Jagannâtha

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  L’astre solaire s’effaçait doucement à l’horizon ; ses rayons de feu tintaient le ciel d’orpiment, de pourpre, d’incarnadin. Le hameau s’agrippait au flanc montagneux, enlacés d’odorants conifères. Un ruisseau désaltérait le cœur de l’étroit village, irriguait les quelques champs, les terres en contrebas.

  Alors que la Lune grimpait dans l’éther, les lumières de nos maisons éclairaient les rues désertes. L’heure était à la prière ; la centaine d’âmes réunies dans la petite chapelle scandaient, muettes, le même air ; supplication immodérée. Bercées par un millier de lucioles de cires, la voix de la Toute-Mère résonnait entre les murs de pierres. L’écho infini propageait Sa parole, chassait les ombres furtives de colosses invisibles, ravivait l’espoir dans nos cœurs de verre. Notre allégeance à ce culte nous condamnait à l’errance, à l’oubli. Nous n’étions que des hors-la-loi, ne pouvant prier pour le Soleil. Le Seigneur Noir ne tolérait qu’une unique religion : la sienne.

  Parfois, lorsque j’implorais l’astre de feu, des souvenirs émergeaient : ceux d’un guerrier capable d’annihiler la fange des fosses les plus obscures. Le thaumaturge… Il écartait ses ennemis d’un geste, de vulgaires insectes balayés par une force incoercible. L’incarnation de la Lumière.

  Mais l’orgueil le rongea.

Sa magie s’altéra.

Son âme se putréfia.  

  Celui-qui-ne-doute-jamais succomba à la corruption, et préféra se donner la mort plutôt que de propager cette infamie. Comme ultime volition, il enfonça le cri de l’acier dans un silence consacré. Le fluide carmin s’écoulait de son abdomen déchiré. À genoux face au Soleil, les premiers rayons de Sa nitescence inondèrent son visage. Il souriait… Son esprit transcenda son enveloppe charnelle, illumina une dernière fois la terre, se fondit dans l’Univers. Notre lueur adorée venait de s’éteindre, plongeant nos espoirs dans les plus sombres abîmes... Un passé depuis longtemps révolu.

  Hommes, femmes et enfants retrouvèrent le chemin de leurs logis ; le requiem résonnait dans leurs pas. La procession de lanternes s’arrêta devant le terrible spectacle ; la blancheur immuable se teintait de sang. Le village se noya dans une pénombre vermeille ; un silence glaçant s’installa face à cette fantasmagorie ; même les animaux nocturnes restèrent muets. La quiétude se mua en peur lorsque nous les vîmes.

  Nés de l’obscurité, les cavaliers d’outre-tombe s’avancèrent. Le cliquetis infernal des sabots de leurs chevaux rachitiques résonnait ; les squelettes équins supportaient sans mal les quatre colosses de métal. Leurs épées s’arrachèrent de leur fourreau ; la panique gagna le peuple. La masse grouillante de paysans s’éparpilla, les bourreaux commençaient leur moisson d’âmes.

  Des cris.

          Des pleurs.

  Des râles d’agonie.

Une véritable boucherie.  

  De cette nuit, il ne resta que peu de choses. Un hameau vide, aux pavés souillés par le sang et la chair. Une poignée de villageois, meurtris, anéantis. Une rage, profonde et acide, prête à tout consumer sur son passage.

  Le fantôme de notre amertume hantait nos bouches, errait parmi les grondements muets de nos cœurs endoloris. Nous devions venger nos familles, nos amis, nos voisins. Le Seigneur Noir devait périr, pour qu’enfin ! la lumière du Soleil éclaire le chemin des hommes.


** * **


  Après des mois de recherches, nous l’avions. Ce parchemin usé aux inscriptions effacées. Notre liberté. Nous autres, adeptes du Soleil, ne pouvions défaire le maître des ombres. Seul le thaumaturge en était capable. Mais son corps de poussière n’existait plus, son âme flottait dans l’empyrée.

