Échec et mat : fin

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Sir George, vêtu désormais du pyjama bleu pâle de l’hôpital, avançait d’un pas timide dans la grande salle. Ici encore, des décorations horrifiques dans les tons blancs, noirs et oranges ornaient les murs. De fausses toiles d’araignée encerclaient les fenêtres. Quelle étrange tradition, songea-t-il avant d’être attiré par une table dans le fond de la pièce. Un vieil homme se concentrait devant un plateau d’échecs. Seul. Sir George, les yeux brillants, parcourut les quelques pas qui le séparait du résident. Il s’installa en face de lui.

— Puis-je jouer avec vous, monseigneur ?

Le vieillard le regarda à peine. Un filet de bave coulait le long de son menton. Seul un petit signe du doigt l’encouragea à engager une partie. Alors qu’il commençait à déplacer ses pions, sir George se sentit revivre.

— J’ai une passion pour les échecs, vous savez ? Chez moi, nous sommes initiés dès l’enfance à ce jeu stratégique.

Son adversaire lui répondit par des borborygmes tout en prenant son cavalier.

— Tristeusement[1], poursuivit-il, la majorité de nos échiquiers ont été détruits dans une grande flambée[2]. Ils étaient si beaux. Quel dommage ! Cela me ravi de pouvoir à nouveau en jouir.

Une fois les trois parties achevées et remportées haut la main, sir George s’éclipsa à l’extérieur, tout guilleret. Renouer avec son loisir favori lui avait rendu le sourire ; il ne baisserait pas les armes aussi aisément. Aucun des patients présents dans le parc hospitalier ne fit attention à lui. Sir George s’installa sous un grand érable dont les feuilles grenat tapissaient le sol. Il les rassembla minutieusement devant lui puis, à l’abri des regards, il émit une incantation, une main sur son torse. Un collier où pendait une fiole violette apparut derechef à son cou. L’homme la déboucha et en versa le contenu sur le tas de feuilles. Aussitôt, ces dernières se ratatinèrent jusqu’à devenir poussière. Sir Georges évalua la quantité de poudre d’automne d’un coup d’œil. Quelle était la proportion exacte déjà ? Sa mémoire avait le don de toujours flancher au moment où il ne le fallait pas… Dans le doute, il décida de tout utiliser. Il récupéra le substrat créé dans ses paumes puis souffla dessus vers le ciel. Une seconde formule magique plus tard, un courant ascendant transporta la traînée rougeoyante au cœur d’un nuage de pluie. En quelques secondes, ce dernier crépita d’éclairs et se mit à enfler tant et tant que l’atmosphère au-dessus de la capitale anglaise se teinta de sang.

Sir George observa le phénomène, dubitatif.

— Tudieu… j’ai peut-être un peu trop forcé la dose.

Tout de même fier de sa prestation, le fou repartit allègre au sein de son foyer temporaire.

***

Mike Adams, les yeux rivés sur le ciel en feu comme tous ses concitoyens, quittait son travail à l’ambassade américaine lorsque l’étrange nuage s’était formé. La pluie qui tomba soudain drue interrompit ses interrogations. L’eau rouge inonda bientôt les rues. Fort heureusement pour Mike, son domicile ne se trouvait qu’à deux rues de là. Après une course effrénée, il se précipita à l’intérieur et avisa son reflet dans le miroir de l’entrée. Sa peau était peinturée de la même couleur que l’étrange ondée. Il frotta son visage, mais peine perdue, le fluide sirupeux refusait de disparaître. Pire, ses mouvements devenaient plus lents à mesure que le liquide séchait. De plus en plus lents. Ses traits se durcirent puis ses poumons refusèrent de fonctionner. Il suffoqua jusqu’à l’agonie. Asphyxié, Mike Adams rendit son dernier soupir, le regard médusé de terreur.

En trois jours seulement, le cumulus meurtrier accomplit le tour de la planète, transformant chaque être à découvert en statue d’argile. L’eau de source, contaminée elle-aussi, acheva les survivants. C’est ainsi que la Terre se retrouva vidée de tous ses occupants. Tous ? Non. En cette nuit du 31 octobre, Sir George déambulait dans les rues silencieuses de Londres. La ville fantôme ornementée d’humains pétrifiés s’accordait à la perfection avec les décorations des créatures surnaturelles laissées à l’abandon. L’homme, enveloppé dans sa cape noire, observa son œuvre avec une once d’inquiétude, puis se tourna vers la lune. À minuit, le Big Ben carillonna son dernier chant. Une magie phénoménale afflua dans l’air et Sir George s’en délecta. Samhain, une des rares nuits de l’année où les mondes s’entrelaçaient…

— Enfin, le portail va s’ouvrir !

