semaine 20 Le clochard poignardé

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Les premières fois, c’était il y a plus d’un mois. Il passait la nuit par terre dans la rue, le long du mur de ma maison, abrité de la pluie par l’avancée des fenêtres de l’étage. Jamais je ne le voyais arriver ni partir. Soit je le trouvais déjà là, couché sur ses cartons, entouré de ses gros sacs plastiques noirs, remplis de son trésor de rue, inimaginable récolte dans les poubelles du quartier. Il disparaissait enroulé dans des couvertures et des vêtements empilés qui lui servaient de campement. Soit il avait disparu en laissant là quelques restes. Je n’ai jamais rien dit, je n’ai jamais su quoi faire. Il me renvoyait l’image de la pauvreté que, finalement, j’étais venu au départ chercher dans ce quartier de Bogota, lorsque j’avais choisi cette maison pour y monter une fondation. Mais depuis, la pauvreté ne cessait des s’éloigner, on n’avait plus l’habitude. Les autres voisins lui auraient jeté de l’eau depuis les fenêtres de l’étage, tel qu’ils me l’avaient expliqué comme étant la chose à faire contre ce genre d’individus. Évidemment, c’était hors de question ! Mais le laisser là, presque devant ma porte avec toutes ses ordures, et son odeur corporelle insoutenable paraissait aussi très compliqué. Alors que faire ? Moi le riche bourgeois, avec tous les moyens du monde, avec toutes mes connaissances et mon éducation, face à cette misère étalée tous les jours sur le trottoir. L’aider, on le sait, risquait d’en attirer d’autres, cela marche comme cela ici, et éventuellement se mettre dans des problèmes ne serait-ce qu’avec les voisins. Le faire entrer chez moi, dans cet état, difficilement envisageable. Je ne suis pas le seul à vivre là et c’était de toute façon un risque à prendre presque inutile. J’allais mal chaque soir, ou chaque matin, mais je n’ai rien fait pour lui, ni contre lui, rien, juste laissé là, comme par lâcheté. Je n’ai rien fait et il a continué de dormir là, durant quelques semaines. Un soir il a fait trop de bruit, j’ai dû sortir li parler. Je lui ai expliqué que ce n’était pas possible, qu’il dormait là mais qu’il ne fallait quand même pas qu’il foute le bordel. Je crois qu’il l’a mal pris, ou mal compris, et les jours suivant il n’est pas revenu. Ce soir-là, je lui ai parlé mais j’ai à peine vu son visage. Sous la crasse, il devait peut être avoir trente ou quarante ans. La seule fois que je lui ai parlé, finalement, ce ne fut pas pour lui proposer mon aide, bien au contraire.

Il y a trois ou quatre jours, il a réapparu. De la même façon, toujours là en train de dormir, sans que je ne le vois ni s’installer ni s'en aller. Je suppose qu’il faisait en sorte de le faire vite et sans bruit sachant que c’est le moment où on pouvait lui dire quelque chose, lui dire de partir. Il devait savoir qu’il est plus difficile de le réveiller pour lui parler.

