Chapitre 89

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MAGDALENA


  Mes vêtements collaient à ma peau moite. À mes tempes, un martellement de plus en plus violent pulsait tandis que mon front se couvrait de transpiration. Mâchoires contractées, je rappelai en vitesse la part de pouvoir que j'avais utilisée avec le Prince pour la renvoyer sur le Marionnettiste. Un grognement échappa à ce dernier.

  –C'est ça, m'encouragea Freyja alors qu'il portait une main à sa tête. Maintenant, reste concentrer sur lui. Ne le lâche pas.

  –J'essaye.

  Mais je n'allais pas tenir longtemps. Même en lui consacrant toute mon attention, j'avais eu du mal à l'attraper. Le Marionnettiste n'était plus qu'à une vingtaine de mètres de son Altesse Mathilda et du Prince Baldr quand j'y étais enfin parvenue, et mon emprise était bien trop précaire. C'était comme tenir de la fumée dans son poing. L'esprit du partisan ne cessait de fuir entre la moindre ouverture, la moindre faille, et mon étau en avait bien plus que je ne le croyais. Il me fallait sans cesse rattraper les veloutes qui s'en échappaient, colmater les brèches. Quant à lacérer son esprit pour le détruire, mon unique tentative avait été un véritable échec. Non seulement, elle n'avait eu aucun impact, mais j'avais en outre été à deux doigt de perdre mon emprise. Je ne pouvais que le contenir en attendant que son temps de possession arrive à terme ou que quelqu'un prenne la relève. Raison pour laquelle j'avais pris le risque de recontacter le Prince. J'avais besoin que quelqu'un se charge de notre cible.

  –Dame Nature, siffla le partisan qui avait été chargé de surveiller le Marionnettiste, le Comte Naamioski. Mais que t'arrive-t-il ?

  Inquiet que quelqu’un voit son pair grimacer, il passa un bras par-dessus son épaule pour le rapprocher de lui, comme s’ils étaient en pleine discussion, et le dissimuler en partie.

  –Je... Je ne sais pas, haleta le Marionnettiste. Une horrible migraine.

  Son esprit s'agita et suinta de plus belle. Serrant un peu plus les dents, je me jetai sur la moindre émanation et les ramenai aussi vite que possible derrière la barrière de mon pouvoir. Cependant, plus j'en ramenais, plus mon adversaire redoublait d'effort et plus il s'en échappait. C'était un cercle sans fin.

  Rapidement, cette lutte acharnée me fit trembler. Mon mal de crâne atteignait des proportions intolérables. Alors que j'avais les yeux fermés, une horde de points lumineux et dansant se dessina sur mes paupières. Bien trop consciente de mon combat, Freyja ne me parlait plus, me soutenant uniquement à travers le lien si spécial que j'avais créé entre nous.

  Sa présence fut la seule chose qui me permit de tenir. Le calme de ma sœur contrebalançait la panique du Marionnettiste à l'idée d'échouer et l'empêchait de m'affecter. Sa certitude sur ma capacité à le contenir jusqu'à l'arrivée des renforts atténuait mes doutes. Notre connexion me donnait l'impression de partager la douleur de ma migraine, de la tempérer. Mais surtout, Freyja me raccrochait à la réalité et me permettait de ne pas flancher alors que les pensées du Marionnettiste m'assaillaient de toutes parts. Sans sa froideur détachée qui déteignait sur moi, la culpabilité m'aurait broyée dès l'instant où je m'étais lié au Lathos. Lorsque le visage de deux jeunes garçons s'était immédiatement imposé à moi.

  Le visage de ses fils, en pleur.

  Comme toujours quand la Cause repérait un Lathos digne d’intérêt, elle avait d'abord voulu convaincre le Marionnettiste de les rejoindre. Mais ce choix n'en était pas vraiment un et, loin d'être idiot, ce dernier l'avait compris. Les Animalistes comme lui étaient bien trop rares pour qu’une telle organisation accepte de le laisser tranquille. Il avait alors fait semblant d'accepter leur offre et les avait suivis une partie du trajet avant de leur fausser compagnie, tandis que sa femme avait abandonné leur maison après son départ pour se cacher avec leurs enfants.

