Chapitre 3

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Le lendemain, tout s’enchaîna très vite. C’était le genre de journée où il se passait plus de choses qu’en plusieurs années. Déjà, je fus réveillé brutalement par Cindy, tout enthousiasme à l’idée de commencer la journée à mes côtés. Mes premiers souvenirs de cette journée : un bruit de rideau suivi par les rayons du soleil qui me brûlèrent la gueule. Je pris un verre d’eau pour faire passer la gueule de bois, puis un café pour me redonner de l’énergie. Cindy et moi étions dans deux dynamiques opposées. J’étais amorphe, lent et mou, Cindy était vive, pleine d’énergie et brutale dans ses gestes. À peine réveillé que j’étais plongé dans la frénésie parisienne : le bruit des klaxons, des voitures et des travaux mêlé pêle-mêle aux voix des passants qui hululaient dans l’air. Tout le monde marchait sans se regarder, sans rien regarder d’ailleurs, ils étaient concentrés sur leur route, sur le chemin à suivre pour aller d’un point à un autre, tels des automates qu’on aurait configurés. Moi, je semblais perdu, du moins au début, parce que j’observais ce qui m’entourait, oubliant presque le trajet que je devais suivre et pourquoi je devais le suivre. Heureusement, Cindy m’empoigna la main, et me guida, me ramenant ainsi à la réalité de mes pas. Très vite, j’arrêtai de mater le paysage et je m’enfermai dans une conversation de routine avec Cindy. Au final, c’était pas si différent de Lyon, donc je me mis également à fermer les yeux au monde. Dans le métro, Cindy me faisait une visite guidée de ma vie future : là où il fallait descendre pour boire un coup, aller au ciné et toutes autres choses, là où il fallait descendre pour que je puisse me rendre à mon futur job, car c’était plus pratique, etc. Ensuite, elle me donna quelques points d’intérêt qui me serviraient éventuellement quand j’aurai du temps, puis m’expliqua en quoi consisterait mon futur travail, ainsi que comment parler à mon futur patron. Pendant qu’elle dessinait mon avenir, moi, je répondais par automatisme, posais des questions par politesse, tandis que mon attention fut attirée par le reflet de mon visage dans la vitre du métro. Je voyais alors ma trogne vieillissante, triste, sans avenir, qui se laissait traîner vers l’inconnu par manque de choix. J’étais à la fois triste et heureux, triste de la situation et heureux de me dire que la vie devant moi sera peut-être meilleure. C’était l’espoir d’un mieux qui me rendait joyeux.

— À quoi penses-tu ?

— À rien.

— Tu as retenu ce qu’il fallait que tu dises pour l’entretien ?

— Plus ou moins.

— Sois sérieux Armand, si t’es pas pris tu vas te retrouver dans la merde. Ton chômage finit bientôt.

— Ne me dis pas ça, ça me stresse.

— Je sais, mais du coup sois plus sérieux.

— Oui.

— Bon, on sort à la prochaine.

— Merci pour tout, Cindy.

— De rien, Armand.

Une fois sortis du métro, on marcha jusqu’au bâtiment où je devais passer l’entretien. Cindy me laissa là, me fit de nouveau un sourire, puis me souhaita bonne chance d’un geste de la main. J’étais de nouveau seul dans cette aventure. Je me présentai alors à l’accueil, le type qui devait me faire passer l’entretien allait me recevoir. Tout se présentait bien, presque trop bien. En attendant, je m’assis, et tout en posant mon cul, des doutes et des angoisses vinrent se poser sur moi. Je commençais à avoir des peurs irrationnelles : peur de ne pas savoir quoi répondre, peur de tomber sur un méchant, peur qu’il m’annonce qu’ils avaient déjà trouvé quelqu’un. Finalement, la personne qui vint me chercher était tout à fait affable. Je le suivis dans son bureau, timidement, comme un enfant, et une fois assis, il me demanda simplement de me présenter. C’était le début de la comédie.