D’un claquement de doigt, il se volatilisa, ne laissant derrière lui que l’empreinte brumeuse de sa silhouette.

Il réapparut aux abords des mégalithes de Stonehenge. Ses Maîtres seraient certainement fiers de lui, même si tout ne s’était pas exactement passé comme prévu. Il s’imaginait déjà vaquer à son futur poste de mage supérieur. Un éclat lumineux le sortit de ses rêves. Les pierres tissaient entre elles une maille occulte couleur émeraude. Un éclair frappa le centre du cercle intérieur et une dizaine de personnes émergèrent d’un vortex.

— Maître Ardwen, s’inclina Sir George. La marchandise est prête à être livrée. Vous avez l’embarras du choix.

Le Haut Mage releva son serviteur et recula d’un pas en le reconnaissant.

— Par Oréna ! Mais qu’avez-vous encore fait ? (Il se tourna vers ses congénères) Lequel d’entre vous a envoyé cet incapable sur cette mission ?

Personne, dans l’assemblée, ne daigna lui répondre. Le Maître posa alors sa main sur la tête de l’émissaire et visionna ses moindres faits et gestes depuis ces dix derniers jours.

— Si je puis me permettre, Maître, tenta Sir George, Trilia ne se sentait pas très bien. J’ai donc, avec courage, parcouru les méandres du temps à sa place. Pour me racheter du dernier travail qui m’avait été confié.

— Idiot ! Vous vous êtes trompé de quatre-cent ans sur la date convenue ! Il ne nous manquait que le roi et la reine pour terminer la commande des Arkénites. Bravo ! Qu’allons-nous faire maintenant de toute cette cargaison inutile ?

— Voyez le bon côté des choses : vous aurez tout un stock de pions et de fous…

Ardwen ferma les yeux, en proie à une fureur qu’il eut bien du mal à discipliner.

— Emmenez-le céans ! Qu’il devienne donc le conservateur de toutes ces pièces d’échec jusqu’à ce qu’elles soient toutes écoulées.

— Mais…

La bouche de Sir George se retrouva mystérieusement cousue. Deux hommes encapuchonnés le saisirent et traversèrent le portail. Aux côtés du Haut Mage, une dame d’un certain âge, emmitouflée dans une cape bleu nuit, tourna vers lui des iris violets.

— N’est-ce pas lui qui a asséché la planète Radior, tuant ainsi tous ses habitants aquatiques, dans l’unique but de récupérer quelques fioles de leur sable aux propriétés uniques ? se hasarda-t-elle.

— Malheureusement, si. Ce mage de bas étage est une véritable catastrophe ambulante, Marisa. Plus aucune autorisation de sortie spatio-temporelle de ne lui sera accordée… Bon, soupira-t-il, à présent, allons récupérer nos nouvelles pièces. Je n’aime pas le gâchis.

Les deux mages disparurent dans un nuage de brume dans la nuit du 1er novembre…

C’est ainsi qu’Ötz fut dépêché sur la lune de stockage orbitant autour de la planète XT-276 à la forme d’un damier. En guise de punition pour ses deux fiascos consécutifs, il dut inventorier chacune des pièces d’échecs ramenées de la Terre. Autant dire qu’il lui fallut pas moins de deux cent cinquante années pour en faire le tour. Alors qu’il se mourrait, entouré de ses invendus et oublié des siens, quelle ne fut pas sa stupéfaction en découvrant son vieil ami éphémère, Mike Adams, empoussiéré dans un coin. Heureux de finir ses jours en sa compagnie, même pétrifié, il s’avança vers lui, le sourire aux lèvres. Mais ses jambes usées s’entravèrent dans la couronne d’un roi négligemment étendu au sol. Ötz s’écroula sur la statue d’argile de Mike qui se brisa en mille morceaux. Ce fut là son dernier acte de maladresse avant de trépasser à son tour.

— Morbleu… souffla-t-il alors que son âme quittait son corps.

Dans l’espace infini des âmes en transition, ce mage insolite ne fut pourtant pas en reste de causer d’autres dégâts par excès de gaucherie, mais ceci est une autre histoire…


[1]Ancien français : « malheureusement ».

[2]idem : « incendie »

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