Chapitre 5

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Alexis

Une bière devant moi, un livre posé sur la table, je profite de ce bel après-midi d'avril sur la place d'Antraigues. Le seul bar ouvert étant "La Montagne", c'est donc là que je me suis installé. C'est vraiment très tranquille. Je me demande comment vit le village. Les maisons ne sont pas toutes fermées, loin de là. Les commerces tiennent le coup. Sans doute profitent-ils aussi de la saison touristique pour faire du chiffre qui leur permet de vivre le reste de l'année. Je n'en ai aucune idée, en fait. C'est totalement différent de ce que j'ai connu jusqu'à présent. Et à vrai dire, même si en tant que médecin, je suis confronté quotidiennement à la "vraie vie", je suis loin de pouvoir imaginer ce que c'est que vivre ici toute l'année.

Je suis le seul client à cette heure. J'écoute le chant de la fontaine. Il ne fait pas encore assez chaud pour qu'il y ait des cigales. Et d'ailleurs, est-ce qu'on entend des cigales ici l'été ? Il faudrait que je reste jusqu'à l'été pour savoir... Et ce n'est pas forcément à mon programme.

Je n'ai pas encore ouvert le livre. J'observe plutôt les lieux, les grandes et vieilles maisons de pierres, le clocher de l'église, la fontaine. De l'autre côté de la place, il y a un terrain de boules et des bancs. Quand j'aurai fini ma bière, j'irai m'y asseoir pour voir le point de vue de ce côté-là.

Pendant que je rêvasse ainsi en sirotant lentement mon demi, quelques personnes arrivent. Des hommes, âgés. Et je me demande si ce sont les maris des dames que j'ai croisées ce matin. C'est bien possible. Ils traversent la place et vont s'installer à jouer. Au murmure de la fontaine se marient bien vite quelques expressions de leur cru, avec l'accent qui va bien et que je n'entends guère à Créteil, et le toc-choc des boules.

Un peu curieux, je termine mon verre, me lève, récupère mon livre et je vais m'installer sur l'un des bancs pour les regarder jouer. Je les salue en passant, ils me répondent d'un signe de tête ou d'un simple bonjour.

La partie est animée. J'ignore si les équipes sont celles qui sont composées habituellement et je comprends que c'est le rendez-vous quotidien et obligatoire de ces messieurs. Ils sont quatre, ce jour-là, mais j'apprendrai vite qu'ils peuvent être plus nombreux, certains jours. Et que le week-end, il y a même quelques jeunes qui viennent jouer.

L'un des hommes, cependant, abandonne assez tôt sous prétexte que sa femme l'attend pour aller à un rendez-vous à Aubenas. Les trois joueurs se retrouvent un peu seuls, ils discutent pour savoir s'ils vont jouer en solitaire ou s'ils vont tourner à deux contre un. Le calcul semble un peu compliqué et j'avoue ne pas m'y retrouver. Puis l'un d'entre eux me lance :

- Dites, jeune homme, vous savez jouer ?

- Hum, dis-je, un peu tiré de ma rêverie.

- Vous savez jouer aux boules ?

- Heu... La dernière fois que j'ai joué, je devais avoir sept ou huit ans, sur une plage en Normandie, avec des boules en plastique.

- Ha...

Petit conciliabule, mais bien vite, celui qui a parlé me demande à nouveau :

- Bon, et ça vous dit de faire le quatrième ?

- Je veux bien. Mais je ne peux vous promettre qu'une chose : faire perdre mon équipe.

- On va jouer sans compter. De toute façon, même quand on compte, on ne gagne rien. Juste l'estime de la partie adverse. Tenez, ajoute-t-il en me tendant deux boules qu'il a sorties de son étui.

Et c'est ainsi que je me retrouve embarqué avec des compagnons qui pourraient être mes grands-pères et qui visiblement n'attendaient que cela. Renouvellement des générations, concluent-ils.

**

Cela devient vite un rituel : quelques courses au village le matin, histoire de saluer au moins la boulangère et de faire mes provisions quotidiennes de fromages de chèvre. Et l'après-midi, la partie de pétanque. Ils ont été sympas, ils m'ont laissé le temps de m'acclimater.

Je suis à mille lieues de l'hôpital, du stress de la région parisienne, des faux bobos et des grandes plaies. Deux semaines après mon arrivée, cependant, je constate une chose : ici, je dors mieux. Ce n'est pas encore la panacée, car je m'endors toujours très tard, mais au moins, je dors plusieurs heures d'affilée et d'un sommeil somme toute réparateur. Pas question de crier victoire trop tôt cependant : les insomnies, ça va, ça vient. Et tout cela, sans toucher aux somnifères de Bruno. Je ne le pense pas encore, mais l'Ardèche, ça pourrait être un vrai antidépresseur à elle toute seule.