— Bonjour Monsieur P. asseyez-vous, je vous en prie. Cindy vous a déjà expliqué en quoi consisterait le poste, j’imagine.

— Oui.

— Très bien, ça va nous faire gagner du temps. Dans ce cas je me présente, moi, c’est Arnaud, je serai celui qui va superviser ton travail. Comme te l’a expliqué Cindy, ce que tu devras faire c’est poser des affiches dans les colonnes de bec de la ville. Donc le matin tu viens au bureau, je te donne les affiches à poser et une liste d’adresses où tu devras les poser et avec Julien que je te présenterai plus tard, vous vous occuperez de poser les affiches. C’est clair pour toi ?

— Très clair.

— J’ai vu sur ton CV que tu avais pas mal bossé dans le bâtiment étant jeune ?

— Oui, j’étais sur pas mal de chantiers.

— OK, c’est très bien. Écoute, on va faire ça vite parce que pour moi il n’y a aucune contre-indication à t'embaucher, je te serre la main et bienvenue dans l’équipe.

Ensuite, il me raccompagna et c’était fini, comme ça, sans autre conséquence. Me voilà de nouveau dans le monde du travail, sous le joug d’un supérieur qui fait de moi son inférieur. À prendre le métro tous les matins, à s’aliéner dans une routine paresseuse et mortifère. Ainsi commença mon périple. Je dis périple. Qu’est-ce que je raconte, c’était simplement le premier jour d’un boulot facile que n’importe quel idiot aurait pu le faire. Avec un peu de piston, j’ai été pris. Voilà tout. Je prenais le métro direction mon taf. Il s’agissait de locaux froids et marbrés de blanc, dans lesquels tout un tas d’inconnus s’agitait pour rien, et moi, dans tout ça, j’étais perdu, au milieu de ces gens qui savaient quoi faire. C’était là-bas que je me rendais. J’étais debout dans le métro, accroché à ces barres en fer dégueulasses et pleines de maladies. Je regardais avec envie tous ces connards bien assis. Ils avaient l’air suspicieux, comme si c’était de leur devoir de garder leur place. Comme si on allait leur voler. Et ils avaient bien raison, on regardait tous ces putains de places avec envie. Parmi ces gens, il y en avait qu’un qui ne faisait pas la gueule : un type de 35/40 ans, avec une chemise particulièrement moche, qui écoutait sa musique, qui serrait son sac usé par les années comme s’il s’agissait d’un doudou, et qui souriait, qui souriait comme si le malheur n’existait pas. La joie se lisait dans ses traits abîmés, une joie si intense, comme s’il savourait chaque seconde de son putain de trajet. Moi je descendis après quelques stations à mon arrêt. C’était parti, direction pour cette première journée de boulot, avec cette inexplicable boule au ventre, comme si tout ceci avait du sens. Pourquoi dès que nous sommes proches de quelque chose, nous en prenons peur ? Par investissement personnel ? Il y a quelques jours seulement je n’avais pas ce job, je ne me préoccupais donc pas de bien faire ou pas. Mais dès lors qu’on m’avait mis le nez dedans, je me mettais une pression monstre pour ne pas perdre quelque chose que je venais d’acquérir. Ici, un boulot. Et pourtant, avant, j’en avais pas, et la vie continuait. Mais à partir du moment où j’étais intégré à ce nouveau taf, le perdre signifiait perdre ma routine, et donc ma vie, comme si celle-ci s’éteindrait avec cette perte pourtant si dérisoire. Je pourrais disserter à propos de la « perte » durant des heures, tant j’ai craint, tout au long de ma vie et aujourd’hui encore, de perdre une vie qui n’appartenait qu’à moi. Sûrement pour ça que les gens ne veulent pas que le monde change, le monde change et c’est la mort de leur vie, et la mort, personne n’aime ça. Les premiers jours de travail se passèrent bien. Je fis la connaissance de Julien, mon collègue, avec qui nous entretenions des rapports simples et cordiaux. Finalement, j’adorais ce job. Il était la parfaite jonction entre la monotonie du savoir-faire, et la polyvalence des choses à faire. Chaque jour, je me déplaçais dans un lieu différent, pour poser des affiches, et bien que cela soit répétitif, ce voyage urbain faisait revivre en mois un sentiment d’aventure oublié depuis longtemps déjà. Cependant, c’était simplement le début. Très vite, je compris que j’étais cantonné au même quartier, à voir les mêmes passants, à faire les mêmes gestes pour obtenir le même résultat et avoir le même salaire chaque mois. Au moins, j’avais de l’argent, et je pouvais aider Cindy avec les courses et le loyer. Voilà, l’aventure se finissait là, fin du roman, place à la routine. Chaque jour, je prenais toujours le même trajet, toujours la même ligne de métro, je voyais toujours les mêmes têtes et je me mettais, à force de temps, à automatiser mes gestes et mes pas. Je ne réfléchissais plus, j’allais à mon boulot telle une fourmi ouvrière, sans me poser plus de questions, sans stress ni bonheur, simplement avec parfois, quelques pensées dépourvues du moindre sens qui me traversaient l’esprit. S’il n’y avait pas eu Grégoire, jamais je ne serais sorti de cette routine, et je me serais enfermé dans ces automatismes quotidiens qui rendent les gens malheureux. Grégoire, c’était le gars au sourire et à la chemise à carreaux moche. Un jour, c’étaient les vacances pour tout le monde, sauf pour moi qui venais de commencer, et pour Grégoire, qui n’avait pas posé ses jours. Dans ces périodes, des places de métro se libèrent et je pouvais enfin m’asseoir dans ce putain de wagon. Le hasard a fait que je m’étais retrouvé assis à côté de l’homme au sourire et je ne sais pourquoi, peut-être pour briser une routine lassante, je décidai de lui parler :

