Petit Prince

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- Moi, je m’appelle Petit Prince.

- Petit Prince ?

- Oui, c’est le nom que ma mère m’a donné.

- C’t’assez curieux comme nom, tu trouves pas ?

- En tout cas, elle m’a toujours appelé comme ça, on n’a jamais eu de problèmes.

Il m’offrit d’abord cette dame-d’onze-heures (selon lui, ça rajoutait de « la valeur au hâle voilant mon visage ») qu’il planta d’un geste maladroit entre deux d’mes boucles ; lui en avait une incrustée sur une épingle d’argent pour nouer sa cape d’uniforme. Ensuite, il s’est reculé d’un pas solennel et m’a d’mandé d’une voix salée :

- Par où tu es arrivée ?

- Ben… par la plage ! Où d’autre ?

- Alors tu ne viens pas d’en haut ? Ni d’en bas ?

- Non. Désolée…

- Ni de la mer ?

- Mais… c’est une planète, Petit Prince.

- Oui et alors ?

- Rien…

Il a haussé les épaules sans trop d’convictions pour ensuite s’armer à me toiser de ses yeux noirs, si noirs qu’on n’y voyait rien. Après, p’t’être, dix ou vingt s’condes toutes englouties par son regard charbonneux, il m’expliqua que j’n’avais qu’à lui d’mander s’y j’avais besoin d’renseignements. Ensuite, il a repris son arrosoir et s’en est allé sans ambages. Puis moi… moi, j’ai jeté mon regard au lance-pierre tout autour de mes pieds.

C’était une planète tout ce qu’il y a de plus planète. Ronde avec ses étoiles et son ciel souverain. Jusque-là, rien de surnaturel.

Mais petite. D’ailleurs, il n’y avait qu’une plage. Une large plage frangée par une toute aussi large mais fine jachère aux accents violines. Certes, c’était immense mais à l’échelle d’une planète, pas tant que ça en réalité ; le monde n’était qu’à peine courbé. On roulait déjà sans avoir forcément à marcher, après tout. Et lorsqu’on jouait à se courir après sur l’onde de la plage, parfois, c’était comme si on remontait le temps.

Après avoir monté mon camp sur la grève, j’me suis occupée à lancer un début d’feu. De quoi m’réchauffer un peu, l’hiver semblait plutôt tenace par là-bas. Et le gosse décida de l’instant où je venais d’poser mon derche sur le sable pour venir m’déranger. Moi qui essayais justement, ici, de m’arranger.

- Dis, toi, tu as des boucles ?

- Oui, pour l’coup, j’suis plutôt d’accord.

- Et des belles boucles.

- Si tu veux…

- Et pourquoi que, moi, j’en ai pas ?

- C’est dans ton sang.

- Mais c’est pas du juste…

- Qu’est-ce tu veux que j’te dise… ? Laisse tes ch’veux pousser et enroule-les dans un drap après l’bain, peut-être ?

- Mes cheveux ne poussent plus.

- Ah non ?

- Non. Je peux m’asseoir ?

De toutes façons, que j’autorise ou pas… c’n’était pas ma planète après tout. Peut-être aurais-je dû jouer la modestie polie, quelque chose comme « mais t’es chez-toi » ou « c’toi le maître ici » mais si c’était l’cas, j’n’ai rien dit. En vérité, je trouvais sa question inutile, plutôt imbécile même. Puis l’a fini par s’assoir alors bon…

- Qu’est-ce que tu fais ici ?

- J’venais d’allumer un feu pour m’reposer avant d’dormir.

- Et ça marche ?

- Non, du tout. Mais c’est pas désagréable.

- C’est pas faux, je comprends ce que tu veux dire.

J’n’avais pas encore saisi toute l’énigme qu’était c’gamin.

- Comment ça ?

- Tout est beau lorsqu’inutile et tout et tout.

Et depuis c’moment-là, des phrases chapardées aux autres, il en aura répété une bonne plâtrée ! Et maintenant qu’j’y pense, j’aurais dû lui sortir directement, d’emblée, comme ça, que si apprendre est nécessaire, c’n’est pas pour autant suffisant : comprendre est tout aussi important. Ah, j’m’en veux de pas y avoir songé ! Mais comme pour me réconforter par la tendresse d’une fragile anachronie, il dégaina autour du feu, une feuille de palmier repliée sur elle-même, nouée à l’aide d’une fine corde en lin. Défaite, celle-ci découvrit deux gâteaux de riz.

- Un pour toi. Un pour moi.

J’étais… comme qui dirait… gênée, que ce soit lui qui m’nourrisse. Mais bon, j’avais faim. Ça, oui. Vraiment la belle dalle. Et c’était suffisamment gras comme repas pour m’caler avant d’aller me pieuter. Impeccable.

- Mer’chi P’tit Prin’che.

- Ne parle pas la bouche pleine.

- Pardon.

- Ce n’est pas permis ici.

Je lançais mes graines de pavots comme avec une fronde tout autour de mon campement lorsque Petit Prince débarqua en me d’mandant ce que je faisais, il a alors fallu lui donner des explications.

- Et ça marche ?

- Pas forcément, pas toujours.

Puis j’ai rangé ce qu’y restait dans ma sacoche pour sortir les germes de chanvre. Et Petit Prince a tenu à m’aider pour planter les plantes. On l’a fait sur les hauteurs de la grève, à l’orée de la jachère.

- Dis… où sont les aut’ gens ?

- Partis.

- Partis quoi ? Partis pisser ?

- Non.

- Partis en pèlerinage ?

- Je sais pas moi… en vacances ou… quelque chose comme ça.

- Eh ben. J’sais pas d’quoi ça a l’air où y sont tous mais j’poserais pas des congés pour vérifier…

Parfois, y venait m’réveiller sur la grève. Traversait tout mon camp pour tirer ma couverture. Très tôt l’matin. Comme ça. Sans dire ni bah alors ni bonjour. Et alors, y m’causait d’aurore, que c’est pour ça que, parfois, faut s’coucher tôt sinon on les rate. Y m’prenait la main sans d’mander mon avis. Alors j’me levais et j’le suivais, moi. On gravissait des rochers, grimpait sur des dunes puis toujours, sur le même baobab. À la cime de celui-là, on pouvait voir, ouais, la naissance d’une journée dans son or qui s’ouvre. Petit Prince me d’mandait parfois (mais pas toujours) qui c’est qui faisait ça. Si c’était un quelqu’un en bas. Je devais lui expliquer des histoires d’équations, de rotation de sa planète avec des degrés et des chiffres mais ça l’satisfaisait pas bien. Même encore moins que ça. Parfois, y s’moquait et sautait d’la branche puis s’mettait, comme ça, à rentrer chez-lui sans s’retourner. Et sans conserver la bonne grâce de se taire.

D’autrefois, il venait s’asseoir en tailleur à côté d’moi et n’pipait mot. Un genou près de son cœur et le menton posé dessus. Une mèche flavescente tirée d’un foulard en ras-du-cou qui s’en va boucler sous la brise. Et son regard noir perdu sur le reliquat blanc des flocons du jour. J’disais pas grand-chose non plus. Soit j’relisais mes notes, soit j’repassais mes dessins. Quoiqu’y m’arrivait également de vérifier la pousse de mon litchi ou l’état de mon bonsaï mais leur fallait que du temps, rien de plus, alors ça s’réglait plutôt vite.

Une fois, après avoir goûté le premier litchi, j’ai porté ma gourde à mes lèvres puisque trop sucré et là, j’ai cramé au coin du regard, la curiosité prendre Petit Prince d’assaut.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Beh, de l’eau. Pourquoi, t’en veux ?

- De l’eau ? Jamais ! J’ai failli me noyer dedans !

- T’noyer d’dans ?

Il me raconta alors comment le roi avait entrepris de construire un bateau tout en bambou afin de défier l’horizon, pour les yeux de son enfant. Cependant, comme tous les possibles s’annonçaient à portée de voile, il préféra d’abord partir explorer seul et ainsi vérifier qu’aucun danger ne puisse se trouver au-delà du lointain.

C’est ce jour-là que Petit Prince manqua d’se noyer.

- Tu ne bois pas d’eau ?

- Non, toi si ?

- Beh oui.

- Mais c’est amer, c’est pas bon. Comment tu fais ?

- Ah bah forcément…

C’est ça le problème avec les gosses, faut toujours leur donner des explications.

- Si tu bois l’eau de la mer, ça va pas t’contenter.

- Eh ben ? Celle de l’étang ? Le goût est pire, je crois que les poissons se lâchent dedans.

- Tu m’en diras tant.

- Je t’assure ! C’est plein d’algue et de…

- J’te crois. Bah filtre l’eau de pluie alors.

- Il ne pleut pas ici. Que dans les livres et dans les dessins. De toutes façons, le jus de goyave, c’est meilleur que ton… truc.

- Quoi, l’eau ?

- Ouais. J’suis sûr c’est même pas toi qui la fabrique.

- Bah non…

- Eh ben alors.

- Mais toi, le jus de goyave, t’en as fait quoi à part l’extraire d’son fruit ?

Là, il m’a offert un sourire blessé.

- Touché.

Le matin, à l’heure où monte c’brouillard là, vous savez, léger, tendrement pellucide, eh bien, j’avais une sorte de rituel même si je ne l’appliquais pas non plus chaque jour mais lorsque j’pouvais, je m’calais sur une dune, juste en haut de ma grève et puis j’me mettais à dessiner les oiseaux dans le ciel ou sur la plage. Des mouettes, déjà. Qui s’gaussaient mais alors de quoi ? Sinon des corbeaux avec cette manie de venir sautiller sur le sable en y laissant des croix et des plumes. Les albatros aussi, mais les albatros, c’était plutôt rare. Oh, une fois, j’ai vu un cygne noir ! Mais trop rapide, l’est parti sans prendre le temps de poser. Puis les canards… mais les canards, j’ai arrêté d’les dessiner, y’avait de quoi en ouvrir une boutique. Même si je m’arrêtais toujours un peu sur les rangées d’canards, parfois, y’en avait un, toujours juste un, serti d’une crête mouchetée ou d’ailes en ocelles… caché derrière les autres. Même un canard peut décider de se démarquer du groupe et revendiquer son individualité. Comme quoi, c’est accessible à n’importe quel foutriquet.

Oh, y’avait aussi des dirigeables mais ceux-là aussi chantaient !

J’me souviens, peu après mon arrivée, un albatros vint taper la pose près d’mon camp. Alors là, moi, me suis approchée pour vérifier si ça l’dérangerait pas que j’m’assoie un moment pour le dessiner. Visiblement pas, la bestiole venait de découvrir quelque chose sous ses ailes intruses. Moi, j’ai sorti mon carnet et mon crayon. Et le zozio, de toute sa grandeur dans son ridicule évident, titubait péniblement autour de ce mince surgeon d’eau claire qui palpitait dans une vasque de sable blanc. Et puis, sans dire ni bah alors ni bonjour :

- Pourquoi que tu dessines des albatros, toi ?

Un sursaut. Je grogne et j’y retourne.