  Il nous fallait le ramener.

L’invoquer.

Le conjurer.  

  Depuis le monde des morts, aurait-il partagé sa fulgurance ? Foulerait-il de nouveau la terre qui lui était chère ? Nous n’en savions rien, et cela importait peu. Bientôt, le bras armé du Soleil consumerait les ténèbres. Nous marcherions dans les pas de Celui-qui-ne-doute-jamais.

  Une femme âgée, rescapée du village, vociféra sa réticence. Nous ignorions les dangers de la magie. À recréer la vie, nous copiions affreusement l’astre de feu. Et ce qui sortirait du portail ne pourrait être maîtrisé. Ce risque ne nous affola pas. Aucun sacrifice ne pouvait surpasser le prix de la liberté.


** * **


  Le rituel allait débuter, nous achevions les derniers préparatifs. Un immense pentagramme sanguin avait été tracé sur le plancher noirci. D’épaisses bougies ébène gravées de runes braisillantes cerclaient de leurs larmes blanches l’étoile carmin. Dressé sur un pied, le sinistre acier sombre d’un gantelet brillait d’une obscure clarté ; l’imperceptible halo d’un glyphe luisait aux tréfonds de sa paume.

  Chargé de préparer notre invitée pour la cérémonie, j’achevais de tresser ses cheveux anthracite. Âgée d’à peine dix ans, son corps flottait dans sa robe pourpre. L’enfant se tourna et son regard accrocha le mien. Calme en apparence, ses yeux de jade trahissaient sa peur. Elle allait mourir, et le savait. Nous le savions tous. Au fond de moi, j’espérais qu’elle ne souffrirait pas trop. Je plongeai mes doigts dans l’encre de suie avant de noircir son front, son nez, ses lèvres, son menton. D’une délicatesse infinie, je découvrais sa peau laiteuse du bout des doigts. Elle soupira doucement, des pensées traversèrent mon esprit. D’horribles pensées… La chaleur m’envahit ; probablement la gêne. Ou pire encore ? Je n’osais l’imaginer. Elle saisit ma main et y plaça un bracelet de sa confection. De minces lanières de cuir maladroitement tressées enlaçaient une pierre dorée aux étranges reflets.

  • T’as été si gentil avec moi, je t’ai fait ce cadeau.
  • Merci…
  • Dis, je vais faire revenir la lumière, pas vrai ?
  • Oui, petite. Le Soleil marchera dans tes pas.

  Ses prunelles viridescentes scintillèrent, un fin sourire étira ses lèvres rosées. Une autre pensée sauvage me traversa. Je lui souris timidement et hochai la tête avant de remettre la capuche de ma robe noire, terrifié par le monstre qui m’habitait.

  Les prêtres terminèrent ; nous pouvions débuter. Je jetai un dernier coup d’œil au bracelet et pris place. Debout autour du cercle de cire, nous récitions nos incantations. Nos voix graves s’unissaient, nous parlions en un seul être. L’air vibrait d’une nouvelle force. Lentement, le pentagramme se mit à luire, diffusant une lumière rouge sang sur nos habits sombres. Notre invitée s’avança vers le piédestal, une obsidienne vitreuse entre les mains. Elle la plaça au creux du gantelet qui se referma sur la gemme. La roche noire s’irisa, laissant apparaître d’étranges ondulations lumineuses. La petite fille resta debout devant le pied, quelque chose semblait la retenir. Un murmure sépulcral s’élevait de la pierre, serinait le même mot : Jagannâtha.

  Son visage de porcelaine pâlit. Ses joues s’inondèrent de larmes. Son regard perçait mon âme, me suppliait de l’aider. Mon cœur se brisa face à cette adjuration muette, terrifiante, mais je ne devais en aucun cas cesser mon invocation. La fillette leva la tête, une magie occulte la portait. Les bras écartés, ses cheveux dansant au gré de vagues imperceptibles, elle flottait dans les airs.