— C’est rare de voir un gars sourire à Paris.

— Il enleva ses écouteurs, pardon ?

— Je disais, c’est rare de voir un gars sourire à Paris.

— C’est vrai.

J’étais pas aussi à l’aise que le gars de la gare pour commencer une conversation. Heureusement, Grégoire reprit la parole, m’évitant une gêne inutile :

— Vous venez d’où vous ?

— De Lyon. Je viens d’arriver à Paris.

— Vous trouvez cette ville triste ?

— Pas plus qu’une autre. En fait, c’est simplement rare de voir une personne sourire sans raison.

— Vous me pensez fou ?

— Pas vraiment, j’étais simplement intrigué. Envieux peut-être.

— Je vois, il s’esclaffa d’une voix cristalline puis reprit, savez-vous pourquoi je souris ? Parce que le métro, voyez-vous, est le seul lieu de mon existence où je ne suis pas malheureux. Chez moi, je suis seul avec mes pensées tristes, au boulot, je me fais exploiter par un patron méchant, et les week-ends, je cherche désespérément à remplir le vide de mon existence. Ici, dans ce métro pour aller au boulot, c’est le seul endroit où je ne pense à rien, du moins à rien d’autre que la musique que j’écoute. C’est le seul instant où rien ne m’effraie, ni les autres ni moi-même. J’imagine que cela se traduit alors par un sourire.

— Je ne m’attendais pas à de telles confidences.

— Je ne m’attendais pas à qu’un jour, un homme sobre vienne me parler dans le métro. Comme quoi tout arrive. Je descends -là, au revoir monsieur.

— Quel est votre nom ?

— Grégoire et vous ?