- J’en avais encore jamais vus.

- Oui mais on en a déjà.

Là, c’est bon, y m’avait coupé l’envie d’noircir du papelard. J’me souviens même avoir caillassé le zozio pour qu’y s’tire lui aussi, avec mes rêves. Non, j’exagère, j’ai pas fait ça. J’étais juste saoulée.

- Et alors ?

- Bah… à quoi ça sert de dessiner ce qu’on a déjà tous les jours ? Tu veux pas prendre la mer en modèle aussi ? Le rocher ici ou les algues là-bas, tiens ? Ou même moi ?

- Pourquoi tu critiques ?

- Je te demande juste, ça m’intéresse.

- Oui bah y’a des façons de d’mander. Si tu t’étonnes d’une réponse, reconsidère d’abord ton entrée, mon brave.

- Oh, je vais la noter celle-là. Tiens, dessine-moi plutôt… un mouton.

Alors, pour que ça s’passe plus prestement, j’lui ai dessiné un isoloir.

- Voilà. C’est un isoloir, ton mouton est dedans.

- Je comprends pas. Puis, je sais déjà à quoi ça ressemble. Désolé, j’ai pas réfléchi.

- Histoire de varier les traditions.

- Dessine-moi plutôt… une loutre !

- Dis… euh… t’as pas l’impression un p’tit peu d’me faire suer ?

- Mais tu n’as pas commencé encore.

- Oh mais ! Je…

Je suis partie autre part, voilà. J’en pouvais vraiment plus de l’entendre alors que, pourtant, ça faisait pas d’puis longtemps qu’il avait commencé.

M’suis installée sur une gigantesque dune et j’ai tenté de le dessiner lui mais sans sa bouille grave pour me regarder, le résultat valait pas grand-chose. Alors je l’ai jeté dans la mer, froissé en boule, le résultat. L’est tombé délicatement tel un pendule sur l’eau pour y faire la planche. Même pas mouillé. S’est barré comme ça c’t’imbécile de résultat. Mais le plus important, c’est le résultat. Bien plus qu’les efforts. Voilà toute la problématique.

Et puisque Petit Prince errait, comme il aimait le faire parfois, sur la plage en fixant l’horizon devant lui, son sceptre en branche touffue à la main, moi je l’ai pris comme ça, la mine plongée sur le sujet. Lui continuait d’avancer en agrippant parfois son écharpe lui serrant le cou pour la fixer sur son nez, histoire d’éviter les nuages de poussière soulevés par le vent. La tête baissée pour un moment puis relevée d’une courbure brève de l’échine afin de mieux reprendre l’observation de l’horizon tranquille. Ça, je l’ai gardé pour moi.

Le lendemain, je suis allée lui offrir un croquis de dragonneau sorti d’un vieux film de mon enfance. L’était content mais en avait déjà vu un, l’un de ses livres en absorbait un sur sa couverture qu’y m’disait.

Alors je suis revenue le surlendemain avec un autoportrait.

- Mais je te vois tous les jours ! Je sais bien à quoi tu ressembles !

- Au cas-où.

- Bon, je le garde mais…

Alors le sursurlendemain, je suis encore revenue avec un dessin d’une sorte de chat obèse avec deux cornes, quatre queues et des pupilles blanches.

- Qu’est-ce que c’est que cette bestiole ?

- Un dragomandre. Ça vit dans les forêts du nord, avec les dryades et les liéchis.

- Des forêts comment ?

- Haute. Des branches qui occultent l’soleil et les cieux. Ces félins vivent cachés, tu comprends. En automne, les feuilles te montent aux genoux et recouvrent les bancs. Ocres, jaunes, rouges, mordorées, comme les vignes depuis les falaises, tout ce que tu veux. Les dragomandres furètent par-là qu’on raconte. Sur les hauteurs plus précisément.

- Non, je n’y crois pas. Tu l’as inventé.

- Tu peux être sûr d’en avoir jamais vu.

- Et de ne jamais en voir.

- Bon…

Alors le sursursurlendemain, j’ai débarqué avec un dessin de mistigri bien épais, des yeux jaunes et une robe ronde.

- Et ça, c’est quoi ?

- Un manul. Ça vit dans les steppes.

- Oh ! Tu y es déjà allée ?

- Oui, y’a longtemps. C’est près de la toundra, tu vois ? Fait bien frisquet par là-bas.

- C’est un chat ?

- Une sorte de chat.

- Qu’est-ce qu’il fait ?

- Comme les autres félins. Y chasse et protège son territoire.

- C’est marrant ses oreilles rondes. Et sa queue en plumeau. Comment qu’il s’appelle, dis ?

- Malo.

- Malo ?

- Hé oui. Chat, Malo.

- Hein ?

- Rien, en vrai, j’sais pas ça.

- Alors on va l’appeler « le chat ».

- Euh… très bien, d’accord…

- Allez, je l’accroche.

Et là, il l’a accroché, effectivement. Sur la couverture de son carnet de dessins à lui.

- J’peux voir tes dessins ?

- Ah, je dessine pas.

- Tu dessines pas ?

- Bah non, j’aime pas ça dessiner.

- Ah…

- Tu dis ça à cause de mon carnet ? C’est juste pour faire genre.

- Pour faire genre ?

- Oui, parfois, quand quelqu’un passe, je m’assoie ici ou… sur le rocher là-bas, tu vois ? Je m’assoie là-bas et je fais semblant de finir des… en fait, c’est des croquis de ma mère. Regarde, ça, c’est un sanglier mais on en a pas ici. Et ça, c’est un chevalier, paraît-il. Mais il n’a pas de cheval alors… je sais pas trop à quoi il peut servir. Alors ça, c’est un serpent. Puis ça, un hérisson. Si ? Si, c’est ça. Ensuite… ça, c’est la plage et ça… ah, ça, c’est moi. C’est le plus réussi du carnet, je trouve. Mais c’est pas lui que je repasse, ça me gêne de me regarder, non, c’est celui-ci. T’as vu ? C’est une vache. Ma mère disait qu’elle avait tout compris car elle ruminait avant d’avaler et que nous, on fait l’inverse. J’avais pas compris alors elle m’a juste, tu sais, dit quelque chose comme… euh… « t’occupes, c’est de la philosophie ». Et d’ailleurs, je comprends pas plus aujourd’hui.

- Tu…

- Oui, je fais semblant que c’est moi qu’a fait la vache quand des gens passent. Je repasse avec le crayon, t’as vu comme les traits sont gros à force de... oh.

- Quoi ?

- Mince. Je t’ai dit mon secret. Tu es la première qui soit au courant.

- Désolée.

- Non, non, c’est moi. J’aurais pas dû.

Et l’est retourné chez-lui en répétant encore et encore qu’il aurait pas dû jusqu’à ce qu’il ferme la porte. J’ai attendu, p’t’être dix s’condes mais pas plus et pis, j’suis partie me promener sur la plage, en espérant y dénicher des bestioles encore inconnues au registre.

Juste des fleurs et des cailloux.

Petit Prince était toujours occupé à quelques choses. Même lorsqu’il ne faisait rien.

Une fois, je l’ai trouvé à contempler les fourmis après avoir soulevé leur repaire de roche. L’était là, planté comme un sacrifié, le pouce soutenant le menton et le regard alerte sur les insectes. Deux soldats venaient d’abattre une petite armée de rebelles rouges.

- Moi, je pense que la guerre, c’est pour les imbéciles.

- Tu sais, les animaux aussi s’font la guerre. Pourtant, y’en a qui sont vraiment fins. Plus que tes bestioles là.

- Qui se fait la guerre ?

- Les félins, beaucoup. Les manuls, les chats, les tigres...

- Mais pourquoi ?

Il semblait, non pas consterné, mais plutôt déçu, un tantinet vexé. Ses joues avaient adopté une teinte légèrement rosie mais encore assez fraîche comme aurait pu l’être une piscine de sirop à la framboise. Puis un geste mécanique pour caler son foulard.

- Pourquoi quoi ?

- Pourquoi que les animaux font la guerre ?

- Pour... avoir plus de place. Ou pour protéger la leur.

- Et les hommes ?

- Pour gagner des jours fériés. Je schématise mais, à l’arrivée, c’est ça.

- Et c’est quoi ?

- Comme ici, un peu mais en encore plus tranquille. On s’repose pour fêter une vieille victoire.

- Oh. Je vois.

Et Petit Prince se leva.

- Ma plage a dû en voir, alors, des guerres.

Pour s’en aller se promener de son côté et réfléchir à la vésanie des armes. Mais il revint une heure ou deux après comme avec une solution suspendue à la bouche :

- J’ai beaucoup entendu parler des roses mais je n’en ai jamais vu.

Alors j’lui ai dessiné une rose plutôt sommaire mais qui s’tenait debout.

- C’est sympathique. Dommage qu’on en voit pas plus souvent.

Alors j’ai rajouté un rond-point sous la rose pour que toutes les voitures puissent la remarquer après s’être arrêtées pour laisser passer les autres.

- Mais les gens voudront la cueillir et me la voler si tu leur mets sous le nez ! Moi je sais, quand je prépare une belle salade de fruits, les mouettes essaient souvent de me chaparder le bol ! Tu devrais dessiner des barrières, je crois. Pour éviter que les enfants traversent pour venir me voler. En plus, ils vont se faire écraser. Moi, je pense pas que ça me plairait d’être écrasé.

- Oui. Mais les roses ont déjà des épines alors…

- Ah bon ? Mais pourquoi faire ?

- Pour s’protéger. Certaines fleurs n’veulent pas ou plus être cueillies.

- Oui mais si je le savais pas, d’autres non plus. Rajoute des barrières pour être certain !

Alors j’ai rajouté des barrières afin que personne ne se risque à rejoindre la rose.

- Voilà qui est mieux !

- Et ça, ça règle quoi que ce soit à la guerre ?

- Quelle guerre ?

Au firmament d’un moment, je n’avais plus d’eau douce.

- Dis ! À quoi tu penses ?

- Hein ? Rien, à mes amours. Qu’est-ce tu fais là ?

- Je venais voir ce que tu préparais.

- T’as pas sommeil à c’t’heure-ci ?

- Oh, moi, tu sais… alors… ? C’est quoi que tu bois, dis ?

- T’occupes, c’est une boisson d’adulte.

Y m’en restait plus beaucoup alors hors d’question que je partage. Mais comme y m’a rien demandé, j’m’en suis pas inquiétée. J’ai juste portée ma flasque à mes lèvres, sans le quitter des mirettes, puis enfin, j’ai bu une grosse gorgée pour être capable de la suite. Quand j’ai rouvert les yeux et que la tête acheva son premier tour, Petit Prince avait planté son regard comme un piolet dans le fond marin des étoiles. Puis comme pour vérifier d’où qu’elles venaient, il bifurqua sur le front noir de la nuit.

- Moi, je crois que les étoiles… c’est toutes les promesses encore à tenir.

J’ai pas osé lui avouer que toutes les étoiles sont déjà mortes depuis la plage.

- Et toi ?

- Quoi moi ?

- Tu penses que c’est quoi ?