  Avec un Gardien parmi les partisans qui l'avait cherché, la Cause l’avait vite rattrapé, puis avait tenté à le briser. Lynchage, endoctrinement, menace... Ce pauvre homme avait tout enduré. Difficilement, mais il avait tenu. Jusqu'au jour où, après des mois entre leurs mains, l'un de ses tortionnaires était entré dans sa cellule, précédé par ses deux garçons.

  Ce souvenir m'avait frappé à l'instant où j'avais lié nos esprits. Il occupait la moindre de ses pensées, occultait les moments heureux qu'il avait partagé avec eux et qui cherchaient à se rappeler à lui, nourrissait la peur viscérale qui enserrait sa gorge et la mienne, éveillait des images horribles de toutes les horreurs qui attendaient ses garçons s'il échouait. Le geôlier n'avait pas eu besoin de formuler un seul mot. Dès que le Marionnettiste avait vu ses fils, leur regard terrifié, les larmes sur leur joue, leurs frêles épaules écrasés par la poigne de son tortionnaire, il avait baissé les armes.

  Cette découverte m'avait accablé de culpabilité comme rarement j'en avais ressenti. Cet homme n'était pas un fervent partisan qui se réjouissait à l'avance de la mort du jeune Prince, ni un Lathos changé en coquille vide, en arme, et dont la mort serait pour lui une délivrance. Ce n'était qu'un père de famille, cherchant à sauver ses fils et prêt à tout pour y parvenir.

  Tout comme nous. Du moins, je pensais l'être avant de savoir qui était cet homme. L'idée de le tuer, d'ôter à des enfants leur père et à une femme, si elle était encore en vie, son époux, ou pire, d'être responsable de leur mort à tous, me glaçait à présent jusqu'au sang.

  Cette famille ne méritait pas cela...

  Freyja avait tenté de me raisonner, me rassurer. La mort de ce Lathos était une nécessité. Nous n'avions ni les ressources ni le temps nécessaire pour le délivrer de la Cause et le convaincre d'abandonner sa mission était voué à l'échec ; avec ses enfants dans la balance, il refuserait et je me serais trahie. Ce qui nous laissais une seule option : le tuer. Sa mort était le seul moyen de l'arracher à la Cause, à cette vie de servitude, et de protéger de nombreuses vies. Dont celle de ses propres enfants. Une fois leur père disparu, la menace de payer pour ses erreurs ne planerait plus au-dessus de leur tête et la Cause préféreraient les enrôler et grossir leur rang plutôt que de les tuer.

  Je comprenais le raisonnement de ma sœur, mais cela ne me soulageait guère. La panique naissante du Marionnettiste, en revanche, m'étouffait un peu plus à chaque seconde. Rendu impuissant par la migraine que je lui infligeais, il était terrifié à l'idée de ne pas parvenir au bout de sa mission. Ses craintes pour ses enfants s'en retrouvaient renforcé, et ses pensées effroyables concernant les tortures qu'ils risquaient, plus glaçantes encore. Tout cela menaçait de me submerger et de rompre mon emprise. Refoulant ses sentiments et les miens, je me faisais violence pour maintenir mon étau en place et poursuivre ma lutte.

  –Mais enfin, ressaisis-toi ! s'impatienta le Comte Naamioski. Nous n'avons pas toute la journée. Dois-je te rappeler ce qu'il t'en coûtera si tu ne vas pas au bout de ta tâche ?

  L'angoisse du Marionnettiste devint si forte que la froideur de Freyja ne fut plus suffisante pour m’en protéger. D'effroyables images de ses enfants, battus jusqu'à la mort par ses anciens geôliers, lui vinrent à l'esprit et sa gorge se noua tant qu'il pouvait à peine respirer. Si la mienne ne se serra pas autant, rien ne me protégea de l'horreur de ses visions.

  Le Comte mit soudain terme à cette horreur en le poussant dans le dos. Sa brusquerie prit le Marionnettiste de court. Alors qu'il faisait quelques pas maladroits, l'acharnement de son esprit à m'échapper et ses horribles pensées diminuèrent d'un coup. Je lâchai un profond soupir.