Je m'étais néanmoins fixé comme programme de faire de la randonnée pour découvrir un peu plus les alentours, aussi abandonnai-je mes compagnons de pétanque une à deux fois par semaine pour marcher. Pour ma première balade, je suis allé jusqu'au col d'Aizac et me suis baladé un peu dans le village. J'en ai profité pour monter jusqu'à l'église et repérer aussi les chemins de randonnée des alentours. Pour la deuxième, je vise un dénivelé plus important en partant d'Antraigues pour monter jusqu'au château de Craux. La tenancière de "La Montagne" m'avait indiqué de prendre le sentier par la droite à partir du pont et non par la gauche : celui-ci me ferait passer par les éboulis du volcan, puis cheminer un bon moment sur la route, ce qui n'était pas le plus agréable. Par la droite, le sentier est plus raide, mais beaucoup plus joli et je profite de plusieurs pauses pour admirer la vue et voir Antraigues sous une autre facette. J'en reviens crevé, mais satisfait : c'est vraiment une belle randonnée, avec le château en cours de restauration comme but et la vue qu'offre la prairie sur toutes les vallées de la Volane, du Mas et de la Bise. Je commence aussi à mieux me repérer.

Les journées s'enchaînent ainsi, entre balades, lectures et parties de pétanque acharnées. Une des tables de la terrasse de "La Montagne" est devenue mon escale quotidienne : je m'y offre toujours un petit café après les courses. Et c'est ainsi que se termine le mois d'avril et que s'annonce mai.

Ce jour-là, je fais comme d'habitude ou presque : un peu plus de courses cependant avec le long week-end férié qui s'annonce, même si les commerces seront ouverts le matin. Déjeuner au gîte, une petite sieste - le remède contre les insomnies, paraît-il. Et retour sur la place en milieu d'après-midi pour la désormais traditionnelle partie de pétanque. Il paraît même que je fais des progrès.

Sauf que je ne m'attendais pas du tout à ce qui allait arriver.

Layla

J'ai suivi les conseils, ou plutôt les injonctions d'Aurélie, et j'ai organisé mon déplacement à Aizac pour dix jours. J'emmène mon ordinateur portable avec moi, mes fichiers, les téléphones bien entendu. Lisa et Laurent sont les seuls au courant de ma destination, les autres croient que je pars à Bordeaux voir ma famille. Je note une lueur d'espoir dans les yeux de Marc : il doit penser que mon père avancera des arguments pour emporter ma signature pour le projet brésilien. Je le laisse à ses illusions.

Serge est prévenu aussi, il a même été le premier informé de mes intentions, un matin qu'il m'emmenait au travail. Il va me conduire et viendra me rechercher. Sur place, j'ai une petite voiture entretenue par un voisin qui la fait rouler une fois par semaine. Même si je me déplace beaucoup à pied quand je suis là-bas, elle me sert quand même souvent.

Nous quittons Paris avant le lever du jour le 5 mai. Serge aime conduire de nuit et comme il y a des kilomètres à avaler, il préfère partir tôt, d'autant qu'il risque d'y avoir un peu de circulation en fin de journée. Nous en avons pour sept heures de route environ, plus les arrêts. Le plus long n'est cependant pas ce que l'on croit et je vais relayer Serge à deux reprises. Après Bourges et jusqu'à Clermont-Ferrand, sur l'autoroute, puis entre Loudes et Lanarce, pour une partie de la traversée du haut plateau. A Lanarce, de toute façon, Serge m'interdit de prendre le volant : il veut me laisser admirer la vue de la Chavade jusqu'au massif du Tanargue. La route est parmi les plus belles de France, mais aussi les plus dangereuses. Bien que ne rivalisant pas avec la Corniche des Cévennes d'après lui. A Lanarce, nous faisons un petit arrêt et j'en profite pour faire quelques provisions pour mon repas du soir, même si je descends à Antraigues en fin de journée, il vaut mieux prévoir.

Nous arrivons en début d'après-midi. Je suis comme un chien impatient de retrouver sa niche : dès la descente du col de la Chavade, j'ouvre grand mes yeux et, parfois, j'entrouvre la vitre pour respirer les parfums. Premières goulées de genêts, de bruyères, de sous-bois.

J'arrive chez moi.

**

La maison m'attend comme toujours. A Aizac nous avons pris la route de l'église que nous avons laissée sur notre droite, puis Serge s'est engagé sur la petite route menant aux Auches, un minuscule hameau perdu sur la montagne, face à Antraigues. Deux maisons en ruine et celle de Tantine, toujours debout. Il faut dire que j'ai veillé à sa restauration dès que j'en ai été propriétaire. Pas question qu'elle finisse comme les deux autres.

Serge m'aide à sortir mes bagages, puis je lui propose un encas et un café. Il se repose un peu alors que je m'active déjà à ranger. Il repart pour Aubenas où il va dormir à l'hôtel avant de rentrer à Paris. Il fera de même pour le retour, en arrivant la veille.