Alors j’ai trouvé autre chose :

- Il n’y a qu’une seule étoile dans ce système, Petit Prince, et c’est le soleil.

En réalité, c’était plutôt lui. Scientifiquement parlant.

- Ah non !

Cramée.

- Arrête avec tes mensonges.

- Je mens pas.

- Mais si ! Tu répètes ce que le dernier a dit sans te poser de questions, tu crois que c’est quoi ça ?

- Attends, Petit Prince, faut savoir lire entre les… et même, y’a des experts qui…

- Qui ça ? Et ne me sors pas des noms bizarres, de mathématiciens historiques… tu les connaissais pas !

- C’est… tu m’agaces, l’ami…

- Alors ?

- T’as gagné, d’accord ! Ça va ! Bon ! Alors… je crois qu’les étoiles… c’est… le témoin lumineux… de chaque naissance, voilà. Elles éclairent, r’garde, les écumes qui s’déversent encore dans le ventre de la mer pour faire plus belle la terre. Ça te va ?

Je n’ai jamais rien dit d’aussi risible. Puis c’était plus élégant et spirituel dans ma tête. Ouais, la pensée est déjà une trahison de l’idée alors la parole…

- Ça me va !

Ensuite, on a parlé de nos rêves les plus étranges et aussi de ce que l’on préférait faire en premier au matin. Puis, je sais plus. J’ai dû m’endormir.

- Dis, tu pourrais m’attraper le carambole, là-haut ?

- J’peux pas, j’ai l’bras trop court.

- Hé ! Je te demande un service ! Moi, je suis trop petit !

- Demande à un autre, j’suis pas un écureuil.

- Tu fais la même chose pour les citronniers, non ?

- Mais j’grimpe pas aux citronniers, moi !

- Menteuse !

- Bah ?

- T’es grande mais pas assez pour attraper les citrons.

- Mais j’n’ai pas besoin d’citrons !

- Beh, comment tu fais pour te laver les cheveux ?

- Autrement. Pis j’aime pas bien les citrons.

- Pourquoi, y sont comment chez toi ?

- Acides.

- C’est tout ?

- Bah… jaunes. Ou verts.

- Ah, c’est curieux, ça. Les miens sont rouges.

- Hein ?

- Mais peu importe, je t’ai déjà vu perchée dans le baobab !

- Hé allez…

- Alors… euh… tu m’aides ou pas ?

- Pas moyen, hein !

- Cinq minutes !

- Oui bon bah ça va, j’me lève !

- J’aurais jamais dû…

- Quoi donc ?

- Te construire ce transat.

- Oh, excuse-moi de lire des livres.

- C’est pas intéressant.

- Tiens, viens. Arrive.

- Pour faire quoi ?

- Tu vas monter sur mes épaules.

- Dis, si j’te demande de…

- Eh ben ?

- Bah…

- Monte sur mes épaules !

- D’accord, d’accord.

- Voilà, c’est bon ?

- Oui. Attends ! Arrête de bouger !

- Pardon, pardon. Tu y es ?

- Pas encore ! Presque ! Grandis !

- Ah bah, j’fais comme je peux !

- Je sais pas, bois de la soupe !

- Tu t’moques de moi ?

- Un petit peu, oui, c’est vrai.

- Attrape ce faquin de fruit !

- Ah ! Je l’ai.

- Voilà. On descend.

- Tu vois… c’mieux comme ça…

- Pourquoi ?

- On l’a cueilli à deux.

- Oui mais je l’ai attrapé !

- Je… hm… oui, évidemment…

- Alors, c’est moi qui partage !

- Tant mieux, j’aime pas partager.

- Mais si, mais si, regarde.

- C’pour les faibles.

- Quand on le découpe en… euh… donne ton couteau.

- Décidément…

- Merci. Regarde, quand on l’coupe… comme ça…

- Eh ben ?

- Ça fait une étoile. Toute jaune.

- Ah… c’est…

- Quoi ?

- Non, j’mange pas ça, moi…

- Beh pourquoi ?

- J’sais pas… c’est… tout gras…

- Mais… touche !

- Ah non, c’est flasque, dégage-moi ça, j’veux pas décéder.

- Moi, je m’en fous bien.

- Non mais…

- Croque dedans. C’est souple comme une tendre promesse.

- Hm…

- Attends ! Fais un vœu ! Moi aussi, j’en fait un.

- Oh non…

- Allez !

- Petit Prince…

- Mais…

- Bon. D’accord. Voilà, c’est fait.

- Moi aussi ! Bon, allez.

- Hm. C’est…

- Alors… ?

- C’est hyper bon.

- Bah voilà. Tu vois… tu m’écoutes jamais aussi !

- Alors là… Petit Prince… c’est l’hôpital qui enterre la charité.

- C’est quoi un hôpital ?

- Bon.

- Et dis, t’as souhaité quoi ?

- Ah non, j’te dis pas !

- Ah bah alors moi non plus.

- Eh bah encore une chance pa’ce que ça m’intéresse pas du tout !

- Moi non plus ça m’intéresse pas tes histoires de vœu !

- Alors pourquoi qu’tu d’mandes ?

- Par politesse !

- Alors qu’tu t’en cires les abeilles !

- Et toi, tu me coures sur le haricot !

- T’façon ton fruit est dégueulasse !

- Dis pas que c’est dégueulasse, dis que t’aimes pas !

- J’aimes pas parce que c’est dégueulasse !

- Ça y est, tu m’as saoulé, je vais t’apprendre à parler poliment !

- Viens m’trouver !

- Tu vas voir !

- C’tout vu !

- Je t’attends !

- Allez, viens, viens !

- Attention, je connais une technique secrète pour tuer cinq mille personnes avec de l’écume et des écorces de sapin ! J’ai une vitesse incroyable et des réflexes de fou furieux !

- Atchoum !

- À tes souhaits !

- Merci !

- De rien !

- En tout cas, j’demande qu’à voir !

- Alors d’accord, ah ça tu vas chialer mais ce sera une autre mélodie !

- Allez en garde ! Espèce d’porc au sucre mal assaisonné !

- Boh hé mais dediou ?! Alors là, ça va être un bain de sang, pense à des choses bien froides parce que ça va chauffer pour ton cul !

- Ouh ! C’est parti : celui qui meurt est vaincu !

Si je devais choisir une journée à revivre, je choisirais celle-ci.

- Ma mère dit que, d’abord, c’est elle qui chérit son enfant et après, c’est l’inverse.

- Ah bon ?

- Oui. Elle dit, le féminin, c’est l’amour inconditionnel parce qu’il porte l’enfant. Donc la mère protège ses petits contre tout.

- Des légendes ça.

- Tu as des enfants ?

Soupir.

- Non.

- Alors tu ne peux pas comprendre. En tout cas, après, c’est l’enfant devenu adulte l’amour inconditionnel parce qu’il a été porté.

- Je vois… oui, pas mal d’animaux fonctionnent comme ça, y’a une certaine logique.

- Ma mère dit que nous, c’est-à-dire elle, toi, moi… eh bien, nous sommes juste des animaux désaxés.

- Ah bon ?

- Oui, parce qu’on réfléchit.

- C’est-à-dire ?

- Ah, je n’en sais pas plus, je n’ai pas réfléchi. Mais on parle aussi. Et l’on sait ce que nous sommes. Alors il faut devenir ce que l’on est. Euh… non, attends, c’était pas exactement ça…

- J’me doute parce que j’comprends vraiment que dalle, Petit Prince… j’suis désolée…

- Non mais j’explique mal.

- Mais non pas du tout, c’est juste… j’suis pas très fute-fute…

- C’est gentil mais… tu as déjà avoué. Enfin, bref. Je disais… que… ma mère… euh… je sais plus. Mais voilà.

Les surprises, c’est quelque chose. Petit Prince voulait m’en préparer une. Alors une fois, j’ai reçu une lettre déposée sur mon sac par un faucon, ça disait de le rejoindre l’plus prestement possible. Et je l’ai trouvé chez-lui. L’était occupé à préparer la fermentation de son huile de coco. M’a d’mandé de broyer des pépins de raisins et de récupérer ce qui en sortait dans une fiole en verre.

Le lendemain, on a préparé du beurre avec des noix de cajou, les huiles de pépins et de coco puis de l’eau salée. C’qui y’avait d’plus ardu, c’était quand même d’grimper chaparder des œufs d’albatros. On a bien galéré. Enfin, j’ai bien galéré puisque Petit Prince s’occupait juste à les réceptionner puis d’s’enfuir avec. Quoique la poudre de noisettes et de pistaches, c’était plus éreintant qu’autre chose. Mais plus sécure. Ça, assurément.

Les crêpes étaient fines. Très fines. Et surprenamment délicieuses (vu comment on s’était débrouillée). On les a mangées devant le crépuscule, sur la branche du baobab. Il y avait du vent, certes timide mais il était là quoi. Puis aussi des mouettes glissant sur les flots. Un chat aussi noir que son ombre qui traversait la plage. Mais quelque chose dans la brise rendait ma lèvre sèche et alors là, je me suis demandée si tout ça en valait la peine.

- Oh ! Le dirigeable ! Regarde ! Hé, tu regardes ?

- Je regarde, Petit Prince. Je regarde…

- Non, tu regardes pas ! Tu as le nez dans tes notes comme de d’habitude !

- Je…

Le zozio venait d’s’envoler à force d’se faire déranger.

- Et mer… credi ! J’dessinais le quetzal ! S’est barré, maintenant.

- Mais… on s’en fout du quetzal ! Regarde ! Un dirigeable, on en voit pas tous les quat’ matinées comme tu dis ! Tu crois qu’il va où ?

- C’est une planète, Petit Prince.

- Et alors ?

- Rien…

- Ah ouais. Enfin bref, tu devrais plutôt dessiner le dirigeable plutôt que des imbéciles d’oiseaux qu’on voit tous les jours !

- Imbéciles ?

- Tiens, dessine-moi plutôt un dirigeable que je l’accroche dans ma chambre. Et je veux qu’il vole mais dans l’eau pour explorer en-dessous aussi, sûrement plus intéressant que l’autre côté de la plage ou dans le noir de la nuit-là, d’accord il y a la lune mais après ? Donc non, après tu mets ma mère ici sur le toit de l’engin avec une piscine et moi qui tient un manul, s’il te plaît. Oh, tu peux aussi rajouter un château en trois dimensions… dans le dirigeable si possible et puis aussi… un tigre parce que…

- Mais… je peux pas…

- Pourquoi ?

- Mais parce que j’sais pas faire ; j’suis dessinatrice moi, pas magicienne.

- Quelle est la différence ?

- Mais enfin, pourquoi tu veux tant un dirigeable ?

- Pour aller sous l’eau.

- Sous l’eau ?

- Oui. Mon rêve, c’est de voyager sous l’océan. Y faudrait un dirigeable qui soit capable d’être dirigée mais…

- Sous la flotte ?

- Voilà. Tu connais ?

- Ouais, ça s’appelle un sous-marin.

- Ah bah, dessine-moi ça plutôt.

