Chapitre 95 - Partie 1

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LUNIXA


  J'avais l'impression d'être perdue entre le passé et le présent, que ces deux époques étaient entrées en collision. Le visage de mon beau-père s'effaçait parfois au profit de celui de mon véritable père. Les cris de Baldr et ceux d'Apollon se disputaient à mes oreilles. Ma mère m'apparaissait avant que les traits de Mathilda ne la remplacent. L'image de Poséidon, entièrement couvert d'un drap et dissimulé dans le bureau de l'abri royal de Xerxes, se superposait à celle, presque aussi immobile, de Nicholas. Les voix de mes parents et de César se mêlaient à celles de toutes les personnes présentes...

  Une pièce aux murs bruts et dépourvue de fenêtre, la découverte d'un Lathos avec un titre de noblesse, des gardes au visage impassible pour seule compagnie, une chasse au sein même du palais, un roi qui faisait les cent pas... La tentative d'assassinat de Baldr avait peut-être échoué, mais tout me renvoyait dix ans en arrière, à la mort de mon frère aîné.

  Et à cela s'ajoutait le coma de Nicholas, toutes les découvertes de la Cause et deux de mes secrets presque dévoilés.

  J'avais peur de m'endormir. Mes terreurs nocturnes pouvaient rejouer tout ce que nous avions vécu et mes vieux souvenirs, donner vie à mes craintes futures, les empirer. Cependant, la fatigue et les antidouleurs qui embrouillaient mon esprit avaient raison de moi. Le soir venu, je m'écroulais et rien ne perturbait mon sommeil.

  Mais le cauchemar reprenait à mon réveil et il n'avait absolument rien de fictif.

  Cela commençait par des éclats de voix. Depuis trois jours, elles tonnaient dans le bureau de l'abri, accompagnaient la fin de ma torpeur, en étaient en partie responsable. La porte entrouverte laissait toujours entrevoir leur propriétaire et n'occultait jamais leur véhémence. Thor et son père se disputaient sur les conditions de mise à mort des Lathos découverts dans le château. Devions-nous les abattre en secret, afin de dissimuler qu'autant d'erreurs avaient foulé le palais ? Les exécuter plutôt en public, pour montrer que nous les avions démasqués et affirmer la supériorité humaine après la démonstration de force du Télékinésiste ? Faire une différence entre les nobles, et plus particulièrement les Piemysond, et les autres Lathos ? Kalor essayait de leur rappeler sa mise en garde, de les convaincre ne pas précipiter les choses, de leur faire comprendre que la chasse aux Lathos en cours était dangereuse, qu'elle risquait de pousser d'autres erreurs à se rebeller, d'instaurer un climat de méfiance dans la population, que des innocents allaient être accusés à tort. La reine semblait vouloir raisonner Kalor, lui montrer que son père prenait les bonnes décisions, que l'intervention de Dame Nature en était la preuve. J'ignorais si elle agissait ainsi dans le but de protéger leur couverture ou si elle cherchait également à lui faire payer toutes ces trahisons. Peut-être s'agissait-il d'un mélange des deux.

  Ces sujets les divisaient depuis le premier jour. Personne ne semblait écouter les autres ou réussir à prendre le recul nécessaire. Je ne les en blâmais pas – l'attaque était encore trop récente – mais entendre ces disputes m'oppressaient. J'espérais que cela ne durerait pas. Ces décisions étaient trop importantes pour être prises avec l'esprit échauffé.

  Peut-être avaient-ils fini par s'en rendre compte, car ce matin-là, une tierce personne se trouvait dans le bureau. Sa voix m'était inconnue, mais son timbre grave et vibrant restait posé à chacune de ses interventions. Cet homme tempérait la conversation et semblait souligné des arguments de chacun de ces interlocuteurs. Même certains de Kalor.

  –Princesse Lunixa ?

  Je fermai les yeux et pris une profonde inspiration avant de me tourner vers le capitaine Bellyski et la soldate Sykpleiska. Ces deux personnes représentaient la deuxième partie du cauchemar. Tous les matins, l'officier soulevait la chemise d'homme dont on m'avait vêtue pour inspecter l'état de ma blessure au flanc, puis il me couvrait d'une robe de chambre, me prenait dans ses bras et me portait jusqu'aux toilettes, où sa subordonnée m'assistait. Avec mes deux mains brûlées, j'étais incapable de me déshabiller ou m'essuyer sans aide. Cette situation était déjà plus qu'humiliante, mais j'étais en plus terrifiée à l'idée que quelqu'un finisse par voir ma marque, en particulier cette femme. Le seul rempart entre eux et ma tache de naissance était une simple culotte bouffante. Un dessous que je n'aurais même pas dû porter durant cette période du mois.