Hier soir, j’ai entendu des cris, des lamentations dans la rue. J’ai ouvert la fenêtre et je l’ai vu marcher, titubant, en train de crier « aidez-moi, on m’a frappé, aidez-moi, je vais mourir, aidez-moi, aidez-moi » Il pissait le sang, il y en avait une longue trainée derrière lui sur tout le long du trottoir. Je lui ai crié de rester là et qu’on allait appeler l’ambulance. Ana a appelé pendant que je descendais pour sortir dans la rue. Quand je suis sorti, il commençait á se rallonger sur ses cartons, tout en demandant de l’aide. Il avait une blessure sur le haut du corps, son côté droit était inondé de sang de partout, jusqu’à son pantalon qui en dégoulinait. J’étais désemparé, en face de lui, il criait et je n’osais pas approcher, je le regardais se vider de son sang en essayant de le rassurer, en lui disant que les secours allaient arriver vite. Il s’allongea et resta là, plus calme, j’avais peur qu’il soit mort. Mais lorsque je m’approchais, il bougeait comme pour se défendre dans un râle, et je reculais de nouveau. J’étais paralysé. Les trois jeunes, déjá là au tout début, avaient disparu et une femme arrivée au même moment où je sortais de chez moi parlait beaucoup, très fort, elle disait qu’elle avait vu celui qui l’avait poignardé. Elle lui parlait en lui demandant ce qu’il avait fait à l’autre pour qu’il lui en veuille autant. Je la voyais faire, elle disait qu’elle descendait de sa voiture, en bas de la rue, au moment où l’autre s’enfuyait. Elle le rassurait tout en lui faisant des sortes de reproches, à lui, inconscient sur le trottoir, s’était surréaliste. J’essayai de la calmer, je lui demandai si l’agresseur était un autre indigent, mais elle ne répondait pas et continuait de parler et de poser des questions au blessé inconscient. Je m’occupais aussi d’empêcher mes colocataires de sortir de chez moi. Les connaissant, il ne fallait pas qu’ils voient ça. Je poussais la porte et les poussais régulièrement à l’intérieur. Au bout de moins de dix longues minutes, une voiture de police, se garait devant le blessé. Les deux policiers descendirent et regardèrent le blessé. L’un deux le saisi par un bras et commença comme à le tirer, `le secouer, et le trainer par terre, sans rien lui dire. Je lui dis de ne pas faire cela, d’attendre l’ambulance. L’autre me dit que l’ambulance ne viendrait pas et qu’il fallait donc que ce soit eux qui l’amènent à l’hôpital. Je ne sentais aucune bienveillance, j’étais gêné, mais là encore je ne savais pas comment réagir. Deux policiers en moto arrivèrent pour les aider. Ils se mirent à le tirer pour le trainer dans la voiture. Même pas sur le siège, ils ne voulaient pas le salir je crois. Ils le trainèrent comme un morceau de viande trop lourd et le firent entrer à l’arrière, par terre devant le siège. L’homme était certainement dans les vaps mais il se réveilla et se voyant dans la voiture, voulut se dégager. Le policier le bloqua avec sa botte et le repoussa à l’intérieur avec le pied. Moi et la femme nous essayâmes de le rassurer en lui disant de ne pas avoir peur, que la police était là pour l’aider et l’emmener à l’hôpital. La femme avait été cherché un vieux drap qu’elle jeta dans la voiture en disant que c’était pour lui, qu’elle le lui donnait. Les flics, eux, ne disaient rien, leur seule préoccupation étant de pouvoir fermer la portière, gênés par les jambes ou les pieds. Que pouvais-je faire de plus dans cette situation? Je n’en ai encore aucune idée, mais sur le moment encore moins.

La voiture de police l’emmena. Je restais là, sur le trottoir, il y avait tout son bazar, tout ce qu’il possédait. Je demandai aux flics qui restaient qu’est-ce qu’il fallait faire avec ça, et avec tout le sang partout sur le trottoir. Ils me dirent qu’il ne fallait pas y toucher parce que s’il mourrait la police scientifique devrait revenir pour faire son enquête, il ne fallait rien toucher. Mais je leur dit que c’était n’importe quoi, parce que si on laissait ça là un autre recycleur allait passer, tout fouiller et prendre tout ce qu’il pourrait. Ils me dirent que de tout façon tout cela était pour le recyclage, que c’était comme ça. Et ils partirent en moto.

Chez moi, tout le monde pleurait ou était blanc comme un linge, c’était catastrophique. La police revint une demi-heure plus tard, deux voitures, dont l’une avec ce qui semblait être un chef. Les autres policiers lui expliquaient ce qu’ils savaient. Je compris que ce n’était pas la première fois qu’on l’agressait et qu’en plus, ces derniers temps, ils en retrouvaient régulièrement le matin, couché dans la rue et morts poignardés. Finalement, lui avait eu de la chance, ils m’informèrent qu’il se trouvait en chirurgie mais que ce n’était pas des blessures trop graves et qu’il s’en sortirait certainement, selon eux… J’avais du mal à les croire. Je ne saurais pas s’ils m’ont menti, c’était bizarre. La femme réapparu pour leur raconter encore ce qu’elle avait vu, je pense qu’elle était défoncée, elle parlait bizarrement, enfin j’espère pour elle que ce n’est pas son état normal. Ils la suivirent et me laissèrent là, l’un d’eux m’autorisa à nettoyer un peu.

Franchement, j’ai honte de moi. Je n’ai surement pas su réagir. J’aurais surement pu faire quelque chose de plus pour ce malheureux. Avant peut-être, sur le moment aussi. Parfois, on regarde ses limites et on n’est pas bien fier. Certes tout est allé extrêmement vite, et la situation à la fois dramatique et en partie incompréhensible me donne un peu une excuse. Mais je n’ai pas été à la hauteur. La seule chose finalement, ce sera d’avoir couché ce témoignage dans un texte. C’est la seule chose que j’aurais fait pour lui, et pour moi aussi d’ailleurs, pitoyable. Je m’aperçois que je ne peux même pas dire le nom de celui qui a vécu presque deux mois sur mon trottoir. Ce traumatisme reste en moi, je ne pourrai pas facilement m’en débarrasser. Mais je ne suis même pas sûr de faire mieux la prochaine fois. C’est cela qui est le plus terrible, penser que tout pourrait se reproduire et qu’on sera toujours aussi nul, égoïste, inutile. J’ai besoin d’aide dans ma tête et écrire est aussi une façon de libérer un peu. Mais même là, je ne sais pas quoi faire, quoi dire, ni comment conclure…

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