- Toi, tu parles mal

- Désolée, j'fais c'que j'peux

- Non, j'aime bien.

- Tant mieux. Ravie qu'ma gueule n'écorche pas la tienne.

- Non c'est vrai, j'aime bien comment ça sonne, j'aime bien t'écouter. Moi, tu sais, je m'entends un peu tout le temps.

Un matin, il était arrivé sur les falaises, flanqué d’une abondante écharpe ondulant avec les rafales venteuses. Jaune et grise jusqu’à ses finitions, tout en laine acrylique sauf un petit écusson en cuir brodé sur la pointe.

- Elle est belle ton écharpe, dis.

- Oui ! Je sais ! C’est ma mère qui me l’a tricotée !

- Mais… t’as des moutons sur ta planète ?

- Sûrement puisque j’ai mon écharpe.

- Attends, j’imprime pas bien. Tu en avais des moutons ?

- Sûrement.

- Tu t’en souviens pas ?

Il a haussé les épaules.

- J’ai mon écharpe quoi. Tu n’as pas d’écharpe, toi ?

- Beh… tu vois bien qu’non.

- Et tu n’as pas froid ?

- Oui mais la nuit comme tout l’monde. Et toi, Petit Prince ?

- Moi… tu sais, j’ai toujours plus ou moins froid hein…

Alors je l’ai pris dans mes bras puisque je n’avais que ça. Son écharpe avait le parfum des tristes galions à quai et j’ai senti ma marinière voilant mes seins se mouiller. Au bout d’un temps, je me suis détachée de lui pour mieux saisir son regard carbonisé, comme un dirigeable pour deux et nous serons heureux, enlovés contre les cieux de nos yeux comme deux fous à lier. Et alors, on s’est levé puis on est parti se promener sur le bord de la plage, la tête en l’air mais les pieds dans l’eau.

Et on a rien dit, non, j’ai préféré ces mots qui n’existent que par leur silence. Jusqu’à ce que la tempête ne se lève, soulevant mur de sable et feuilles d’érables.

- Ah ! Mer… credi ! Tiens. Petit Prince ? Oh ? Enfile-ça.

- Pourquoi ?

- Pour pas qu’tu prennes d’sable dans la tronche.

- Elles sont à ta vue ?

- Non.

- Merci. Je vois tout noir !

- T’occupes, enfonce les bien.

Moi, j’ai plaqué mon blair dans le creux de mon coude pour éviter les premières rafales. Puis lui… lui vint se musser contre mon épaule pour éviter la seconde vague. Et j’l’ai pas reconduit à la frontière, bien au contraire.

- L’est costaud l’vent c’matin, sérieux… y’aura bientôt p’us d’sable, si tu v’nais d’en ouvrir une boutique, dépose le bilan !

Je déconnais pour le rassurer mais… en vain. Il était comme mort dans mes bras, parfaitement imperturbable. Seul son écharpe osait bouger, paniquée et claquante. Une vraie queue de marsupial en trajectoire d’ascenseur, j’en ai attrapé le bout pour me protéger la bouche et le nez.

Ensuite, il a juste fallu attendre que tout s’arrête, l’un contre l’autre à deux contre la fatalité.

- Petit Prince ! R’garde ! J’ai réussi à chaparder des mandarines !

- Oh non ? Mais comment tu t’es débrouillée ?

- L’a fallu grimper. Mais j’ai l’habitude.

- Tu t’es fait mal.

- Non.

- Si, tu t’es fait mal.

Ses pieds se sont levés, ses doigts aussi pour venir toucher la coupure sur ma joue.

- Tu mens.

- J’te dis qu’non.

- Tu t’es essuyée mais tu as saigné, ici.

J’ai dû chasser sa main d’une attaque d’la mienne. L’a reculé. Moi aussi un peu. Pour tout dire, y commençait à m’agacer, là. J’avais des mandarines, l’en voulait ou pas ?

- Bon, tu veux des mandarines ou… j’vais m’faire inoculer ? T’as faim ?

- Moi, tu sais… j’ai toujours plus ou moins faim. Oh, dis…

M’a arraché, là, comme ça, une mandarine des mains. Puis a croqué dedans. J’voulais rire mais j’risquais d’le vexer.

- Je dois dire que je préfère le dedans que le dehors.

- Ah bah ouais, j’veux bien t’croire.

- Oh !

Son doigt vers moi comme pour accuser ma mandarine de quelque chose.

- Toi, tu l’enlèves carrément le dehors ?

- Pourquoi, tu l’veux ?

- Non. Garde-le. Oh ! Tu sais ce que je voudrais manger un jour ?

À mon tour de croquer.

- Non, dis-moi.

- Des glaces. Tu sais, c’est ma mère qui m’en a parlé. Mais ici… bon, il n’y en a pas. Normalement, c’est des adultes qui les font et qui les donnent. Enfin, si j’ai bien tout compris. Mais c’est bizarre, quand même, de manger de l’eau à la pastèque. Moi, je voudrais trop essayer. Dis, toi, t’es adulte, non ? Hé. Dis, t’es adulte ? Non ? Oh ? Tu m’écoutes pas ?

- Si.

- T’es adulte ?

- Oui.

- Tu peux faire des glaces alors ?

- Je… non. J’veux pas en faire.

- Pourquoi ?

- Y m’faut… du sucre.

- Mais… tu m’as dit… une fois… le sucre, on en trouve de partout. Même dans les animaux et les fruits.

- J’t’ai jamais dit ça mais oui, c’est vrai.

- Et donc ?

- C’est pas assez. M’faut des betteraves ou des cannes à sucre. T’en as ?

- Ah non. Mais j’ai des bambous, ça ressemble un peu. Tu crois que ça ira ?

Désolée. J’étais désolée, vraiment. Vraiment désolée mais j’étais obligé de laisser un rire se faire.

- Petit Prince… qu’est-ce que j’vais faire de toi ?

- Oh. Rien, j’espère.

- Si. Des glaces au Petit Prince.

- Tu m’en feras pas, hein ?

- Désolée, Petit Prince. Je peux vraiment pas…

- Si c’est vraiment que les cannes à sucre, je crois que j’ai encore le carnet à dessin de ma mère. Ou alors, je sais, fais une glace à l’eau de mer avec de la vani…

- Bon ! Tu veux une aut’ mandarine ou… ?

- Oui ! Mais… hé…

- Quoi encore ?

Mandarine tendue.

Mandarine attrapée.

- Tu sais, toi, où on les trouve les glaces ? C’est des adultes qui les donnent, d’accord mais… ? Ma mère a pas su me dire.

- C’est… comment… c’est des gens qui les… distribuent dans un camion. En hiver, surtout.

- En hiver ?

- Voilà. Les enfants courent derrière sur la route. Ils ont très faim à cette heure-ci, tu comprends. Et voilà.

- Et on les trouve où ces camions ? Faut forcément attendre l’hiver ? Même l’été, ça fonctionne ?

- Je… écoute… on en trouveras pas ici. D’accord ? Je veux pas.

- Oh bon… d’accord. Mais c’est quand même pas du juste.

Vrai.

- Pourquoi qu’tu t’gausses ?

- Non, rien. C’est les mandarines.

- Eh ben ? Quoi ?

- Elles sont comme tes cheveux. Je crois que j’aime bien.

- Ma mère disait que le plus important est invisible pour les yeux.

- Eh ben ?

- Moi, je crois plutôt que le plus important, c’est ce qu’on entend pas. Mais je le dis pas…

- Pourquoi ?

- J’aime pas faire mentir ma mère. Tu pourrais toi ?

- Une fois, la mienne m’a dit qu’derrière chaque grand chevalier, y’avait une épouse. Moi, j’dis qu’il y a une mère.

- T’es en retard !

- Je suis désolée, je n’ai que deux pieds.

En plus j’venais d’me lever, pas encore mangé ni fumé alors y’avait de quoi éviter la brusquitude. M’enfin ! Me suis donc assise sur la chaise en bois désignée par Petit Prince de la pointe de son couteau avec lequel y s’armait à tailler une branche de bambou.

- Tu as déjà vu la terre sous une bambouseraie ?

- Non.

- C’est un labyrinthe. Chaque tronc est relié au réseau.

- Les bambous n’ont pas d’troncs, ils ont un chaume.

- Oh, tu m’agaces avec tes précisions.

- Excuse-moi d’avoir lu des livres, Petit Prince.

- Beh bien sûr. Moi aussi j’ai lu des livres mais je me défends d’accorder le don de vérité à qui que ce soit, préférant les contenter plutôt du bénéfice de l’exactitude. Vous êtes pas comme ça, vous autres, dans vos villes avec vos voitures…

- Ah, pas c’coup-là, j’aime pas les voitures, j’ai grandi avec les vignes. Non, moi, j’préfère les ch’vaux.

- Oh ! Les chevaux ! Ma mère m’en a déjà dessinés, dis, tu sais où on pourrait les voir bouger genre courir ? Euh, galoper !

- Oui. Je… au cinéma, par exemple.

- Au cinéma, hein ? Et… on fait comment pour y aller ? Tu crois que si on prend un dirigeable…

J’ai pas su dire non. À c’moment-là, j’ai pas su, non. Disons que ça n’en valait pas la peine. L’un ou l’autre, qu’est-ce ça aurait changé ? Autant qu’il soit heureux. Ne serait-ce qu’un moment. Enfin, c’est toujours qu’un moment mais… c’est mieux qu’aucun moment du tout, non ? C’est ça je voulais dire.

- C’est possible.

- Faudrait qu’on essaie.

- Ouais !

J’avais pris soin d’étouffer ma réponse dans un rire. Histoire que ça ne soit pas trop sérieux non plus cette histoire. Tout est plus grave lorsque sérieux.

- Et pourquoi que tu n’aimes pas les voitures, dis ?

- J’sais pas vraiment. Ça fait trop d’bruit. Puis ça écrase des animaux, des innocents. Parfois.

- Et pas les ch’vaux ?

- Beaucoup moins. Les chiffres mentent pas, Petit Prince.

- Je vois…

- Dis, d’où ça vient « Petit Prince » ?

- D’un livre. À ce qu’y parait, hein !

- Comment ça ?

- Bah, j’en sais pas plus, c’est agaçant.

- Mais c’est l’quel de livre ?

- Comme je te dis, j’en sais pas plus. Juste que c’était le préféré de ma mère.

- Bah… faudrait lui d’mander. Elle est où ta mère maintenant ?

- Je cherche encore.

- Tu veux… que je t’aide ?

- Non, ça ira.

Alors je n’ai rien dit de plus ; ça avait l’air d’aller.

- Ta mère, elle t’appelait comment toi ?

- Elle m’app’lait pas souvent.

- Drôle de nom.

- C’est…

- Non mais j’avais compris. Je rigole juste de toi.

- Ah… d’accord.

- Parfois, j’ai vraiment l’impression que tu me prends pour un gamin.

- Et un citronnier ?

- Tu en as d’jà plusieurs autour des rochers ! Pis, j’aime pas bien les citronniers.

- A cause des citrons ?

- Oui puis ça retient pas les voitures.