  Pour la grande majorité des femmes, ce type de culotte n'était pas un sous-vêtement quotidien. Nous en portions essentiellement durant nos règles. Avec ses nombreux volants, ce dessous permettait non seulement de dissimuler nos épaisses culottes hygiéniques peu seyantes, mais aussi de nous assurer une seconde protection. Mes menstrues n'étaient pas censé arrivé avant quelques jours, mais le matin du baptême, nous avions encore trop d'incertitudes concernant le plan de la Cause ; nous avions dû nous préparer à tout, dont d'éventuels affrontements. Seulement, qui disait combat, disait mouvements de jupons. Et malgré la localisation de ma marque, une lutte pouvait tout à fait la découvrir, même si ce n'était que l'espace d'une seconde. J'avais donc pris les devants : à la sortie de mon bain, le matin du baptême, j'avais demandé à Magdalena de m'apporter l'une de mes culottes bouffantes. Juste au cas où. Car, dans le but de bien remplir leur fonction, ce type de sous-vêtement était plus long qu'un dessous classique : il descendait sur le haut des cuisses. Pas de beaucoup, certes, mais juste assez pour dissimuler ma tache de naissance.

  Juste assez pour dissimuler mon identité.

  Jamais, cependant, je n'aurais pensé qu'on me délesterait complètement de mes vêtements.

  La vérité aurait déjà éclaté si je n’avais pas pris cette précaution, et la situation serait encore plus catastrophique. Mais je n'étais pas sauvé d'affaire pour autant. Chaque passage aux cabinets me mettait en danger. Il suffisait que la soldate me désobéisse, qu'elle baisse les yeux pour regarder ce qu'elle faisait ou qu'elle descende mes culottes plus bas que je le lui avais ordonné et elle découvrirait ma marque. J'étais si terrifiée que je tremblais chaque fois que la porte se refermait sur nous.

  J'aurais aimé pouvoir me détendre une fois de retour dans mon lit et bien enfouie sous la couette, mais la suite du cauchemar m'y attendait : Mathilda et les dernières nouvelles. Jusqu'à présent, aucune d’entre elle n’avait été vraiment bonne.

  Nicholas n'avait toujours pas montré le moindre signe de réveil. Les nombreuses stimulations du médecins-officier n'y avaient rien changer. Ce dernier avait donc fini par le placer sous intraveineuse et relevait régulièrement ses constantes.

  La Marquise Piemysond, la Comtesse Spökska, et Alaric n'avaient pour leur part pas encore été retrouvé, encore moins arrêtés. La Puissante et la partisane qui avait empoisonné Valkyria avaient dû profiter de l'incendie pour s'enfuir tandis que l'ami de Kalor avait semé ses poursuivants dans la forêt. Comme le roi désirait cacher l'implication des familles nobles incriminées pour le moment, seule une partie de forces de l'ordre, dont les lames Blanches, traquaient les deux femmes et se rendaient au manoir de leur famille. Pour l'arrestation d'Alaric, en revanche, le pays tout entier était en train d'être mis à contribution : le portrait du jeune homme avait été envoyé à tous les commissariats et camps militaire du royaume. Pour le quatrième jour consécutif, il faisait aussi la première page de différents journaux, dont le journal officiel.

  Une récompense de cent-mille couronnes était promise à quiconque l'arrêterait vivant.

  Mon inquiétude pour le jeune homme ne cessait de croître. Jour après jour, de plus en plus de monde apprenait ce qu'il était, ce qu'il avait fait. D'ici quelques semaines, tout Talviyyör connaîtrait son visage. Aurait-il encore un endroit où aller, à ce moment-là ? Il était devenu l'ennemi public numéro un, et il était toujours traqué par la Cause. Il ne pouvait même pas se tourner vers ses pairs au risque de tomber sur un partisan.

  Mais il n'était pas le seul Lathos à voir un étau se refermer autour de lui : si les soldats n'avaient pas retrouvé les deux partisanes et Alaric dans le palais, ils n'étaient pas revenus bredouille de leurs investigations pour autant. Dès le premier soir, onze personnes étaient déjà suspectées d'être des Lathos et rechercher pour ce crime : un couple de comte, la femme de chambre d'un invité et huit domestiques du palais. Cinq suspects supplémentaires s'étaient ajoutés au fils des jours. Chacun d'entre eux avaient disparu du palais après l'intervention d'Alaric et cela les avaient immédiatement rendu suspects. C'était également sur ces départs précipités que les autorité d'Illiosimera s'étaient appuyés pour débusquer les Lathos du château de mon enfance, après le meurtre de mon frère.

  « Les rats quittent le navire », avait dit mon père.

  Je n'aurais pas dû faire passer un Lathos avant un autre, mais plus que ces seize potentiels suspects, plus qu'Alaric, le sort de Magdalena me rongeait. Elle ne faisait pas partie de la liste de suspects jusqu’à présent, mais cela ne me rassurait guère. La reine savait qu'une Liseuse nous avait aidé, que Kalor en connaissais une. Dès que nous sortirions de l'abri, elle en informerait ses supérieurs, qui enverraient au moins un Gardien au palais afin de vérifier si cette incroyable Lathos se trouvait ici. Fuir était le seul moyen pour ma femme de chambre d'échapper à leur pouvoir de détection. Hélas, cela ne la mettrait pas à l'abri pour autant ; loin de là. Magdalena était ma camériste personnelle, une position qui l'amenait à côtoyer fréquemment Kalor. Bien plus que les autres potentiels Lathos. Une telle proximité ne pouvait qu'attirer l'attention de la Cause. Alors, même si elle s'enfuyait, elle se retrouverait traqué par des partisans, en plus d'être recherché par les autorités.

  Elle était prise au piège. Chaque matin, je craignais autant que j'espérais entendre son nom franchir les lèvres de Mathilda.

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