Chapitre 2

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Alexis

Bruno avait bien voulu me recevoir. En fait, je soupçonnais très fortement les collègues et notamment Luc, infirmier-chef, de l'avoir prévenu. Son appel, alors que j'avais regagné mon appartement depuis à peine une heure, n'avait rien d'innocent. Je n'avais pas eu le choix et il avait bousculé quelques rendez-vous, le lendemain en fin de journée, pour me voir.

- Alexis... Franchement. Tu comptes tenir comment comme ça ? avait-il dit en s'asseyant sur le bord de son bureau, alors que je remettais ma chemise en ordre après l'examen de contrôle.

- Ben, comme tout le monde, Bruno. Que peut-on faire d'autre ? C'est le flux tendu à l'hôpital, tu le sais bien. Manque de moyens, manque de personnel... Je peux pas lâcher les autres.

- T'es au bout du rouleau, là. C'est encore une alerte.

- Tu m'enlèves le "encore", s'te plaît.

- Non, je ne l'enlève pas. Tu fais des insomnies. Tu tiens à l'adrénaline. Mais il y a un moment où l'adrénaline ne tient plus. N'est plus suffisante. Donc là, je ne te laisse pas le choix.

- Tu me mets en arrêt, c'est ça ? Pour la maladie du siècle ? Enfin, de ce début de siècle...

- Burn out, oui. C'est exactement cela que tu fais. Et non, contrairement à ce que tu penses, je ne te mets pas en arrêt-maladie. Tu vas te mettre en disponibilité.

- Quoi ?

- Un arrêt-maladie, même d'un mois que je renouvelle, dans trois mois maxi, t'es de retour aux urgences. Et tu seras à peine en meilleur état que maintenant. Non, ce qu'il te faut, c'est un break. Un vrai break.

- Et je le fais comment, le vrai break ?

- Ne me dis pas que tu es fauché. Tu es tellement sur les rotules que tu ne sors plus ou rarement. Tu ne dépenses rien, ce n'est pas ton genre. Et puis, l'héritage de ton père, il peut bien te servir à te nourrir durant quelques mois, non ?

- Quelques mois ? Et pourquoi pas un an, tant que tu y es ?

- J'allais justement te le suggérer... m'avait souri Bruno, d'un air malicieux.

L'enfoiré. Il m'avait eu.

Et sur toute la ligne.

**

Dans la foulée, il m'avait invité à dîner chez lui. Là encore, je n'avais pas eu le choix et je m'étais retrouvé devant un bon petit plat italien, cuisiné par sa chérie, Adèle. Je ne sais pas comment elle fait, Adèle. Un gamin, un mari qui a des horaires de dingue, elle aussi. Et elle jongle avec tout cela avec un naturel désarmant. Le burn out, ce n'est pas pour elle, j'en suis certain. Pour faire l'invité poli, j'avais apporté une bouteille de vin rouge, un Beaumes-de-Venise qui avait été apprécié. Pour ma part, j'y avais à peine touché. Etant donné que Bruno m'avait collé sous somnifères... Je devais éviter. Je n'avais rien dit, mais je ne suis pas vraiment décidé à avaler ses pilules magiques. Je sais trop dans quelles affres elles peuvent faire tomber. Pas tout le monde, c'est vrai. Mais bon.

On avait discuté tous les trois, de tout et de rien. Je savais bien qu'Adèle était au courant et on avait juste attendu que leur petit gars soit couché pour entamer la discussion sérieuse. J'adore Jules et il me le rend bien. Pas la peine de l'inquiéter avec des histoires de grands.

- Alors, Alexis, comment ça va ? m'avait demandé Adèle alors que Bruno allait lire son histoire à Jules.

- Bof, avais-je répondu.

- Je suis au courant, tu sais, avait-elle poursuivi avec empathie.

- Ah ouais...

- Bruno n'a pas beaucoup de secrets pour moi, et aucun en ce qui concerne nos proches, familles et amis. Donc, pour toi, je suis au courant.

- Il t'a détaillé son diagnostic, aussi ?

- Oui. Et je compatis. C'est dur. Mais tu as les moyens de t'en relever. Seulement, il faut que tu lèves le pied. Dans un premier temps, que tu te reposes, que tu règles ce problème d'insomnies. Et après...

- Après, je reprends le taf' aux urgences et je replonge dans six mois, c'est ça, le programme ?

- Ne te mets pas en colère.

- Excuse-moi, Adèle. Mais Bruno m'a fichu le couteau sous la gorge avec son histoire de disponibilité ! Tout juste accepte-t-il de me coller en arrêt pour un mois, le temps que je me retourne.

- Ca me semble une bonne solution pour démarrer.

A cet instant, Bruno nous avait rejoints dans la salle et avait repris place à table. Il s'était servi un petit verre de vin, en avait proposé à Adèle qui avait refusé. Ils avaient échangé un regard compréhensif et complice. Et m'était revenue à l'esprit la vision de nous trois sur les bancs de la faculté de médecine, à échanger ainsi. Peu de mots, beaucoup de compréhension.

Au final, à la fac, Adèle avait tenu deux ans, puis avait bifurqué pour l'école dentaire. Bruno et moi avions continué, sept années pour lui, huit pour moi. Une place de généraliste associé l'attendait dans le cabinet de son père. Moi, personne ne m'attendait nulle part, mais j'avais envie de tenter l'hôpital. Et depuis cinq ans, nous avancions ainsi, en parallèle. Lui en médecine de ville à Saint-Maur-des-Fossés, moi aux urgences du CHU de Créteil. Nous voyions passer pareillement les petits bobos et les grandes maladies, celles qui fracassent une vie. Les accidents bêtes et méchants qui touchent les bricoleurs du dimanche et les gamins insouciants. Mais avec plus de stress et de pression pour moi, d'après lui.