- Et tu sais quoi ?

- Quoi donc, Petit Prince ?

- Je me le suis dit hier soir, juste au moment de m’endormir.

- Parce que tu t’souviens du moment où tu t’endors, toi ?

- Non bon... peut-être un peu avant. Ou après. C'est possible aussi.

- Tout à fait, Petit Prince. Tout à fait...

- Dis ?

- Ouais ?

- Toi aussi, ta mère elle est partie ou elle est toujours là ?

- Non.

- Elle est plus là ?

- Non, c’est moi qui suis partie.

L’aurore peinait à s’achever mais elle redoublait d’effort, on le voyait à l’éclaircie cramoisi en son cœur.

- Eh ben ? Pourquoi qu’tu m’tires cette tronche de six pieds d’longs ?

Alors Petit Prince abattit ma question d’un coup droit maniéré.

- Ne m’en parle pas ! Ça fait un moment que… chaque nuit… j’ai du mal à dormir.

- Peut-être mais aujourd’hui plus que d’habitude alors.

Et il s’assit sur le sable, un genou plié vers le ciel et son bras droit posé dessus. Et dans le lot, un sourire amusé.

- J’irai me rincer le visage dans les écumes plus tard.

- Mais… non, je disais pas ça pour ça, Petit Prince. Mais depuis quand que… ça t’arrive ?

- Oh, je compte plus les nuits, tu sais. Au bout d’un moment…

La brise leva adagio son écharpe et il eut un petit geste agacé pour tenter d’la rapatrier. Sans succès cela dit.

- Je dormais mieux quand ma mère me bordait le soir.

- J’veux bien l’croire. Moi aussi, tu sais.

- Oui mais c’était l’histoire de la princesse Anastasia, c’est surtout ça qui m’apaisait.

- La princesse Anastasia ?

- Oh, tu connais pas ?

La surprise le plaqua à califourchon. Et lorsqu’il se leva en un bond :

- Tu connais pas l’histoire d’Anastasia ?

- Non ? Et alors ?

- Attends, attends, je vais te la raconter. Allonge-toi.

- Non, non, Petit Prince. J’viens d’me lever et… j’aime pas tellement les histoires… elles finissent toutes mal.

- Rendors-toi juste pour quelques minutes. Allez !

- Très bien ! Ça va…

Me suis donc mise sur le dos et l’sable m’avala un peu. J’sentais que les écumes tentaient de m’attraper mais elles avaient la mousse trop courte.

- Il était une fois…

- Bien sûr…

- Dis donc ! C’est moi qui raconte ou c’est toi ?

- Pardon, Petit Prince. Pardon…

- Je disais ! Il était une fois… une princesse nommée Anastasia. On l’appelait comme ça parce qu’elle était belle ! Si belle que les peintres n’y trouvassent, c’est dur à dire, même pas l’idée dans leur palette ! C’est dire ! Dans je sais plus quelle langue… parce que, pardon, j’ai oublié mais Anastasia, ça veut dire « beauté ». Et ma mère ajoutait toujours que ses parents étaient bien prévoyants à la princesse ! C’était une des rares choses qu’elle en garda, d’ailleurs. Enfin, on verra ça après. En tout cas, tout lui était promis ! Si tu savais, tout ! Rohlala ! Les grands dîners, les grands opéras, les grandes peintures, les grandes décisions, les grands châteaux, tout !

- J’ai compris.

- Moi, quand ma mère me la racontait, je me taisais.

- Tu te comportes vraiment comme un enfant ! Mais bon, d’accord, j’dis plus rien… pour de bon.

- Merci bien ! Et donc, un jour, un des chevaliers vint trouver son seigneur pour lui expliquer qu’il avait trouvé un chat noir qui rôdait dans les cuisines. Sale bestiole ; les sauces renversées, les repas entamés… si tu avais vu ça ! Enfin, bon. Du coup… ah, j’ai oublié. Non, si, ça y est ! Attends… oui, donc, le chevalier dit au roi de faire quelque chose parce que les fourneaux sont mitoyens de sa chambre et ça commence à lui courir sur le haricot. Et le roi, lui, il réfléchit, que faire donc de ce mistigri ? Finalement, il trouva plus simple de l’abattre et de l’offrir en offrande à son église. Sauf que ! Sauf que la princesse, la princesse Anastasia ! Non, elle veut pas. Vraiment pas. Alors, elle récupère le chat et dit à son père que non, pas moyen, je le garde.

- … Et ensuite ?

- Et ensuite, le roi, comme il a autre chose à faire comme la guerre ou les tournois, il trouve que c’est encore plus simple de le donner à la princesse, le matou.

- Comment qu’elle l’appelle ?

- C’est pas important. Et donc, la princesse passe beaucoup de temps avec le chat. Vraiment. Même que sa nourrice racontait aux servantes que parfois, elle lui parlait au chat, si, si. Elle lui parlait et c’était comme s’il lui répondait. Moi, je parle pas le chat et ma mère non plus donc elle a pas pu très bien… euh… le formater… ?

- Formuler ?

- Formuler, voilà. Et donc… euh… ce qu’y faut retenir c’est… tu vois… ah euh, j’ai oublié. Mais l’important, c’est que le chat parle à la princesse et… que la princesse apprend à comprendre le chat.

- Ouais… d’accord…

- Et donc, sur les conseils de son chat qui lui dit que ceux qu’on ne comprend pas ont beaucoup de choses à dire, la princesse s’en va donc à la ferme. Là-bas, elle discute avec les cochons, les oies, les canards… et… euh après, y’a un… euh… le… je me souviens plus du nom… le… le maréchal ! Oui, le maréchal. Le maréchal du roi, donc, pendant une bataille chez des voisins car c’était la coutume, il décide de piller la bibliothèque et la salle au trésor. Résultat, pleins de nouvelles statues et de livres à rajouter au château de la princesse. Princesse qui se presse de courir vers les soldats revenant du front, pour sentir son cœur fier d’avoir à contempler son père revenir triomphant du combat comme un vrai guerrier. Ma mère insistait beaucoup sur ça mais j’ai toujours trouvé la phrase trop longue. Enfin bref, là, le maréchal l’attrape et lui confie qu’il a un cadeau pour elle, un beau livre sur les animaux d’un pays voisin… vu qu’il l’a aperçue plusieurs fois jouer avec ceux de la basse-cour et…

- Oui et après ?

- Bah… normalement, y’a beaucoup plus de choses mais c’est à ce moment que je m’endors un peu. Parfois, j’arrivais à me réveiller pour la fin mais… alors… euh… je crois qu’après, la princesse, elle grandit normalement. Comme tout le monde. Mais… le livre l’obsède. L’obsède vraiment. Alors un jour, elle décide d’aller les voir ces animaux. Elle profite que le roi soit reparti se bagarrer pour s’enfuir, s’habiller en prêtresse et partir dessiner toutes les bestioles qu’elle voyait là-bas, dans ce pays voisin. Pour se faire son propre livre. Des oiseaux, des renards, des ours, des lapins… et comme elle pouvait leur parler, eh bah, elle pouvait en écrire des choses sur eux ! Sauf que là-bas, des sangliers lui ont appris que, parfois, des cerfs venaient d’un autre royaume pour les provoquer. Alors, elle décida de s’y rendre aussi. Un autre royaume. D’un château l’autre. De princesse, elle ne garda que le titre et se fit voyageuse à s’enfermer dans les bibliothèques, les forêts, les plages, les océans, les déserts…

- Mais… elle revient plus chez elle ?

- Non. Le roi se met à sa recherche mais… Anastasia est loin. Et très discrète. Petit à petit, elle perd son accent royal.

- Son accent royal ?

- Ouais, c’est ce que disait ma mère. Elle disait c’est quand on articule trop. Qu’on dit tous les mots et tout.

- Ah oui, j’vois. Continue, Petit Prince.

- Alors la princesse, non, elle ne revient plus chez-elle.

- Pourquoi ?

- Parce qu’elle a fait un bébé toute seule.

- Hein ? Qu’est-ce tu m’chantes ?

- Ni prince ni baron. Juste les arbres et les plages. C’est la nature.

- Qu’est-ce tu…

- C’est comme ça que ma mère disait.

Et là, il décocha un sourire plein à en clore les yeux. Blanc et brillant.

- Et son enfant, dis…

- Oui, il va bien. C’est marrant, je posais toujours la même question. Je voulais toujours savoir s’il allait bien.

- Elle a…

- Oui, les animaux l’ont aidé à mettre bas.

- C’comme ça que…

- Que ma mère disait, oui.

J’ai rouvert les yeux sur les hirondelles s’entraînant dans le ciel.

- Eh, Petit Prince ?

- Ouais ?

- Tu sais ce que m’disait ma mère ?

- Non ?

- Bien plus qu’hier et bien moins que demain…

- Oui ?

- Je t’aime.

Et il a souri. Je l’ai vu sourire.

- Tu sais qu’t’es beau, Petit Prince.

- Oui, je sais.

Un silence le temps d’un cœur qui s’viande.

- C’est parce que je ressemble à ma mère.

C’était à la faveur d’une journée ensoleillée que Petit Prince décida de planter des dames-d’onze-heures pour que le cimetière derrière chez-lui redevienne jardin. Cimetière que j’avais, curieusement, jamais cramé. Et apprenant son existence, malgré la curiosité insistante, j’ai pas osé demander qui c’est qu’était dessous la terre. Et lui n’en a pas vraiment causé. À peine. Parfois, pas du tout. Surtout pas du tout. Petit Prince m’a… essentiellement… rapporté que ces plantes-là poussaient quel que soit les hivers et quel que soit le deuil.

On s’est rendu compte, au bout de quelques jours, que les fleurs ne prenaient pas. Petit Prince avait beau revenir de l’étang avec son arrosoir, à chaque occurrence, elles semblaient s’abreuver d’eau mais quel cinéma ! Car, elles ne grandissaient pas.

Petit Prince en devint malade. J’ai imprimé qu’y s’agissait d’un projet sérieux lorsque je vis les larmes frémissantes qui découlèrent de ses joues. Juste trois. Une à droite et deux à gauches qui faisaient la course. L’écharpe pour venir éponger la déception puis aussi, un peu, pour demander le pardon ; c’était dans le fond de ses iris.

Et ce regard des pluies, il l’offrit à ses dames-d’onze-heures. Chaque matin. Avant qu’elles ne se fanent. Mais elles n’ont pas fané, non. Deux échecs, c’beaucoup. Mais l’échec n’est qu’un triomphe qui a mal tourné alors les fleurs s’sont entassées, s’sont imposées, ont pris leurs quartiers, regroupement familial, démocratie revendiquée, constitution rédigée et voilà, tout une nation là-bas d’dans. D’ailleurs, l’eau de mer ne leur convenait pas. On a essayé mais l’étang nous avait sorti le même discours. Fort heureusement, lorsque Petit Prince parvenait p’us bien à grimer sa joie en pleurs alanguis, les dames-d’onze-heures s’étaient d’jà toutes fiancées.

Une grande prairie de fleurs blanches jouant avec la brise et défiant les reflets solaires.

