d'air s'engouffra dans mes poumons, la première depuis que j'étais revenu à moi et avais découvert l'état de Lunixa, mais elle ne m'apporta aucun soulagement.

  Comment en étions-nous arrivés là ? Comment Valkyria et Magdalena avaient-elles pu la laisser être blessée à ce point ? Tomber dans les mains d'Ulrich ? Que s'était-il passé durant mon envoûtement ? Où était le Marionnettiste ? Et Baldr ?

  –Et dire que Lokia pensait que tu revenais à toi, déplora Ulrich.

  D'un mouvement fluide, il se releva et vint se poster devant moi. Sa large carrure me surplombait de toute sa hauteur, occultant la lumière et plongeant ses traits dans l'obscurité. Je dus me faire violence pour ne pas reculer. Il n'aurait pas dû pouvoir me dominer de la sorte ; j'étais plus grand que lui désormais. Pourtant c'était bien le cas. Et la dernière fois qu'il l'avait fait...

  –Une protestation lui vaudra un coup. Un écart, une fracture. Une trahison, une saignée si importante ou un corps tellement brisé qu'elle souhaitera mourir.

  Un frisson dévala mon échine.

  –Pardon ?

  –À partir de maintenant, clarifia-t-il, c'est ton humaine qui payera le prix de tes mauvaises actions.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Asa No ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0