  Le tintement perçant d'une cloche frappée à toute vitesse retentit au même instant.

  Le Marionnettiste eut à peine le temps de le percevoir malgré le brouhaha ambiant et le bruit des conversations de s'atténuer qu'une autre cloche, plus proche, fut enclenché en réaction. Puis d’autres encore. Les dernières discussions moururent aussitôt alors que le Marionnettiste se tournait vers le Comte et que Freyja jurait.

  –Par cette maudite Déesse, qu'est-ce que Kalor a foutu ? Tu lui avais dit d'empêcher le soldat de lancer l'alerte !

  –Ce n'est pas l'alerte d'attaque… C'est l'alarme à incendie.

  Quelqu'un avait dû voir les flammes dans le salon beige depuis l’extérieur.

  Quoi qu’il en soit, cela ne changeait rien à la situation : les membres de la famille royale allaient être rassemblés ! Déjà, les gardes entraient en action. Certains se déployaient aux niveaux des grandes portes fenêtres en demandant aux invités de sortir, ceux postés devant les différentes portes intérieures se rapprochaient de la masse de convives, afin de les inciter à s'éloigner des couloirs et suivre le mouvement. Quant aux quelques Lame Blanches présentes dans la salle, ils fendaient la foule pour rejoindre les différents membres de la famille, repoussant quiconque se mettait en travers de leur chemin.

  L'un d'eux se dirigeait droit vers le Marquis Dragor. Le Comte Naamioski jura.

  –Donne-moi le poignard, ordonna-t-il au Marionnettiste. (Ce dernier le dévisagea sans comprendre.) Cette maudite humaine ne te confiera jamais son rejeton tant que la sécurité du palais ne sera pas de nouveau assurée et tu n'en as plus que pour quelques minutes ! Donc donne-moi le poignard, que je puisse te le reconfier dès que tu auras pris le contrôle de cette femme. Tu vas la posséder et accomplir la mission avec elle.

  –Mais je croyais…

  –Nous n’avons pas le choix ; l’héritier passe avant tout. Maintenant, poignard.

  Le père de famille s'empressa d'obéir, alors que je relâchais légèrement mon étau pour projeter une part de mon esprit dans les jardins et une autre dans celui du Prince Kalor. La panique de ce dernier explosa dans mes veines.

  –... laisser pas approcher de Mathilda ! m'ordonnait-il. Je suis là dans une minute !

  C'était bien trop long ! Et je ne percevais toujours personne au niveau de la forêt...

  Le Comte s'empara du poignard et se dirigea sans attendre vers la Princesse Mathilda, s'assurant à peine que le Marionnettiste le suivait. Celui-ci le fit difficilement, toujours victime de la migraine que je lui infligeais.

  –Freyja...

  Les renforts n'arriveraient jamais à temps et je n'avais pas la force de m'occuper de tout le monde. Le Marionnettiste, le Comte Naamioski dont j'ignorais encore le pouvoir, d’éventuels autres partisans…

  –Respire, Magda, m'ordonna ma sœur. Tu dois juste gagner un peu de temps. Tu peux le faire.

  Du temps… Oui. J’avais un moyen d’en gagner.

  –Quoi ? Non ! s'exclama Freyja en percevant ma solution. Je ne parlais pas de cela, Magda ! Je t'interdis de...

  –Emmène ma mère chez toi, la coupai-je.

  Puis, alors que le Comte Naamioski n'était plus qu'à une dizaine de mètres de la Princesse Mathilda, je me glissai dans l'esprit de cette dernière. Son fils serré contre sa poitrine, elle suivait calmement le mouvement en lui bouchant les oreilles pour protéger ses fragiles tympans du bruit de l'alarme. Les cris de son enfant lui fendaient l'âme, aussi cherchait-elle à le rassurer d'une douce voix, bien éloigné de la profonde inquiétude qu'elle ressentait, même si elle savait qu'il ne pouvait l'entendre.

  –Tout va bien, mon miracle, ne pleure pas. Il ne s'agit que d'une er...

  –Altesse.

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