Chapitre 99 - Partie 1

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GIULIA


  Faire une promesse est facile. Il suffit de donner sa parole et s'est fini. La tenir, en revanche, l'est beaucoup moins. De façon volontaire ou non, nous sommes parfois amenés à les rompre. Quelques mois plus tôt, cela m'était arrivée. Lorsque Marco et moi avions découvert cette jeune fille au cœur de la nuit, seule, enceinte, et à deux doigts de commettre l'irréparable, nous n'avions pas réfléchi à deux fois. Nous l'avions ramenée avec nous, puis nous avions découvert qui elle était et lui avions promis qu'elle n'avait plus rien à craindre.

  Puis Francesco et son père avaient décidé de se servir d'elle pour forger une alliance et je n'avais rien pu faire.

  Ce soir-là, j'étais sur le point d'en rompre une nouvelle. Celle que j'avais faite à mon époux, vingt-cinq ans plus tôt, la veille de notre mariage : ne plus jamais toucher à une cigarette. Je n'avais jamais failli jusqu'à présent, mais depuis le départ de Lunixa, la tentation était revenue et ne cessai croître au fil des jours. Après ce que je venais d'entendre, je doutais de finir la journée sans céder. Les yeux rivés sur Alethiea, je faisais tourner mon briquet entre mes doigts, l'allumant encore et encore, tandis que ses mots résonnaient dans mon esprit.

  « Nos collaborateurs sont arrivés trop tard. Quelqu'un avait déjà mis la main sur la fontaine. »

  –Combien d'avance nos concurrents avaient-ils ?

  –Peu, il semble, d'après les anciens propriétaires.

  Ma secrétaire me tendit la missive des coursiers que j'avais envoyé, afin que je prenne connaissance des détails de cette transaction. Même si je m'en doutais, découvrir qu'elle ne s'était pas passée sans heurt me fit triturer mon briquet de plus belle. Cela n'aurait pas dû arriver. Nous étions censés être les seuls sur le coup. Nos concurrents en avaient-ils eu vent entre temps ? Notre contact s'était-il fourvoyé ? Avait-il été démasqué ? Ou bien nous avait-il trompé...

  –Envoyez une convocation à Psíthyros, je dois le voir au plus vite.

  –Tout de suite, Madame. Et pour la disparition de la fontaine ?

  –Prévenez le conseil de la situation et dites-lui que j'exige une réunion dans les plus brefs délais. Il nous faut à tout prix la récupérer, et au plus vite. C'est un bien beaucoup trop précieux pour la laisser entre leur...

  Deux coups contre la porte m'interrompirent. Le briquet se figea entre mes mains.

  –Oui ?

  Le battant s'entrouvrit juste assez pour que Ophelos, l'un des valets, passe la tête dans l’entrebâillement, comme pour s'assurer de ne pas trop me déranger. Voyant que je n'étais qu'en entretien avec Alethiea, il se permit d'entrer vraiment, puis s'inclina.

  –Je vous prie de bien vouloir excuser mon interruption, Madame, mais un homme vient de se présenter aux portes du manoir. (N'attendant personne, je fronçai les sourcils.) Il dit être le Général Marcus.

  Mon cœur eut un soubresaut.

  La délégation était de retour ?

  Me rendant à peine compte de mes gestes, je quittai mon siège, contournai le bureau, rendis la missive à Alethiea en lui rappelant mes instructions, puis suivis Ophelos.

  –Où l'avez-vous conduit ? m'enquis-je alors que nous quittions le secrétariat.

  –Il a dit qu'il ne s'attarderait pas alors il a préféré vous attendre au pied du perron.

  Je le dépassai et, oubliant toute bienséance, je dévalai les escaliers et traversai le manoir à grandes enjambées. Au lieu de ralentir à l'approche de l'entrée, j'accélérai encore le pas, obligeant les quelques domestiques présents à s'écarter de mon chemin. La silhouette d'un homme à forte carrure se dessinait à travers les fins voilages de la fenêtre à droite de la porte.