- Alors, vieux, il va falloir que tu réfléchisses à une destination.

- Une quoi ?

- Un endroit où aller te reposer. Te mettre au vert.

- N'importe quoi.

- Ce n'est pas très bon de rester en région parisienne, tu sais.

- Où veux-tu que j'aille ? Je suis un titi parisien, moi. Mes racines se trouvent sur les quais de Seine. Pas dans une hypothétique province.

- J'en conviens. Mais ne serait-ce pas l'occasion d'aller découvrir un peu le vaste monde ?

- Tu veux que j'aille claquer mon héritage dans une destination à la mode ? Ibiza ? Les Seychelles ? Et pourquoi pas la Thaïlande pour passer pour un obsédé sexuel à mon retour ?

- T'y es pas... avait soupiré Bruno.

- Alexis, j'adore ton côté indécrottable, avait ajouté Adèle en souriant. Je suis certaine que tu pourrais trouver un endroit reposant, agréable, sans aller au bout du monde. La France regorge de coins sympas ! La Provence, la Bretagne, le Jura...

- Mouais...

Bruno avait eu à nouveau son petit sourire animal. Et je m'étais senti piégé.

- On va te trouver un chouette coin, mon vieux. Et même, si tu y es bien, on pourra venir te voir cet été.

Cet été ? Il était malade ou quoi ? Je n'allais pas rester des mois dans un trou perdu... Oui, il était malade. Les médecins sont de grands malades, en fait.

Layla

- Bonne soirée, Mademoiselle !

- Merci, Serge, pour vous aussi. A demain.

- A demain.

Serge vient de me déposer devant mon immeuble. J'en franchis rapidement le seuil, gagne le cinquième étage. La vue n'a pas changé depuis ce matin, peut-être les jeunes bourgeons ont-ils simplement profité du temps doux et vaguement ensoleillé pour s'ouvrir.

Je pose mon sac, mes deux téléphones, les clés sur le meuble de l'entrée. Retire veste et chaussures et me dirige vers la cuisine. J'embauche une femme de ménage et cuisinière, Nadine, qui passe dans la journée, durant mon absence. Nous nous voyons seulement le samedi. Et elle ne travaille pas le lundi. Sur la table, un petit mot comme toujours pour m'indiquer ce qu'elle a fait et surtout ce qu'elle m'a préparé pour le dîner. Elle cuisine divinement bien et c'est très appréciable. Mon repas du soir est un moment tout autant sacré que le petit déjeuner. Et un vrai moment de détente.

Je consulte rapidement mon téléphone privé. Un appel de ma mère, juste pour prendre des nouvelles. Rien d'alarmant, me dit-elle, ajoutant que papa va bien. Je note de leur téléphoner dimanche.

Je passe ensuite dans la chambre et la salle de bain. Une douche, un peignoir et me voilà prête pour mon plateau-télé. Sauf que je n'ai pas la télévision et que j'écoute plutôt la radio. France Inter en tête, ou France Culture si le programme m'intéresse. Et parfois, quand je n'ai pas envie d'écouter des gens parler, je lance la musique. Essentiellement du classique, c'est ce qui me calme le plus.

Ce soir, j'ai droit à des lasagnes de légumes, avec une salade de fruits frais. Et à une émission consacrée à Sydney Bechett. Cela me va.

**

J'ai éteint la radio, rangé la vaisselle et passé un coup d'éponge sur ma table basse. Je m'offre une tisane que je vais siroter tranquillement dans le salon, en regardant par la fenêtre. L'appartement est vraiment beau, bien assez grand pour moi seule. Papa n'avait pas lésiné quand il l'avait acheté. Nous y venions rarement, Gabin, Justine et moi, quand nous étions enfants et adolescents, ma mère plus souvent. Elle nous laissait à Bordeaux, chez les grands-parents, ou en vacances à Aizac, chez Tantine.

L'appartement compte deux chambres, un beau salon-séjour avec un balcon donnant sur le bois de Boulogne, une belle cuisine et une grande salle de bain. Sans oublier la place de parking au sous-sol. Un vrai luxe à Paris. Je préfère ne pas imaginer combien je pourrais le vendre si jamais l'envie me prenait d'aller vivre ailleurs. Mais il n'y aucun endroit où je puisse aller vivre, enfin si...

Allez, je m'offre ma petite minute de nostalgie et mon regard abandonne le bois pour se porter vers la grande photo que j'ai accrochée sur l'un des murs. Si le mobilier de mes parents me convenait assez bien car très fonctionnel - hormis le lit que j'ai changé -, en revanche, j'ai revu très vite toute la décoration quand je me suis installée ici. J'ai renvoyé à Montussan les tableaux que je ne goûtais guère pour les remplacer par des photos de mon petit coin à moi. Le volcan dans la douce lumière du matin, au printemps. Antraigues nichée au creux de sa vallée, avec les couleurs automnales qui parent la montagne. Une des ruelles du village. Et cette vue, sur le massif du Tanargue à l'automne. Les flancs de la montagne sont drapés de roux. Le sommet lui-même est recouvert d'une couche de neige, une des premières de la saison. Le ciel est presque menaçant.

Après le Tanargue, mon regard se porte vers la vue sur Antraigues. Une photo prise depuis le château de Craux. On distingue les flancs du volcan et les différents hameaux, dont les Auches et la maison. J'ai fait cette photo alors que j'étais encore étudiante et que j'avais pu demeurer à Aizac jusqu'à la fin septembre. Tantine n'était déjà plus là... A chaque fois que je regarde cette photo, c'est là-bas que je suis.

Et que j'ai furieusement envie de retourner.

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