- S'il y avait une ville des imbéciles, faudrait que je me présente comme maire...

- Je voterais pour toi.

- Merci, Petit Prince.

Un jour, c’était l’heure du manger. On avait installé un baril en bois à côté de nous, serti de victuailles pour les deux sportifs haute catégorie. Oui, on jouait à qui c’est qui réussi à faire le plus beau ricochet, lorsqu’il me sortit au travers d’une grimace désinformée par le soleil :

- J’aimerais bien avoir des yeux clairs.

- C’t’à-dire ? Comment ça ? Tu r’veux du from’ton ?

- Oui, merci. Et tu as fait ça comment d’ailleurs ?

- Avec le lait d’tes chèvres. Et le sel des écumes.

- Ah bon ?

- Beh oui, t’es même v’nu m’voir pendant la fermentation.

J’ai tenté un ricochet mais raté.

- Peut-être, oui. Enfin bref, je disais que j’aimerais bien avoir des yeux plus clairs.

- Pourquoi donc ?

- J’sais pas. Moi, j’ai les cheveux comme des noisettes et des yeux noirs.

- Et donc ?

- Toi, t’as des yeux verts. Vert bouteille, celle qu’on jette à la mer.

- Vert bouteille à la mer…

- Oui, comme le lierre chez-moi, juste après l’aurore. On voit mieux dedans ce vert-là. Il y a plus de choses à dire. C’est comme si, moi, mes yeux ne parlaient pas…

C’est vrai que les siens tenaient d’une noirceur insoupçonnée. J’l’avais notée à notre rencontre, on n’voyait rien à l’intérieur, qu’un vide sans fond où l’on plonge pour y chercher des histoires, que ce soit contre un soleil tenace ou le chant des tempêtes, encore et toujours la même teinte de nuit désespérée. Avec juste une étoile pour éclaircir le ciel, peut-être l’écho lointain et désespéré d’une autre planète, jumelle qui sait, tout dépend de qui ira la chercher. Mais c’était bien là tout le sel de son désarroi, il fallait se risquer d’y plonger dans son regard si l’on voulait en saisir les arcanes.

Ça, rares sont ceux qui le possèdent. On les craindrait presque.

- Dis.

Je fus, comme ça, désarçonnée de mon cheval noir.

- Oui ?

- Tu ne manges pas beaucoup des desserts, chaque fois tu refuses les miens et aujourd’hui, tu ramènes du fromage.

Soupir.

- Pas très fana du sucré.

- Ah ouais ? Si t’arrivais pas à midi lorsque toutes les mangues sont déjà cueillies aussi !

- Je ne sais pas si ça vaut bien l’coup d’courir après du sucre.

- Tu ne cours jamais.

- J’pourrais très bien courir ! Seul’ment... y’a pas la place ici.

- Quelle excuse.

Petit Prince, petit sourire narquois. Petit sourire narquois éclairant les lèvres.

- C’est bon les mangues, je te jure !

- Je sais bien, je sais bien mais…

- Eh ben quoi ? Lève-toi plus tôt et tu les cueilleras avant moi !

- C’est pas pour rien si je n’y arrive pas, Petit Prince…

Un ange centipède passa, lentement. Très lentement. Et puis, enfin, à l’épilogue d’une éternité :

- Hé.

- Oui ? Petit Prince ?

- Tu sais… ma mère avait une phrase pour ça…

- Encore ? Tu lui diras d’en écrire des recueils, y’aura d’quoi ouvrir une librairie.

- Elle disait que… seule la misère est éternelle.

- C’est gai.

- Alors inutile d’en profiter.

- Hm.

- Ça te plaît pas, c’est ça ?

- Si. Même j’suis assez d’accord.

Et j’ai soupiré en serrant mes genoux contre mon ventre songeur. Petit Prince, lui, balançait ses jambes depuis la branche du baobab en laissant son écharpe claquer sa plainte. Comme y disait plus rien et que c’était assez rare pour arriver deux fois dans la journée, j’me suis dit que moi aussi, j’pouvais faire l’effort d’me taire après tout. Un peu plus, un peu moins.

Et les histoires à ce sujet, c’est pas des blagues ; plus j’vieillis, plus j’ferme ma gueule.

Aujourd’hui, peut-être que j’devrais oublier d’parler.

- Je t'ai manqué ?

- Oui, au moins trois fois.

- Quelle belle phrase à un seul sens.

Silence. Silence trop long.

- Et le roi alors ?

- Le roi ? Je te l’ai déjà dit.

- Tu veux pas m’dire parce que c’est la faute à ta mère ?

- Ça, en vrai… elle l’a toujours prétendu mais… au bout d’un moment, j’ai appris qu’elle aussi pouvait mentir. Ça m’a fait étrange.

- Et… le roi… y t’a dit quand y reviendra ?

- Pas à moi, à ma mère.

- Et c’était… quand ?

- Oula ! Je sais plus, tu me demandes ça…

- On d’vrait aller d’mander à ta mère, tu crois pas ?

- Pourquoi faire ? Le roi… il reviendra quand il reviendra. Non ?

Petit Prince aussi, parfois (souvent), ratait des occasions de farder ses craintes.

- Tu montes parfois au phare, non ? Le soir.

- Pourquoi que je monterais au phare ? Tu crois que ça m’amuse ? Que ça m’aide à dormir ? Autant aller planter des haricots mauves ! Et puis…

- Petit Prince ! C’est bon.

La véhémence avait laquelle y s’en défendait soudainement… c’en devenait presque mignon. ‘Tain, quel cliché.

- Qu’est-ce que t’en sais ?

- J’te vois. Depuis la pointe d’la crique.

- J’ai toujours dit que c’était une belle vue, voilà tout.

- Oh, Petit Prince ! T’en vas pas !

- Non, je suis vexé !

- Mais…

Trop tard. Quel gamin ce gamin…

Il avait fallu plusieurs jours mais Petit Prince trouva, un matin, la motivation pour essayer de construire une sorte de pédalo pouvant se mouvoir sous l’océan sans risquer d’calancher pour autant. Selon lui, m’avouer son rêve (l’un de ses rêves) avait ravivé son envie d’le réaliser. Pourquoi pas après tout ? Pourquoi pas ! Enfin bref, quand il me vit débarquer, les mains dans les poches de mon treillis, le gosse me lâcha d’abord que ce serait plus simple s’il avait des branchies. Oui sauf qu’il pourrait pas respirer sur la plage que j’lui ai fait remarquer. Certes a-t-il concédé, seulement, il avait déjà observé des poissons à la surface.

- Des volants ? Ou des à l’agonie ?

- Je sais plus.

- Parce que… ça meurt sans eau.

- Bah… un chat va le manger et il sera pas totalement perdu. Tout se transforme, tu savais ça ?

- Avant la date d’péremption s’il veut pas clamser ton mistigri.

- C’est quoi une date de péremption ?

- Non, rien, j’faisais une blague parce que…

- Parce que ?

- Rien.

- Alors c’est quoi une date de péremption ?

- C’est… l’moment où… quelque chose n’est plus valable. Faut l’jeter.

- Mais quoi par exemple ?

- Je sais pas… une pomme, une framboise… du poisson…

- Toi, par exemple, t’en as une ?

- Oui.

- Et moi aussi du coup ?

- Non, toi non, Petit Prince.

- Bah ? Et pourquoi pas ? J’en veux une aussi !

- Alors si tu y tiens… je t’en donnerai une.

- Ah bah merci. Attends… pourquoi que je serais encore différent ?

Sa question me monta à l’esprit, piquante et odorante.

- Qu’est-ce tu veux dire ?

- Je veux… ma mère disait que… j’étais spécial.

- Toutes les mères disent ça.

- Elle te le disait la tienne ?

J’ai nostalgiquement cligné des yeux.

- Non.

- Ah bah alors !

- Bon peu importe ! Pourquoi que t’étais spécial… euh… selon elle ?

- Elle disait que… j’avais aucun mal en moi. Pas comme les autres garçons… et j’aimais pas… puis elle m’appelait parfois « l’artiste » ou « le poète » et moi… non, ça aussi, j’aimais pas…

- Pourquoi donc ? C’est mignon, ça.

- Je voulais être comme les autres. C’est tout.

C’est vrai. C’est dans l’instinct de l’animal que de craindre l’ostracisation plus que tout.

- Tu voulais être méchant ?

- Non, pas forcément mais…

- Mais ?

- C’est pas drôle d’être moi. On s’ennuie vite.

- Mais qu’aurais-tu fait avec d’autres si ce n’est t’amuser ?

- C’est vrai.

- On écrit jamais mieux que pour soi-même, Petit Prince.

Et là, j’me suis retenu de pleurer. Et j’ai réussi.

- Avec qui je peux être méchant ? J’ai personne avec qui être méchant ! Tu vois une princesse à qui faire des balayettes ou un servant que je pourrais essayer de noyer ?

- Non.

- Alors bon ! Même toi, regarde !

- Qu’est-ce j’ai fait encore ?

- T’as pas besoin de vouloir être méchante ! Toi, tu es douce, gentille, belle et calme… tes parents doivent être fiers de toi !

- Ils ne le sont pas.

- Eh ben, pourquoi ?

- C’était pas assez pour eux, ç’n'était même pas nécessaire.

- Hm. Moi, ça va, ma mère disait juste que j'étais un peu agaçant. Mais pour le reste, elle était fière.

- Je la comprends.

- Mais ?

- Mais je pense que tu as raison, tu es le seul à pouvoir saisir ta vie, les autres n’en auront toujours qu’un vague écho. Devenir son propre référent, ça permet d’éviter… un certain nombre de tristesses.

- Et tu trouves que c’est comment ça ? Bien ou mal ?

- Plus tu enfouis qui tu es vraiment au fond de toi… mieux c’est.

- Mais pour faire quoi ?

- Éviter qu’on n’te le vole.

- Qui me le volerait ça ?

- L’amour.

- C’est tout ?

- L’amour de l’autre, d’une idée, de l’exotisme, d’une terre, d’une histoire, d’un chiffre, tout est dangereux ici-bas pour celui qui ose aimer, Petit Prince.

- Pourquoi donc ?

- C’est perdu d’avance.

- Quel intérêt ?

- La partie.

- Alors quoi ?

- Deviens qui tu es, Petit Prince. Deviens qui tu es, c’est le plus important.

- C’est… plutôt triste.

- Mais plutôt sûr.

- Dis-moi quelque chose de rassurant, je préfère.

- Je… je ne suis pas si cruelle, Petit Prince…

Et il haussé les épaules pour retourner à sa machine à explorer les océans. J’me suis retenue de lui confesser que donner des coups d’arpions dans les bambous allait pas mieux les fixer. Puis l’espèce de cloche qu’il avait tenté d’construire avec des feuilles de bananiers tenait pas l’bord. C’était une réussite parfaitement imaginaire. Mais Petit Prince avait les lèvres cordiformes et embrassait ainsi son rêve melliflu sans en démordre, sans même défaire sa bouche d’or. Lorsque je fus d’retour après une promenade autour de la jachère, l’était toujours à tenter de raccorder les pédales aux sièges tout en essayant de pas faire tomber la cloche. L’avait même tenté de retirer lesdites pédales et là, ça tenait.

