Chapitre 2: Un dernier coup
Darne était assis sur un tonneau, contre la devanture d’un marchand de spiritueux. A quelques pas, le propriétaire, un grand gaillard à la moustache tombante, était appuyé contre le chambranle de sa porte et observait la rue les bras croisés.
Le vieux bandit avait rabattu sa capuche sur sa tête et pelait une pomme. Les deux observaient la rue en silence.
A quelques mètres, à l’angle de la rue de Tehol et de celle du Hareng-Vif, la charrette d’un poissonnier s’était mise en travers de la chaussée, répandant plusieurs centaines de poissons argentés et luisants sur les pavés.
Un mouvement de foule avait eu lieu quand des gens s’étaient précipités, non pas pour aider le marchand à redresser son attelage, mais pour le délester de sa marchandise.
La situation devint vraiment chaotique quand un autre chariot transportant du lisier, puis la litière d’un noble, avaient voulu forcer le passage au milieu de la foule.
La charrette malodorante et grouillante avait buté sur un chasse-roue à l’angle d’un bâtiment et s’était retournée, aspergeant de jus de fumier la foule occupée à dépouiller le poissonnier. Les porteurs de la litière, harangués par leur riche client avaient tenté d’escalader la montagne de poissons désormais souillés, et avaient glissé, précipitant au sol le noble, sous les vivats de la foule.
Toute l’intersection était bouchée et en proie à une pagaille indescriptible.
Le plaisir de la foule agglutinée autour de l’accident décupla quand les conducteurs d’attelages et les porteurs avaient fini par en venir aux mains, enfoncés jusqu’au mollets dans les poissons et le fumier.
L’étrange silhouette de Clou Rond se détachait parmi les badauds. Il quitta la masse en délire pour rejoindre son acolyte qui lui tendit la moitié d’une pomme.
— Qui gagne ?, demanda le marchand de spiritueux.
— Les poissons je dirais, répondit Clou Rond en croquant dans le fruit et en se calant contre le mur, à côté de Darne.
Ils scrutaient la foule qui leur tournait le dos, quand un, puis deux, puis trois enfants, apparurent parmi les badauds. L’Essaim. La bande de petits voleurs des rues de la Basse-Ville. Ils coupaient ici une bourse, détachaient là un ruban avec agilité et discrétion.
Depuis sa position reculée le manège n’échappa toutefois pas au marchand d’alcool, et il s’était détaché de sa devanture pour aller à la rencontre d’un des petits voleurs. Un blondinet avec une masse de cheveux imposante sur la tête.
— Bande de petits salopards ! Je vais…
Le bras tendu de Darne, prolongé par sa dague barra la route du moustachu.
— Tut tut tut, monsieur le marchand. Chacun doit pouvoir faire son commerce, non ?
L’homme déglutit. Darne retira son bras et d’une pichenette fit sauter un cuivre-or dans sa direction.
—T’as des bouteilles à aller compter, dit sobrement Clou Rond.
Le marchand rentra sans un mot dans sa boutique et les deux vieux continuèrent d’observer l’Essaim œuvrer.
Des sifflets stridents retentirent. Une nouvelle troupe venait s’ajouter à la comédie, pensa Darne. Les gardes civils. Un détachement complet, douze hommes dont quatre cavaliers. Comme par magie la foule se dispersa ou retourna à ses occupations habituelles, laissant les quatre combattants enduits de fumier et un noble assommé, seuls, au milieu de l’intersection.
Un des petits voleurs passa au niveau de Darne qui l’attrapa par le col. C’était le blond à la tignasse hirsute.
— Ou tu vas mon coco ?
— Lâche-moi l’ancêtre, ou j’appelle les gardes !, éructa le gamin en se débattant.
— T’es sûr que t’as envie de faire ça ? demanda Darne tout sourire, pendant qu’il récupérait dans un des plis de la veste du petit voleur une des bourses qu’il avait dérobé.
— Et t’expliquera ça comment ?
Clou Rond observait la scène impassible en finissant de croquer sa pomme.
— Touche pas à ça, le vioque, sinon t’auras affaire à…
— A qui à la Reine de l’Essaim ?
— A Chiffon ! La Reine lui a prêté allégeance.
Le gamin essayait toujours de se débattre, mais Darne avait un peu relâché sa prise, il interrogeait Clou Rond du regard. Le petit reprit :
— Et je peux te dire que c’est un pas un rigolo. Si tu vous me faites quoi que ce soit…
Il réussit à se défaire de l’emprise de Darne et lui décocha un coup de pied dans le tibia et de partir en courant. Une fois hors de portée, il se retourna vers les deux vieux et leur adressa un geste obscène avant de disparaitre au coin d’une ruelle.
