Animalités — 3

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 La journée resplendissait. Il y avait comme un parfum de renouveau sur les ponts. Ciel brillait, dissipant quelques derniers nuages rescapés de la nuit, pour revêtir la corne de reflets nacrés. Felna inspira profondément. L'air portait l'odeur des jardins suspendus en plus des fragrances matinales. On pouvait entendre les sons diffus d'animations lointaines, promesses de joies légères.

 Son destin était tracé. Légère, Felna traversa les magnifiques susplaces menant au palais avec l'envie furieuse d'embrasser chaque Aers venus. Au loin l'édifice s'accrochait, riche en promesses. Son architecture, puissante vestige d'ères révolues, ne lui paraissait plus étrange, elle évoquait plutot un nouveau genre de beauté à ses yeux. Une réconciliation entre le passé et l'avenir. Entre la Terre et la Ciel.

Réalienne.

 Elle entendait déjà ses détracteurs la proclamer trop jeune. L'argument était aisé à démonter.

 En son Temps, la sixième Acastale Sinacoa Terra Cael n’avait-elle pas eu trois jeunes réaliens, votre majesté ? s'entendait-elle déjà répondre à l'Acastale.

 Felna avait toujours aimé l'histoire de cette Acastale ayant elle-même accédé au pouvoir à l'aube de ses seize alignements – à l'âge où d'autres se balançaient entre transpassés et trépassés -, une souveraine juvénile, à l'éducation à peine parachevée, vouée à régner précocément.

 À peine son voile céleste posé, elle s'était empressée d'élire comme réaliens trois Aers fraîchement scellés, abolissant ainsi l'autorité médiocre des ministres de sa mère, reprise précocément par Attraction. La sixième Acastale avait eu cette audace, laquelle avait porté ses fruits. Rarement avait-on vu meilleur gouvernement en ce monde.

 Certes, l’expérience d'une vie pouvait être symbole de sagesse, mais voir en celle-ci le seul et unique gage d’efficacité était une abération.

 Bien entendu Felna ne le dirait pas de cette façon, elle habillerait son propos des atours les plus révérentieux. Elle exposerait aussi ses opinions sur l'état du Terraume. Elle ferait transparaître la profondeur et les nuances de son regard sur les crises qui ternissaient ce monde. Soulignerait l'oisivité de ses contemporains, tout en la déplorant, et confierait ses ambitions pour retrouver le chemin de la réversion.

Devenir Réalienne…

Ne plus devoir porter d'enfant. Ne plus devoir subir son mariage.

 Comment se présenter à l'Acastale ? Felna passa en revue les différents point d'attention. Se montrer humble, déjà. Ne pas oublier de s’incliner. Ne pas reproduire l'erreur des Etats-généraux, baisser la tête et s’offrir comme humble outil à la gouvernance. Mais attention, il fallait moins se montrer soumise que se présenter, solide ; car une réalienne ne devait pas être soumise. Elle devait apparaître comme un support au pouvoir capable de débattre vigoureusement, sans en oublier son allégeance. Il fallait se montrer Vox de talent, tenir en équilibre entre l’offense et la complaisance. Ne pas se laisser impressionner par la tâche. Autre chose : s'offrir en soutien à cette souveraine aveugle et endeuillée, sans s'imposer. Felna se souvenait du moment suspendu où elle l’avait vu caresser la plaque qui contenait les cendres de Fard Egan. L'Acastale et Felna avaient en commun un sentiment fort, celui de perte d'espoir. Elles se soigneraient ensemble.

 Felna se sentait à la fois effrayée et excitée. Elle voulait se frotter à ces questions, tenter de les résoudre, mais avait peur de ne pas savoir parler, se tromper.

— Pssttt...

 Elle s'immobilisa au milieu de la plateforme. Elle rabattit sa nouée et fit volte-face. Personne sur la susplace. Elle frissona. Ce son, ce chuintement, elle l'avait déjà entendu, mais redoutait de se rappeler où. Elle balaya l'horizon, espérant y trouver quelque enfant farçeur. Le mouvement vint par le dessus. Un horrible froissement de poils. Relevant lentement la tête, elle vit des formes noirs glisser le long des surports. Les répugnantes créatures décrochèrent soudain pour se réceptionner sur le sol corné et s'alignèrent pour la regarder, comme l'auraient fait des soldats.

 De nouveau eux, mais qu'avaient ils ? Pourquoi elle ? Felna avait pour habitude de les voir fuir au moindre geste brusque mais préféra s'abstenir et quitter plateforme. De toute façon rien ne semblait vraiment les inquiéter ces derniers Temps, comme s'ils possédaient les lieux.

— N’y va pas.

 Elle faillit trébucher dans sa nouée au pied du pont. Dans son dos, elle sentait leurs regards vicieux, mais refusait de se tourner. Leur prêter attention serait leur offrir plus de réalité, ce qui était hors de question. Au seuil de sa nouvelle vie elle n'allait pas laisser son incarna en proie à cette folie.

Maudite Ironie, maudite sois-tu, toi et tes manœuvres infâmes. Qu’importe d’où venaient ces voix – de sa propre tête, des bouches puantes de ces primates, du ventre d’Ironie ou du Vent lui-même – elle décida de ne rien en savoir.

— N’y va pas. Suis nous.