- Ouais mais sans pédale, tu risques pas d’t’éloigner un peu du concept de pédalo ?

- C’est pas faux. Je comprends ce que tu veux dire. Mais oui, comment je ferais pour avancer… ?

Et donc, il a remis les pédales.

- Eh ben, c’est pas évident. Comme la boussole dit à l’aimant, je suis désorienté.

- Peut-être qu’tu devrais pas y songer, Petit Prince.

- Pourquoi pas ?

- Je sais pas. La fuite n’est pas forcément une mauvaise option.

- Ah bah… prouve-le !

- Qu’est-ce j’ferais ici sinon ? Et pourquoi qu’je note et dessine tout ce qui m’arrive ? Un effort, Petit Prince. Un effort !

Je n’pense pas qu’il y ait jamais eu d’royaume. Un roi ? Là-bas ? Non.

Où était la reine ? La mère de Petit Prince, sans doute ? Ou pas. Caractère de bâtard l’autre.

Sait-on jamais.

Parfois, j’partais un jour, ou deux, en solitaire pour voir si j’trouvais pas quelque chose. J’sais pas moi, j’peux pas dire mais… un mausolée ? Ou juste une croix, là, sur le sable. Allez savoir. Une tour abandonnée, une épave échouée, un albatros à éventrer pour récupérer un coffre en bois avec des indices dedans, un tunnel marin avec des poches d’air et tout et tout. Quoiqu’ce soit avec un tant soit peu d’mystère. J’avais rien prévu d’trouver alors tout était possible, après tout. Hé, on explore ou on explore pas !

Cependant, rien n’a retenu mon attention. Rien de rien. Peut-être un jardin ou deux abandonnés, peut-être d’anciens projets de Petit Prince mais… ça n’avait que ça de curiosité. Ah si, une fois, j’ai vu une montgolfière !

C’est à peu près tout.

- Mais tu le manges le saumon ?

- Oui.

Peut pas s’taire quand on graille celui-là ?

- Je n’aurais pas cru.

- J’suis obligée sinon j’ai des carences. Et les œufs d’albatros, trop d’efforts pour pas grand-chose. En plus de pas être bien sécure.

- Désolé. Je n’ai pas de poulets ni de coqs.

- Tiens mieux. Sinon ferait le guignol à nous réveiller chaque matin que le bon dieu fait.

- Ah… j’allais te demander de m’en dessiner un. Rouge et noir à motif tribal, avec un regard transversal…

- Hé !

J’ai levé l’blair de mon carnet.

- Quoi ?

- C’est pour toi.

Petit Prince me tendait un bout de papier déchiré. « Acte de propriété » ?

- Euh… ? « Félicitations Madame, vous êtes l’heureuse détentrice de… de… ? »

- De…

- C’est quoi c’mot-là ?

- Oh ! Quand tu t’y mets !

Là, comme ça, y m’a arraché l’papelard des mains et l’a fourré dans la doublure de sa veste d’officier, sans visiblement s’soucier qu’il était foutu maintenant.

- Oublie. Tu vois c’qui brille là-bas ? Entre le creux du fossé, là dans la falaise ?

- Quoi, l’étoile ?

- Voilà. Je te dédicace cette étoile. Elle est à toi.

- Mais… ?

- Si jamais tu veux y aller t’y reposer un jour.

- Hé, sérieusement… va-t’en avant que j’me lève !

- Oh, ça va, si on peut plus faire de cadeaux.

- Fous-moi l’camp !

Les jours commençaient à circuler comme des goupils pamplemousse sur la grève, c’est-à-dire sans qu’on n’puisse bien les remarquer, sauf peut-être un ou deux, furtivement, entre deux instants d’égarement. L’un de ceux-là, j’essayais de bien me positionner, de sorte à pouvoir réceptionner Petit Prince sans trop d’dégâts… et je le voyais rire en me menaçant comme quoi il allait tenter d’se suicider ou quelque chose comme ça. Ensuite, il a sauté du haut d’la dune. Direction mes bras. Sauf qu’y pesait son poids l’animal, on s’est vautré tous les deux dans l’sable. D’abord, on s’est marré et puis on s’est rel’vé.

- Bon. Je crois que la gravité est plus forte sous le sable que sous les galets !

J’n’osais rien dire. Quand même.

- Si tu veux, Petit Prince.

J’me contentais d’sourire.

- Si tu veux…

- Bon. Faudra que je pense à le noter dans mon carnet ce soir. Oh. On pas encore essayé les rochers !

- C’est plus dangereux.

- Il y a des grands rochers de l’autre côté de la berge ! Très grands !

- Non.

- Mais… tu les as vu, non ? C’est tellement grand, ne dis pas le contraire !

- C’est pas si grand. C’est juste que t’es petit.

- Petit par rapport à quoi ?

Et là, non… c’est vrai… petit par rapport à quoi, j’ai pas su expliquer.

- Et qu’est-ce qu’il y a de plus grand que mes rochers d’abord ?

- Mais… j’sais pas, les cathédrales. Par exemple.

- Ah oui ?

- Par exemple !

- Et qu’est-ce que c’est ?

- Des très grandes maisons où les gens vont prier. En très résumé.

- Prier pour quoi ?

- Pour après.

- Après quoi ?

J’me suis massé les yeux. La fatigue commençait à m’prendre d’assaut, une vague blanche, ma respiration en sursis puis mes jambes engourdies et enfin, mes paupières mouillées.

- Ne t’en fais, Petit Prince. Sur ta planète, il n’y a ni divin, ni souverain, juste l’humain.

- Et les animaux.

- Oui, oui. Les animaux aussi. C’est vendu avec le lot.

- Mais si le roi revient et…

- Petit Prince ?

- Quoi ?

- Les rois du monde, ça n’existe pas.

La machine à explorer les océans se reposait toujours devant chez Petit Prince. Elle commençait même à prendre le sable.

- Dis ?

- Qu’est-ce y’a encore ?

- Qu’est-ce que ça veut dire que d’asseoir la beauté à ses pieds ? J’ai lu ça dans un livre hier soir, ça parlait d’un vent qui se levait, tu connais ?

- Hm. Sûrement d’la poésie.

- Ah oui, ma mère m’en a déjà parlé mais je m’en souviens plus… tu sais toi ?

- C’est… la maîtrise d’accommoder les assonances et la prosodie pour…

- Tu aurais pas plutôt un exemple ?

- Petit Prince…

- Tu as un exemple ou pas ?

- Y’a quelque chose dans la vie que tu n’veux pas ?

- … Tu as un exemple ou bien ?

- Je… hm. En hiver, les moissons fauchent les affamés. Pour que descendent les anges à notre tablée. Cernés de leurs poignards et de leurs rires. Pleurent les reines et tombent les empires.

- Qui c’est qui dit ça ?

Un soupir. Un long soupir. Ce gosse était un distributeur d’épuisement.

- Les poètes.

- Ceux qui font les poésies ?

- Voilà.

- Et t’es obligée de faire rimer ?

- Non.

- Bah pourquoi tu l’as fait ? Parce que ça rimait pas super bien ton histoire d’anges là.

- Mais…

- Non… attends, ma mère m’avait dit qu’on était pas obligé. Mais alors comment qu’on sait que c’est de la poésie ? Si par exemple, je suis coincé sur le baobab et que je t’appelle pour venir m’aider, peut-être tu croiras que c’est de la poésie.

- Bah… précise au cas-où.

Anicrochée à ses yeux charbonneux (mais l’ancolie poussait sous l’éclaircie), je me demandais parfois quelle était donc la main avertie ayant sculpté cette intense symétrie. Symétrie acérée en fleur et transcendant les textures pour y planter son estoc à l’intime du cerveau, éclairant ainsi d’un noir nuit sans lune l’aspect étonnant des choses.

C’était quand je relisais mon carnet, histoire de me souvenir dans quel ordre j’avais découvert telle ou telle chose comme les dames-d’onze-heures ou les caramboles. Oui, j’aurais peut-être dû mieux l’écouter.

- Moi, je veux voir les cathédrales.

- Si tu veux, j’t’en donne une.

J’avais fini de repasser le dessin du furet, j’suis ensuite passé à celui du manul.

- Non ? Si ? Ah ! Tu peux le faire ?

- Bien sûr.

- Oh… c’est laquelle que tu as ?

- La plus grande.

- Sérieusement ?

- Beh bien sûr.

- Et tu me la donnes ?

- Mais faudra le dire à personne.

- Pourquoi ?

- Tout le monde voudra ta mort pour te la prendre.

- Et toi alors ?

- Pourquoi je suis ici à ton avis ?

- Ah bon ?

- Oui.

- Mais la cathédrale, elle est à moi ? Je pourrais y aller dormir un jour ?

- Oui.

- Sûr ? Elle est à moi ?

- Oui mais faut l’dire à personne.

- Tiens ? Petit Prince ?

- Oui ?

- Qu’est-ce tu fais ?

- Je pensais aux cathédrales.

- Non mais j’veux dire…

- Ah non, je pêche pas.

- Tu pêches pas ?

- Tu dis ça à cause de la canne à pêche ?

- Plutôt, oui. Et aussi l’fait que l’fil baigne dans l’étang.

- Pêcher c’est pour attraper des poissons ?

- D’ordinaire, oui.

- Alors non.

- Bah… qu’est-ce que tu fais ? T’essaies d’ramener quoi ?

- Justement. J’en sais rien.

- Tu fais exprès ?

- Je te le dis : on verra !

- C’est une périphrase ça.

- Ah non, c’est une parabole.

- Ah oui, désolée, le bonheur de l’esprit…

- Ça, c’est une périphrase.

- De ?

- Rien.

Je sais pas si c’était la pleine lune ou quoi mais Petit Prince avait décidé de tirer la gueule. Alors, j’l’ai regardé comme ça et j’lui ai demandé s’il serait pas en train d’faire la gueule à tout hasard. D’abord, y m’a répondu que non mais j’ai bien vite compris qu’il s’agissait juste d’un souvenir. Forcément, j’ai insisté et forcément, il a bien voulu m’raconter. C’était l’histoire de la fois où il avait tenté de s’habiller en amiral en espérant qu’un bateau en soit attiré. Mais les mouettes se sont moquées de lui :

- Elles m'ont regardé de travers alors j'ai mis mes habits à l'envers.

- Et donc ?

- Ça n’a pas marché. Toi, ça t'est déjà arrivé ?

- De quoi donc ?

- Qu'on te regarde de travers ?

- Ah beh oui. C'est une coutume chez-moi.

- C'était quand la première fois ?

- Peut-être quand j'ai essayé les vêtements d'mon père.

- Et t'as fait quoi ?

- J'aimais bien comment qu'y m’regardaient tous. Alors j'ai continué d'les porter.

- Je me souviens d’un truc… je… je t’avais raconté lorsque j’avais failli me noyer ? Eh bien, une fois remis de la fièvre, ma mère… eh bien… elle m’a dit que… que j’étais un oxymore.