  Le souffle court, j'ouvris cette dernière à la volée. Une brusque bouffée de chaleur m'enveloppa aussitôt. Même en ce début de soirée et cette fin du mois d’août, la touffeur de l'air peinait à se rafraîchir. J'étais toutefois si fébrile que je la sentis à peine. L'intégralité de mon être était concentrée sur l'homme de dos, en bas des escaliers, qui caressait l'encolure de sa monture tout en observant les jardins.

  –Comment va-t-elle ?

  César pivota le haut de son corps dans ma direction, dévoilant un visage éclairé d'une pointe d'amusement. Sans nullement s'offusquer de mon manque de manière, il finit de se tourner vers moi.

  –Comment vont-ils, comment va-t-elle... Si elle n'a pu m'interroger tout de suite à votre sujet car je l'avais entraîné sur un autre terrain, c'est aussi la première question que votre fille m'a posée lorsqu'elle en a eu la possibilité. (Son amusement s'effaça, remplacé par un tendre regard.) Vous ne l'avez peut-être pas portée, Giulia, mais elle tient de vous comme si vous l'aviez faite.

  Son compliment visait sûrement à me détendre, à me faire sourire. Il ne fit que renforcer le pincement au cœur que je ressentais depuis le départ de Lunixa. Oui, Marco et moi ne l'avions pas conçue, mais elle était la fille que nous n'avions jamais pu avoir et comme n'importe quelle mère, mon impuissance vis-à-vis de sa situation et son silence me rongeait depuis des mois.

  Mon absence de réaction éveilla la compassion dans l'expression du Général.

  –Je vous aurais parlé d'elle avec grand plaisir, Giulia, hélas, je n'en ai guère le temps. Qui plus est, je suis sûr que vous préférez avoir les réponses à vos questions d'une personne bien plus concernée.

  Tout en formulant cette affirmation, il produisit une lettre de la poche interne de sa veste. Un seul mot était inscrit sur l'enveloppe. Mon nom. Pourtant, sa simple vue permit enfin à mes poumons de se gonfler pleinement. Il était rédigé de cette cursive si familière, que je m'étais attendue, puis désespérée de voir à mesure que les semaines, puis les mois étaient passés.

  Je m'en saisis comme s'il s'agissait du bien le plus précieux de la Terre.

  –Que la Déesse vous bénisse, César.

  –Je vous en prie.

  Incapable de m'en empêcher, je l'effleurai mon nom du bout des doigts, comme si cela pouvait me permettre de sentir ceux de Lunixa lorsqu'elle l'avait écrit. S'il n'en fut rien, un simple frôlement me suffit à reconnaître le seau qui scellait la missive. Une colère froide se déversa dans mes veines. Je retournai la lettre pour exposer cette horreur – le seau des Talvikrölski.

  –A-t-elle dû se cacher de son époux pour te remettre ce courrier ?

  –Non, pas du tout. En plus de sa lettre, cette voiture pleine de présents pour vous et ses frères et sœurs attend votre autorisation pour être déchargée.

  J'étais dans un tel état en sortant que je n'avais même pas remarqué la berline qu'il me désigna, pourtant à quelques mètres de nous.

  –J'ignore pourquoi elle ne vous avait pas écrit avant, continua-t-il, peut-être vous l'explique-t-elle dans sa missive, mais jamais ce jeune homme ne l'en aurait empêché. Il lui est dévoué corps et âme. D'ailleurs, lui aussi a tenu à vous écrire.

  César me remit une seconde lettre. Si elle était également scellée des armoiries des Talvikrölski, mon titre était cette fois inscrit dans son intégralité, d'une plume plus serrée, plus simple, plus droite, mais pas moins élégante.

  –Êtes-vous sûr de ce que vous avancez ? m'enquis-je durant l'étude de l'écriture de mon gendre. N'a-t-il pas uniquement joué un rôle ?

  –Je ne saurais en être plus certain, affirma-t-il avec une dureté qui balaya toute la douceur qu'il avait affiché jusqu'à présent.

  Ce changement fut si soudain que je ramenai aussitôt mon attention sur lui, prête à me baisser pour saisir la lame à ma cheville. Je n'étais plus face au père qui comprenait la souffrance d'une mère, mais face au Général des Armées, qui avait statuée la nature d'un inconnu potentiellement néfaste.