 Felna s'avança sur le pont, sans se retourner, et bien déterminée à ne pas répondre à leurs admonestations. La voyant partir, les singes s'agitèrent, mais ne la poursuivirent pas. Finalement, un groupe de commissionnaires passant par là les firent déguerpir.

— Comme les autres, tu n’écoutes rien ! lança l'un d'eux en glissant sous le pont pour filer sous les pieds de Felna.

Posez-vous la question, pauvres immondices ! Partez ! Non, mourrez !

 Felna marcha plus vite, sa fureur concentrée dans ses pieds foulant la corne. Une fois suffisement éloignée, plus aucune voix ne vint la tourmenter.

Felna frissonna. En s’approchait de l’allée principale, qu’un pont enluminé venait raccorder à la grande susplace, elle essaya de se ressaisir. Elle devait donner sa plus belle image à la Reine.

Les gardes la laissèrent bien entendu passer. Ils semblaient goguenards. Une impression sans doute. Les ricanements des singes lui donnaient le sentiment que tout être inclinait à la tourmenter. Felna passa au dessus de ses considérations inutiles et leur sourit, comme si elle était déjà leur Réalienne, magnanime.

Dans le ventre du palais, les Inter commençaient déjà leur ballet d’activités : nettoyage, livraison, préparation de nourriture, apprêt de tissus, etc… Chacun sa tâche. Le palais était comme une ruche et Felna allait bientôt en rencontrer la Reine.

Elle admira quelques instants les couloirs titanesques qu’elle arpentait. Le sol qu’elle parcourait n’avait que peu d’allure comparé au plafond qui était le sol de jadis. Se promettre un jour Réalienne lui donnait le sentiment qu’un jour elle marcherait sur ce plafond. Elle savait cela impossible… À moins qu’un jour… la réversion…

Ce serait alors une merveille de pouvoir régner ainsi avec la Reine, ou sa fille, sur un monde enfin redressé. Sans danger.

Tête en l’air, elle bouscula une Inter qui trébucha lourdement.

— Regardez où vous allez, ma chère ! lui asséna-t-elle furieuse, avant de repartir vers la salle du trône. Elle inspecta rapidement sa robe, mais aucun nœud n’avait semble-t-il sauté. Heureusement ! Sinon elle aurait maudit cette Inter inconsciente.

Felna reprit sa route, outrée. Elle pesta ensuite sur les méandres des couloirs, puisqu'elle avait une fâcheuse tendance à s‘y perdre. Traînant sa robe encombrante, elle trouvait que ces allées étaient bien mal agencées et surtout placées de façon tout à fait contre-intuitive.

Arrivée finalement dans le couloir qui menait à la salle du trône, elle constata qu’il y avait quelqu’un d’autre qui attendait devant les gigantesques portes closes donnant sur l’immense hall.

Comment ? Allait-elle devoir faire la file et attendre son tour ? Felna, déjà pressée, trépignait intérieurement à cette idée. Elle s’était rêvée seule convoquée par la Reine, ce qui aurait été un insigne honneur. Elle déchantait un peu.

Surtout qu’en avançant elle reconnut la silhouette de la personne qui patientait.

Mia Van Aers, sa splendide, unique et insupportable mère.

Non, pas elle ! Que voulait-elle encore ? Insister encore pour qu’Idas soit élu ? songea-Felna, bouillonnante.

Une image la traversa soudain. Elle s’imagina durant un instant Réalienne en même temps que son mari. Un cauchemar !

Était-ce possible ? Est-ce qu’historiquement ce genre de folie avait déjà eu lieu ? Sinon dans des temps immémoriaux ?

— Ah, Felna ! dit sa mère en la voyant s’approcher. Elle avait pris cette posture fière qu’elle aimait servir à la cour, mais qui laissait souvent place, en fin de journée, à un affaissement vulgaire, que seul sa fille connaissait.

— Mère … que me vaut ce plaisir ? lui servi-t-elle complaisamment.

— Je ne sais pas, ma chère ! Je ne sais qu’une chose, c’est qu’on m’a convoquée au saut du lit ! J’ose espérer que cela concerne (et elle fit un clin d’œil complice à sa fille) notre affaire !

Indigeste. Elle était tout bonnement indigeste. Ces manières, cette façon de l’intégrer à ses petites manœuvres. Ah ! Elle sera bien surprise en entendant Felna se proposer en place de Réalienne, tiens ! Elle serait peut-être même enfin désarçonnée ! Voire perdre contenance !

Vivement, songea Felna, impatiente.

— Nous verrons, mère, il nous faut attendre et calmer nos ardeurs face à sa majesté. Puis une légère fourberie s’invita dans ses mots.

« Tiens, je ne vois guère Idas. Auriez-vous de ses nouvelles ? »

Double attaque, pensa triomphalement Felna. Non seulement elle lui rappelait que pour réaliser son plan, son cher mari était requis et qu’au passage il n’était pas là. Mais elle insinuait aussi que sa mère avait plus de liens avec son mari qu’elle. Non sans fierté, elle lui sourit complaisamment.

— C’est votre mari, ma fille, pas le mien ! Surveillez-le mieux, sourit-elle en retour, sans aucun humour. Puis, nonchalante : Il arrivera bien à un moment où l’autre, j’imagine...

Elle ne se laissait jamais démonter, c’était à la fois tragique et impressionnant, pensa Felna, alors que les grandes portes commençaient lentement à pivoter.

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