Darne secoua la tête en se frottant le tibia.
— Tu crois qu’on a bien fait ?
— Quoi en général ? Dans nos vies ? Sûr que non.
— Mais non vieille mule, par rapport à ce Chiffon.
—Ah…ça…
Clou Rond n’alla pas plus loin. Et Darne non plus n’était pas allé plus loin quand il s’était lui-même posé la question. Le grand vieillard reprit :
— Je crois qu’on est dépassé par ces jeunots. C’était plus simple avant.
Darne opina. Ils remontaient l’Allée des Justes et allaient déboucher au milieu de la Rue Droite. La foule était toujours nombreuse, mais on des changements indiquaient que l’on arrivait dans la Ville-Haute. Les devantures étaient plus soignées, les eaux usées ne s’écoulaient pas directement entre les pavés, mais dans des conduites enterrées. Les habits étaient plus lourds, moins troués. Les visages moins tannés et grêlés. Les odeurs plus douces. Le son était différent aussi, plus feutré, presque propre. Et les gardes civils plus présents
Clou Rond se retourna sur le passage d’une jeune femme, humant son odeur florale. Darne secoua la tête en souriant.
— Ouais, t’as raison poteau. Il nous fallait quoi, nous ? Un solide acolyte, deux lames, graisser la patte à un garde et on montait un coup. Il souffla. Maintenant ça parle de pourcentage, ça achète des commerces pour laver l’arg…
— Blanchir.
— Ah, m’emmerde pas avec la couleur de l’argent. Il est toujours sale, de toute façon. Il ponctua d’un crachat au sol.
— Parole.
— Et ce gars, ce Chiffon. Il est en train de mettre tout le monde à l’amende, alors qu’il a jamais mis un pied en ville j’parie.
Clou Rond, ne répondit rien. Il indiqua de la tête un petit estaminet.
L’établissement était installé au rez-de-chaussée d’un bâtiment à l’angle de la Rue Droite et d’une petite ruelle résidentielle peu fréquentée.
C’est là que Clou Rond se postait quand il faisait ses rares coups solitaires. Il y guettait les étudiants avinés ou les bourgeois pressés.
Ils s’installèrent à l’extérieur du troquet. Le tenancier avait installé des plateaux sur des tonneaux, et l’on pouvait boire assis sur des chaises d’une hauteur telle que Darne n’avait jamais vu. Il pesta. Clou Rond lui expliqua que l’on disait « en terrasse ». Ils se moquèrent de cette appellation, mais tous deux devaient avouer que c’était agréable, de voir la ville défiler devant soi.
Darne mit un temps fou avant de choisir une bière devant la profusion de parfums et d’appellations. Il voulait juste une bière qui s’appelait « bière ». Installés à côté d’eux, de jeunes clercs riaient trop fort en buvant un mélange étrange de poudre verte et de lait.
C’était plus simple avant, conclurent les deux vieux escrocs.
Le jour déclinait sur la rue. Les falotiers firent leur office, l’obscurité se ponctua de la chaude lumière jaune des réverbères. La rue se vida, l’estaminet aussi. Darne et Clou Rond étaient seuls en terrasse.
Une jeune femme passa d’un pas pressé devant eux. Elle semblait marmonner et paraissait mécontente. Sa mise indiquait qu’il s’agissait d’une aristocrate. Surement d’une famille des branches majeures.
— Un petit coup à l’ancienne cher ami ?, demanda Darne.
— Pour sûr, répondit Clou Rond avant de vider d’un coup sa chope.
Ils descendirent de leurs chaises avec plus de difficulté qu’ils ne l’auraient voulu, mais Darne préféra accuser l’alcool, plutôt que ses hanches.
La jeune femme marchait vraiment vite dans le dédale de ruelles obscures et désormais désertes. Les deux vétérans la suivaient à distance, mais avant qu’ils ne puissent la rattraper, elle s’engouffra sous un porche dont l’entrée était gardée par un homme à la carrure imposante. Même quarante ans plus tôt, ils auraient réfléchi avant d’aller chercher des noises au gaillard.
— Fais chier, râla Darne dissimulé sous un perron.
Clou Rond lui tapota l’épaule et lui indiqua du doigt la direction opposée. D’autres femmes convergeaient vers le bâtiment dans lequel était entré la première. Toutes étaient richement vêtues.
— On a qu’à attendre qu’elles finissent.