  –Comme vous le savez, poursuivit-il de son timbre d'officier, le nouveau statut de votre fille n'est pas sans danger et à notre arrivée, nous avons appris qu'elle venait d'être déclarée disparue.

  –Comment ? Que...

  César leva la main pour m'interrompre.

  –Un enlèvement. Elle avait trompé les gardes en se teignant les cheveux et en revêtant une tenue populaire afin de s'éloigner du palais. Malheureusement, cela s'est retourné contre elle. Son ravisseur, un Lathos, cherchait une belle jeune femme et elle correspondait à cette description. Il ignorait qui elle était.

  Dame Nature, Lunixa...

  –Que lui a-t-il fait ?

  –Rien d'irrémédiable, contrairement à ses autres victimes. Mon fils l'a retrouvé blessée et choquée, mais ils ont tué cette erreur avant qu'il ne soit trop tard.

  Les missives manquèrent de glisser entre mes doigts alors que tout autour de moi, l'air semblait se volatiliser. Seules les décennies de faux-semblants et de mensonges me permirent de ne rien laisser transparaître.

  –Votre fils vous a accompagné ? Vous ne m'en avez rien dit lorsque je vous ai remis ma lettre.

  –Je l'ignorai encore. Sa Majesté tenait à ce que je sois escorté et j'ai appris que son choix s'était porté sur Arès quelques jours avant le départ. Puisqu'il s'agit de mon fils, son rôle de garde du corps apparaissait comme secondaire.

  –Et en apprenant la disparition de Lunixa, vous lui avez ordonné de partir à sa recherche.

  L'air de César s'assombrit.

  –Comme vous l'avez si bien dit, votre fille est devenue une Princesse, Giulia. Entre elle et moi, elle avait la priorité.

  Évidemment... Et si j'avais bien tout compris, c'était son fils qui l'avait retrouvée. Déesse, comment avait-elle réagit en le revoyant après toutes ces années ? Et lui, qu'avait-il vu en la rencontrant pour la première fois ? Ce salopard avait vu son corps être mis en terre, avait pleuré sa mort. Les cheveux et les yeux de Lunixa avaient changé de façon impossible. Même si elle était devenue le portrait craché de sa mère, ces caractéristiques physiques ne concordaient pas avec Artémis. Cela faisait simplement d'elle une jeune femme qui ressemblait étrangement à la Reine Athéna, un sosie incompréhensible comme il en existe parfois entre deux inconnus sans aucun lien de sang. C'était ainsi que Sa Majesté Zeus avait dû se justifier la similitude entre les traits de sa femme et ceux de Lunixa, lorsqu'il avait vu sa photo lors du choix de la fiancée. S'il avait eu le moindre doute sur son identité, il serait venu pour vérifier la présence de la marque royale. Il en allait de même pour les différentes personnes ayant connu la Reine dans sa jeunesse et ayant rencontré Lunixa ces dernières années.

  Mais Arès en avait-il fait tout autant ? Il avait connu Artémis comme nul autre auparavant. Sa façon de se mouvoir, ses tics, son regard... Il la connaissait par-delà son apparence. Alors, l'avait-il reconneu ? Avait-il compris ? Que César n'ait pas ramené sa filleule et qu'aucun incident diplomatique n'ait encore éclaté ne voulait rien dire. César avait beau être son père et son Général, il n'avait jamais été la première personne vers qui se tournait Arès lorsqu'il était question d'Artémis.

  L'air de rien, je balayai les environs du regard.

  –Ne vous a-t-il pas escorté jusqu'ici ? Pour avoir sauvé la vie de Lunixa, je lui suis redevable à vie. Une récompense me semble la moindre des choses.

  –Vous ne lui devez rien, Giulia. Il n'a fait que son travail.

  Il n'avait pas répondu à ma question, mais je n'insistai pas et pris sur moi pour ne pas continuer à chercher Arès, alors que toutes les fibres de mon être me hurlaient de continuer. Même s’il attendait son père aux portes du domaine, il était bien trop proche du manoir, des enfants…

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