La maison de Tantine est très grande, carrée comme beaucoup de maisons par ici, avec une belle terrasse sur le devant, couverte par une vigne qui apporte une ombre agréable en été et des raisins délicieux. Elle commence tout juste à bourgeonner.

La terrasse s'appuie sur une belle arche où Tantine rangeait son bois. L'accès à la salle de vie se fait directement par là. C'est une pièce unique qui abrite tout autant le salon que la cuisine. Si j'ai conservé plusieurs meubles et notamment de belles armoires et la grande table en bois brut, ainsi que les bancs qui l'entourent, j'ai en revanche changé le canapé. Quant à la cuisine, même si ce fut un peu difficile, je l'ai fait refaire car elle n'était ni aux normes, ni vraiment fonctionnelle. Mais j'ai trouvé des carrelages qui font un peu "anciens" pour les murs, de même qu'un grand évier en faïence. La pièce est assez claire, plusieurs fenêtres y donnant.

Enfin j'ai conservé, au nord, la chambre de Tantine. J'y ai laissé son lit, son armoire, sa coiffeuse et même la cuvette qu'elle utilisait encore pour quelques ablutions. Je suis parvenue à trier ses affaires, notamment ses vêtements, mais j'ai gardé deux châles et un grand chapeau de paille qu'elle portait souvent.

A l'étage se trouvaient autrefois le fenil et le grenier à pommes, à châtaignes, à grains. Là aussi, j'ai fait des travaux : le toit est désormais isolé et les petites fenêtres ont été agrandies pour laisser entrer plus de lumière, mais en respectant le bâti. Pour l'instant, je n'ai rien prévu de particulier pour cet espace, un peu bas de plafond, mais qui pourra abriter des chambres d'amis ou pour mes neveux si jamais il leur venait l'envie de venir ici un jour. Ce dont je doute car mon frère ne leur parle jamais de nos racines ardéchoises. Après tout, Jacob et Maxime sont aux trois quarts bordelais... et bercés dans le vin par leur mère et non dans la châtaigne comme leur tante.

La particularité de la maison est d'être construite à flanc de coteau. Autrefois mes aïeux rangeaient au premier niveau la charrette, les outils. J'ai conservé la grande porte cochère que j'ai fait transformer en porte-fenêtre. Si la maison est principalement orientée à l'est, cette pièce, elle, donne plein sud. Je l'ai aménagée en trois parties : un bureau bibliothèque avec un petit poêle à bois pour les froides soirées d'hiver - même si je n'ai pas encore eu l'occasion d'en profiter vraiment -, une belle chambre et une grande salle de bain qui toutes deux donnent au nord. Mais la chambre est dotée d'une belle fenêtre ce qui ne la rend pas trop sombre. C'est là que je dors.

La maison étant maintenant bien isolée, elle est aussi sèche et fraîche, très agréable en plein été, à la saison à laquelle je viens habituellement.

**

Une fois Serge parti, je prends la voiture pour descendre à Antraigues, car je veux ramener plus de provisions que de Lanarce. Il me faut de tout : laitages, pain, céréales, riz, pâtes, café. Dimanche matin, j'irai au marché de Vals et j'achèterai des légumes et des fruits frais. Je ne laisse jamais grand-chose ici, hormis du sucre, du sel et du poivre. Je constate que je peux me garer aisément dans la montée, cela va m'éviter d'avoir à descendre le petit escalier un peu raide avec mes cabas pleins à ras-bord, pour atteindre le parking. Mais je n'ai pas fait trois pas que je croise forcément du monde. A la boulangerie, je discute un moment aussi, pareil à l'épicerie. Oui, je vais bien. Oui, je reste pour la semaine à venir. Oui bien sûr, c'est une bonne opportunité que ces jours fériés.

Mes courses une fois rangées dans le coffre, ce qui doit être gardé au frais dans la glacière, je gagne la place avec l'idée de saluer tous ceux que je connais et qui s'y trouveraient. Je m'attends notamment à voir Mariette, la tenancière de "La Montagne" et aussi le groupe des joueurs de boules. Je passe d'abord au bar-restaurant, papote un moment avec Mariette et son mari. Ce n'est pas encore l'heure du service, et ils s'attendent plutôt à voir quelques touristes au cours du week-end que ce soir. Je promets de venir manger un midi dans la semaine. Et, bien entendu, je viendrai boire mon petit café du matin ici, tous les jours. Rendez-vous est donc pris pour demain.

Je sors de la grande salle et vais pour traverser leur petite terrasse ombragée. Je m'y arrête un instant. Ma table préférée est toujours là. Je ferme les yeux. La détente m'envahit, ici comme aux Auches. Oui, je suis bien de retour chez moi. La fontaine, les parfums, les exclamations des joueurs de boules. Il ne manque rien. Tout est à sa place.

Sauf que l'inattendu est là.

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