Darne haussa les épaules en guise de « oui ». Et ils patientèrent. Longtemps. Très longtemps. Ils faillirent abandonner quand il se passa enfin quelque chose de plus intéressant qu’une bagarre de chats de gouttière ou qu’un ivrogne se sentant obliger de faire partager son organe.
Deux femmes sortirent, elles portaient des capuches dorénavant, et convièrent le garde à entrer. D’un coup de coude Darne réveilla Clou Rond qui ronflait doucement à ses côtés. Ce dernier essuya un filet de bave qui avait suivi le sillon de sa bajoue et se redressa en grimaçant.
La porte cochère du bâtiment s’ouvrit, et un attelage tiré par petit poney gris et conduit par deux silhouettes encapuchonnées s’engagea dans la ruelle. Le claquement des sabots était clair et sec dans le silence de la ruelle. Quand le chariot passa à leur niveau, Darne et Clou Rond se tournèrent légèrement pour ne pas qu’un éclat de lumière se reflétant sur leur peaux pâles ne les trahissent. L’attelage tourna au coin de la ruelle.
Ils faillirent manquer la jeune femme à nouveau.
Ils durent forcer le pas pour ne pas se laisser distancer et s’approcher de la jeune femme. Car possible ou non elle marchait encore plus vite, et pestait encore plus, que lorsqu’ils l’avaient filé la première fois.
Darne fit un clin d’œil à Clou Rond, ils allaient jouer le « oh par les Huit, mon vieil ami a une attaque ».
De toute façon, Darne devait avouer qu’à la vitesse à laquelle ils marchaient, il devrait à peine simuler le malaise cardiaque.
Il poussa un cri rauque et s’effondra. Clou Rond gémit. Tout allait se jouer maintenant. La jeune femme fit encore deux pas et s’arrêta en levant la tête et en expirant bruyamment.
Elle se retourna et dit d’une voix presque enfantine :
— Messieurs, votre comédie est totalement éculée. Je suis moi-même harassée. Et sachez que je ne vous céderais pas la moindre pièce. Rien.
Du coin de l’œil, Darne la détailla et se dit qu’elle devait avoir quinze ans tout au plus. Elle reprit.
— Je vais donc poursuivre mon chemin. Et vous serez quittes d’une bonne anecdote à raconter à vos camarades de beuverie de la Ville-Basse.
Elle allait se retourner pour reprendre son chemin quand plusieurs choses arrivèrent très vite.
D’abord une lame glissa de la manche de Clou Rond à sa main baguée ; il tenta d’empoigner la jeune femme qui lui fit face. Elle sembla lever la main. Un éclair argenté traversa la nuit et une tache pourpre, comme une rose, apparut sur la chemise de Clou Rond, puis sa gorge s’ouvrit en un geyser pulsant avant qu’il ne s’affale sur les fesses.
Darne, toujours allongé eut l’impression que tout se passa à la fois au ralenti et simultanément.
Il se mit à pleurer. Pas pour lui, pas de peur. Il était allongé aux côtés du corps de son ami de plus de soixante ans. Son frère choisi était assis là, une plaie immonde laissant voir son œsophage pendant qu’il se noyait dans son sang.
Toujours en larme, Darne finit toutefois par sourire de l’ironie. Ils se sentaient dépassés. Ils l’avaient été à un point qu’ils n’auraient jamais soupçonné. Tués par une gamine dont ils auraient pu avoir connu la grand-mère enfant. C'était donc ça leur dernier coup?
Quel monde cela pouvait bien être ? Un monde où des jeunes femmes de bonne famille égorgeaient des vieux briscards dans une ruelle ? Ce n’était pas plus mal de ne pas en être.
La jeune femme se pencha sur lui avec son air pincé, et il ne saurait jamais s’il avait senti le stylet s’enfoncer dans son œil.
— Me voilà toute dégueulasse maintenant, bordel ! Vous êtes contents bande de vieux séniles dégénérés ?, fit Etila Crèvecœur IV branche majeure en frappant du pied le cadavre du vieillard maigrichon à qui elle avait traversé le crâne.
— Comment on peut être aussi stupide et avoir vécu aussi longtemps ?, pesta-t-elle en retirant le stylet dans un bruit de succion ignoble. Elle essuya sa lame sur les vêtements du mort. Du dos de la main, pour ne pas se salir le visage, elle replaça une de ses mèches blondes derrière son oreille, puis rangea son arme dans le petit sac qu’elle transportait.
Au côté de son masque de porcelaine noire rehaussé de fil d’or.
Son masque cérémoniel de Doyenne de l’Ordre des Sœurs du Tombeau.

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