  Lentement, elle ouvrit la bouche, de sa gorge sortirent des sons d’un autre monde.

      Lentement, l’odeur de la mort se répandit parmi nous.

          Lentement, nos estomacs se serrèrent, pris d’un mal invisible.

  « Elle arrive… ». Elle ne cessait de le répéter de cette même voix d’outre-tombe. La petite se cambra, s’éleva jusqu’au plafond avant de s’écraser avec fracas sur le plancher. Le bois et les os craquèrent. La bouche béante, elle cherchait désespérément à respirer. La température chuta abruptement, chaque expiration créait un nuage de condensation. Le givre avalait le sinistre piédestal. Le gant posé dessus se resserrait davantage autour de la gemme, qui vola en éclats. Le portail s’ouvrit enfin, imposant le silence. La chrysolithe de mon bracelet s’agitait vivement, comme animée par une autre magie.

  Douce.

Apaisante.

Ineffable.  

  Le pentagramme rayonnait intensément, une brume blanche fuyait en abondance de l’obsidienne brisée. Elle tournoyait autour du gantelet qui disparut rapidement dans ce blizzard. Ce maelstrom infernal grandissait, repoussant la chaleur aux confins de son monde. Les frimas assiégeaient le plancher, rongeaient les pierres, dévoraient les murs.

  Nous ne devinions que sa terrible silhouette lorsque nous les vîmes… Ses deux yeux bleus, perles luisantes, perçaient le brouillard. Son odeur nauséabonde nous agressa. Une puissante onde de choc chassa la fumée immaculée ; souffla le maigre mobilier. Et nous, par la même occasion. Une vieille bibliothèque lourde de livres arrêta ma course. Elle se brisa sous l’impact, vomit ses ouvrages. Sous la pile d’opuscules et de grimoires, je voyais malgré tout la scène.

  Dans sa robe de lambeaux, la Liche émergea. Affreuse. Ce sac d’os décharnés flottait au-dessus du sol. Son souffle rauque, fétide, délétère, empoisonnait l’air de miasmes poisseux. Ses longs doigts s’enroulaient autour d’un sceptre archaïque ; de ses cavités s’échappaient sans cesse de fines pellicules de glace. Émanait d’elle une lumière bleue ; froide ; intense ; projetant l’ombre de ses restes sur les parois de la pièce.

  La Liche leva la petite fille sans la toucher, elle gémit. La pauvre pleurait tellement… Je n’aurais pu déterminer s’il s’agissait de douleur ou de peur. Était-ce réellement important ? Face à face, la créature partagea son souffle glacé avec la fillette.

  Hurlements.

Convulsions.

Silence.  

  Elle laissa tomber son corps inerte et se tourna vers mes frères. D’un geste, elle décapita le premier. Sa tête roula à ses pieds. Il glissa lourdement sur le plancher, répandit son sang autour de lui. Le monstre écartela, membre après membre, le second. Le liquide vermillon éclaboussa les murs de la pièce. Elle en gela un autre avant de figer un immense pic de glace dans son crâne. Le dernier essayait d’ouvrir la porte. La Liche le saisit alors par la gorge et plongea ses doigts dans ses viscères. Lorsqu’elle les retira, le cœur de mon partenaire agonisait au creux de sa main. Elle l’écrasa et laissa tomber son cadavre sur le côté. À son contact, les battants volèrent en éclat. Le squelette glacé quitta la pièce, m’abandonnant parmi les corps d’inanimés.


  Je remercie le Soleil de m’avoir épargné. Je ne suis en vie que parce qu’il l’a décidé. Ou le dois-je mystérieux bracelet, et à l’étrange magie dont il était imprégné ? J’entends encore en cauchemar le cri de mes camarades. Je revois les deux yeux verts me supplier de la sauver. Qu’ai-je donc fait ?...

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