- Et tu sais c’que ça veut dire au moins ?

- Beh, je l’ai su à une époque mais maintenant…

- Un oxymore, c’est un pléonasme.

- Toi aussi, tu penses que je suis différent ? Ou spécial ?

- Oui.

- Pourquoi ?

- Parce que tu es libre, Petit Prince. Tu n’es pas condamné, toi.

- Toi, tu vas me dire que tu l’es ?

- Voyons, on est tous condamnés ici-haut, Petit Prince.

- Petit Prince ! Arrête de regarder le soleil !

- Mais pourquoi ?

- Tu vas l'user ! Arrête donc ! T’es pas frapadingue, non ? Qu’est-ce qu’y t’prends ?

- J’essaie de voir si je peux gagner la bataille des regards.

- Tu peux pas.

C’gosse aurait été capable de mettre sa main sur la plaque du four en sachant qu’ça fait mal. Juste pour voir si c’est vrai.

- Dis… si les fleurs fanent… nous aussi ?

- Ouais.

- Nous aussi, on… se flétrit et tout et tout ?

- Pas forcément. Pas toujours.

- On fait quoi de nous ? On nous jette ? C’est ça, tu disais, la date de péremption ? Toi, tu voudrais qu’on te transplante ?

- Peu importe, dis juste ce que toi tu voudrais qu’on fasse de ton corps puisque t’y tiens autant.

- Ah, très bien, ça ira plus vite. Alors moi, tu vois, je pense que… euh…

- Eh ben ?

- Non, je… en fait… finalement… euh… oui, je crois que je voudrais juste qu’on laisse une croix là.

- Où ça ?

- Juste là, ici. Devant nous.

- Sur le sable ?

- Voilà. Comme ça, si des gens passent, ils se diront que je suis juste parti en vacances.

Pour tous mes sourires, Petit Prince, tu vois, c’est tout ça qui m’arrime à ton port…

- Hé. Ne pleure pas. Il y a déjà la mer ici, personne n'a besoin de tes larmes.

- Tu sais, j’ai réfléchi.

- On va aller brûler un cierge pour fêter ça.

- Hé !

- J’t’écoute.

- J’ai réfléchi et à force de réfléchir, j’ai trouvé que je veux mourir d’un coup.

- Pourquoi qu’ça ?

- Bah… quand on meurt de mort lente, je pense que… on a le temps de le voir venir.

- J’suppose.

- Et donc de se dire qu’on a fait fausse route.

- Ah oui…

- Je préfère calancher sans prendre ce risque. T’as vu, je parle comme toi !

- « J’parle comme toi ».

- Pardon. J’parle comme toi !

- C’pas mal, c’pas mal… c’est rien qu’du naturel.

- Et toi ?

- Oui ?

- Tu veux… clamser… de quelle façon ?

- Eh bien, Petit Prince, je pense, vois-tu, que je ne sais tout simplement pas et que ça m’intéresse nullement de réponse à cette question.

- Dis, t’as fini de te moquer ?

Hé voilà. Conversation détournée.

Au vrai, j’pense pas que j’veux m’souvenir de cet instant avec Petit Prince comme il s’est véritablement passé. Alors est-ce qu’on pourrait pas simplement… ne pas en causer ?

- Qu’est-ce y’a ?

- Rien.

- Dis.

- Mais rien.

- Petit Prince… ! Dis.

- Non, c’est juste que…

- Oui ?

- … Que je trouve que ma vie est aussi belle que toi.

On a beaucoup couru sur cette plage et un jour, j’ai trouvé que j’étais plus essoufflée qu’aut’ chose.

La prairie des dames-d’onze-heures, à l’usure des matins, s’étaient finalement mariées en rouge et des pétales s’extirpaient de leur maîtresse dans un geste plaintif sous le pli laissé par le vent. Ensuite, ça tournoyait comme dans un siphon céleste. Remontait, retombait, tout en s’éloignant pour peupler d’autres cimetières, d’autres ailleurs. Quand c’est ailleurs que bat mieux le cœur.

- Hé. Qu’est-ce que tu fais ? Tu t’en vas ?

J’venais d’serrer la sangle d’mon sac juste avant d’lui répondre :

- Oui. Pourquoi ?

Une idée d’larmes dans son regard.

- Rien. Je me demandais juste ce qu’on allait faire aujourd’hui mais si tu t’en vas… la question est vite répondue.

Alors Petit Prince ébouriffa sa tignasse mordorée d’une gêne malicieuse. Un ricanement distant, c’est-à-dire qui s’en alla résonner sur les flots (c’est absurde). Mais… assez étrange comme il n’avait pas changé d’une perle de pluie depuis mon arrivée. Ses jambes ou ses ch’veux, aucun centimètre de plus. Ni son sourire, d’ailleurs. Aussi grand qu’auparavant. Moi, le temps qui reste m’avait passé l’poignard près des joues et sous les mirettes. J’disais que c’était juste la fatigue mais au fond, on sait tous que non.

- Dis ?

- Oui ?

J’ai sellé mes bottes et dépoussiéré mon treillis.

- Pourquoi tu t’en vas ?

- Je…

Il s’est approché, les bras sondant le sol et m’a comme jeté un sort :

- Hein ? Pourquoi tu t’en vas ?

- C’est… l’heure, c’est tout. Les vacances sont finies. J’crois que j’dois te laisser partir maintenant, Petit Prince. Toutes nos défaites ont faim de nous, tu sais.

- Tu t’en vas mais tu restes, dis ?

- Oui. Promis.

- Loin des yeux mais près du cœur ?

Un soupir de ma part. Me cassait les ovaires celui-ci.

Alors j’ai répondu au bord des larmes :

- On revient toujours sur ses discours, Petit Prince. Pour signer des contrats d’éternité, faut vraiment en t’nir une. Tu comprends ? L’infini, ça doit se perdre pour avoir existé. C’est pas ça qu’on a renié, c’est d’y avoir cru. Pour c’te raison qu’toutes les coutures lâches sans même résister d’un pli. Raccommoder, c’est rien que d’l’égoïsme, on y croit juste pour s’réchauffer.

- Ma mère disait que tout est plus fragile lorsque grand.

- À cause du centre de gravité ?

- Ouais. Bah, comment tu sais ?

- Ma mère me l’racontait aussi. Mais… c’est juste qu’il est des batailles qu’on n’gagne pas.

- Lesquelles, par exemple ?

- Celles pour lesquelles on est né.

J’ai vérifié mon couteau d’survie. À la ceinture, c’était bon. Ceux de lancers, aussi.

- Mais ?

- Mais… malgré tout Petit Prince, promis, j’reste.

- T’en es sûre, hein ?

- Tous les garçons du monde porteront ton nom, oui.

- Alors moi aussi, je reste.

- Non.

- Comment ça ?

- Non, tu peux pas.

- Mais… c’est pas à toi de décider, je te ferais dire !

- Au moins, j’t’entendrais plus articuler comme un dandy.

- Je ne vois aucun mal à parler distinctement ! Ça évite de se faire mal comprendre car les mots sont source de malentendus !

- Disait ta mère ?

- Disait ma mère mais hé… tu veux vraiment pas m’emmener ?

Je me taisais. Qu’est-ce que je pouvais bien dire ? Si ce n’est qu’les intentions priment sur leurs formulations étant donné qu’le verbe trahit déjà la pensée pure. Et encore, ça, j’l’ai même pas rel’vé.

- Où est ton bateau ?

- C’est une planète, Petit Prince. Une planète ! J’peux pas m’tirer sur un rafiot.

- Où est ton dirigeable ?

- Petit Prince…

- Laisse-moi monter avec toi. Promis, je reste là.

- J’dois t’laisser ici, Petit Prince.

- Je me ferais tout petit, tu verras !

- J’dois t’laisser ici, Petit Prince…

- Mais… hé… tu sais, pour toi, je ferais n’importe quoi ! Steuplé, ne m’abandonne pas…

- J’dois t’laisser ici, Petit Prince !

- Mais pourquoi ? T’es pas bien sur ma planète ?

- Si. Mais j’ai beau m’être perdue sur ta planète, on est toujours pas du même monde. Mais promis, tu seras encore plus beau à mon retour chez-moi. Même si tu ne sauras plus grandir. Même si rien ne changera vraiment.

- C’est… excuse-moi mais… parfaitement débile comme excuse !

Et là, le gosse m’a frappée.

- Petit Prince.

Encore une fois.

- Petit Prince !

Le troisième coup aura fait monter la crue des perles sur ses joues.

- Tu… pourquoi ? Après… je le sais, je vais oublier à quoi tu ressembles, comment bouclent tes boucles, de quel vert sont tes yeux, je vais oublier comment se pare la beauté…

- Je t’ai fait un dessin.

- Comment tu souris, comment tu cours, comment tu chantes ! Et tous… tous les autres… tous les autres me laissent venir ! Les agaves, les algues, les albatros, les mouettes, les crabes, même les…

- Petit Prince…

- Quoi ?

J’ai souri.

- Rien. Rien… n’t’en fais pas, c’est pas bien grave tout ça. Tu n’as… vraiment plus rien à redouter, tu sais.

Le voilà qui m’en voulait. Oui, l’a tapé fort dans l’sable avec sa chaussure en criant que c’était pas du juste ; en ça, il avait bien raison, j’dois dire. Et moi… moi, j’m’occupais à tasser tout mon attirail au fond d’mon sac pour y caler ma gourde. Heureusement, Petit Prince s’est arrêté à un moment donné parce que ça commençait à faire bien.

- Et bah tu sais quoi ? Eh bah, tant pis pour les cathédrales. En tout cas, avec toi ! Et tant pis pour les cinémas. Puis tant pis pour toi !

- C’est pas grave ; les cathédrales, j’pense pas t’aurais aimé. Pis arrête, tu sais bien qu’tu resteras toujours près de ta mer quoiqu'il arrive !

- Qu'est-ce que t'en sais ?

- C'est une planète, Petit Prince. Une planète !

- Et alors ?

- Et alors ici, tu resteras toujours près de ta mer. Quoiqu'il arrive.

- Pourquoi tu es venue ?

- Désolé, c’était rien que d’l’égoïsme de ma part…

Puis, j’me suis mise en route quoi. Le sac sur le dos, les jambes armées, les boucles attachées. Et là, je sentais comme le parfum salé de mon Petit Prince embaumer chacun de mes pas. Oui, la plage m’a prise sur son bras. J’ai croisé un manuls superviseur, une idée d’hiver solidaire, ces infatigables écumes qui retournent à la tâche, quelques albatros guettant les flots et puis aussi un enfant… en passant. Et moi, je vous jure, oui, que ça s’est passé comme ça. Puis, si sa planète est ronde, c’est qu’on s’retrouvera. N’est-ce pas ?

- Hé, je ne connais même pas ton nom !

Alors, j’me suis retournée et j’lui ai dit quelque chose comme ça :

- Appelle-moi… Anastasia !

Maintenant, si vous l’souhaitez, n’en parlons plus.

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