Mais à peine ai-je pu donner mon nom qu’il s’évanouit dans un torrent de foule. Le lendemain je le vis de nouveau, toujours à la même place, toujours dans la même position, et toujours avec ce même sourire perdu au milieu des visages sans vie. Je m’assis alors près de lui et nous continuâmes notre conversation d’hier. Chaque jour de ces vacances de Toussaint, nous parlions et discutions. Nous avions commencé par parler de sentiments, nous voilà désormais de choses plus intimes telles que le sexe, nos goûts culturels et les résultats sportifs. Dès que les vacances se terminèrent, le monde revint en masse pour remplir les wagons, et il était alors impossible de m’asseoir de nouveau près de Grégoire. Heureusement, ce dernier avait trouvé un stratagème assez sympa. Ainsi, chaque matin, Grégoire trouvait un moyen de me garder une place en s’étalant un peu de manière exagérée ou en posant son sac sur une place voisine. Ça ne marchait pas toujours, souvent les gens lui suggéraient, tantôt poliment, tantôt violemment de leur laisser la place. Mais parfois, certains n’osaient pas déranger et la place se libérait pour ma pomme. Quand j’étais debout, on se regardait d’un regard complice et je le voyais, lui, toujours muni de son sourire, de son unique sourire. Lorsque j’étais assis près de lui, nous échangions des discussions toujours passionnantes et toujours pleines de bonhomie. Afin d’être chaque matin assis à ses côtés, je décidai de changer mon trajet. C’était peut-être pour changer aussi mes automatismes, qui sait. Ainsi, je pris un autre métro, fis un changement ailleurs, ce qui me permettait d’entrer dans le métro une station avant celle de Grégoire et donc m’assoir près de lui. Dès lors, chaque matin était plus convivial, et cela valait la peine malgré la perte de dix minutes durant mon trajet. Un matin, Grégoire ne vint pas. Sûrement malade. Le lendemain, il n’était pas là non plus, sûrement en vacances. J’attendais donc, chaque matin, le retour de ce compagnon de route. Dénudées de cette matinée embaumée de conversation, mes journées devenaient de moins en moins joviales. Il finit alors, après plus d’une semaine, par revenir. Je me souviens de cette matinée-là, il faisait froid et le temps semblait de mauvaise humeur. C’était l’hiver et le gris du ciel se mêlait au gris de Paris, dessinant ainsi des paysages d’une terrible mélancolie. Ce matin-là, je pris le métro comme à mon habitude, espérant rejoindre Grégoire pour entamer la journée par nos traits d’esprit quotidiens. Ce matin-là, enfermé dans mes pensées, j’entendis le cri strident d’un homme, d’un homme écrasé par le poids du métro. J’entendis ses os se broyer et le métro qui se souleva au moment de passer sur lui. Cet instant m’a donné des sueurs froides. Cependant, à peine la tragédie consommée que quelques instants après, la voix du métro indiqua que suite à un incident, la ligne 2 serait interrompue. Suite à cette annonce, mes émotions furent noyées par le cynisme et la colère et je me mis, enseveli par des sentiments contraires, à détester cette personne qui allait me mettre en retard. On sortit alors tous du wagon. Je demandai à une personne qui travaillait là : combien de temps ça prendrait. Il m’expliqua qu’après avoir retiré le corps, le métro pourrait repartir ; soit d’ici 30 à 40 minutes. Je prévins alors, la boule au ventre, mon patron et je cherchai du regard où pouvait bien se trouver Grégoire, afin de passer ce sale moment en sa compagnie. Et ce matin-là, comme les précédents, Grégoire était introuvable. J’attendis alors, l’œil vide, le cerveau éteint et morne. Mon patron ne m’avait toujours pas répondu. Soudain, le corps venait d’être retiré, ce qui signifiait que le métro pourrait enfin repartir. Je regardai ce qu’il en était du corps avec une curiosité macabre. Il était déchiqueté, à peine reconnaissable, seule une chemise à carreaux moche était à peu près intacte. À cet instant, je compris, je compris qu’il s’agissait de lui, de cet homme du métro. Ce matin-là, il devait avoir perdu son sourire. Et comme s’il était lié à ce métro, il mourut avec lui. Pauvre Grégoire, mais connaissant sa vie, je comprenais qu’il puisse en avoir marre au point de jeter sa routine sous les rails. De mon côté, le métro redémarra. Je n’avais plus de raison de prendre ce chemin qui me rallongeait d’une dizaine de minutes, mais mes automatismes m’avaient aliéné. Alors, je continuais mon trajet, avec à mes côtés, assis, le fantôme de mon ami.

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