Chapitre 19

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Alexis

Je parviens à joindre le service des urgences un peu plus tard dans la soirée et nous sommes rassurés pour le jeune garçon : plus de peur que de mal, mais il reste en observation. Il a quand même un léger traumatisme crânien, une fracture à la jambe droite et un poignet foulé. J'avais bien noté pour le poignet, mais la fracture a été décelée seulement à la radio. Il a eu beaucoup de chance que rien au système nerveux ne soit touché, notamment parce qu'il a été déplacé.

Nous sommes donc bien soulagés, Layla et moi, et nous parvenons à passer une soirée à peu près normale, même si nous n'avons pas grand appétit. Nous nous contentons d'une salade de tomates et de quelques myrtilles.

Nous demeurons un bon moment sur la terrasse, à discuter. Et en particulier de cette opportunité de reprendre la suite du médecin d'Antraigues. Petit à petit, à travers ce qu'elle m'en dit aussi, cela devient plus concret dans ma tête. Et l'accident survenu cet après-midi m'a prouvé que j'étais encore capable de réagir, de poser un diagnostic correct. Et surtout, de ne pas faire d'erreurs.

Je sens bien également que Layla, à ma place, prendrait contact dès le lendemain avec la mairie, poserait déjà des questions, voire irait à la rencontre des autres professionnels du secteur, et notamment de la direction de l'hôpital d'Aubenas, au moins pour faire connaissance et mesurer la situation du secteur sanitaire sur cette partie du département. Je me doute que ce n'est pas brillant, d'autant que j'ai déjà eu un aperçu de l'état des services publics ici : le bureau de poste d'Antraigues n'est plus ouvert que deux matinées par semaine, et encore, parce que le maire s'est battu comme un fou pour conserver ces ouvertures. Sinon, ses administrés auraient été obligés d'aller à Vals pour les retraits de colis ou quelques autres opérations. Et à Vals, c'est pareil : le bureau n'est pas ouvert tous les jours non plus... Je ne parle même pas de la perception, il faut aller à Aubenas, au centre des impôts. Quant aux écoles... Aizac a pu conserver son unique classe, mais chaque année, c'est le même combat.

Oui, il faut vraiment se battre pour que les campagnes ne dépérissent pas. Et un médecin, ça fait partie de ce combat-là.

**

Le corps de Layla sous le mien est chaud et accueillant, sa peau est douce, ses lèvres sont fraîches. Son regard est profond et chargé de lueurs tour à tour émouvantes et réjouissantes. Fulgurants éclats de désir, éblouissement du plaisir. Et tendresse.

Nous avons gagné tardivement ma chambre, je n'ai pas regardé l'heure, mais la nuit était tombée depuis longtemps et je pense qu'il devait être entre minuit et une heure du matin. Nous faisons l'amour longuement, en déployant toute la tendresse dont nous sommes capables, je crois bien.

Et cela nous fait du bien.

A elle comme à moi. Nous en avions besoin. Beaucoup pour nous aider à passer sur les émotions liées à l'accident de l'enfant, mais aussi, au moins pour moi-même, avec le sentiment que cela participe à construire quelque chose.

Cela fait beaucoup de choses en peu de temps, beaucoup de choses dans ma tête et beaucoup de changements. C'est comme si j'allais devoir tourner toute une page de ma vie et qu'une autre, quasi vierge, m'attendait. Et Layla n'est pas le moindre des éléments qui pourrait y figurer.

Quand nous avons parlé de cette possibilité professionnelle qui se présente pour moi, nous en sommes restés à cet aspect des choses. Les besoins de la population, la situation du village, les moyens qui pourraient être mis à ma disposition, sous réserve de ce que la commune est capable de faire, bien sûr. Il reste encore beaucoup d'interrogations. Mais nous n'avons pas parlé de nous. De ce qui se passe entre nous. Alors qu'une autre des questions qui me taraudent est aussi de me demander ce qui, en m'installant ici, va advenir de nous. Antraigues - Boulogne, c'est la journée de route, peut-être un peu moins en allant prendre le train à Montélimar, et encore. Si je renonce ou que finalement, ce n'est pas possible, revenir à Créteil, reprendre le travail là-bas, cela permettrait de se voir plus facilement. Au moins une fois par semaine. Mais j'assure - ou plutôt j'assurais - des gardes également, un week-end sur trois. Parfois des nuits quand vraiment il n'y avait pas d'autres solutions.

Mais rien qu'à l'idée de retourner dans le purgatoire de l'hôpital, je me dis que l'enfer ardéchois, à côté, s'annonce nettement plus réjouissant.

Seulement, il y a Layla...

Layla

Je regagne les Auches en toute fin de matinée. Nous avons dormi tard, Alexis et moi, et le petit déjeuner s'est transformé en brunch. Il a pu prendre des nouvelles du jeune garçon et son état est bon. Pas d'inquiétude à avoir donc, c'est une bonne chose. Je n'ai pas envie qu'Alexis replonge dans un stress lié à une situation sur laquelle, de toute façon, il ne peut agir. En revanche, et j'en garde une profonde amertume, il n'a reçu aucun appel des parents. Je ne serais pas étonnée que ceux-ci ne pensent même pas à remercier les pompiers, comme si c'était un dû. Cet égoïsme m'insupporte. Je ne dis pas que des gens d'ici n'auraient pas réagi ainsi, je sais bien qu'il y a des imbéciles partout. J'avoue ne pas avoir fait attention à leur immatriculation et ne pas savoir de quel coin ils venaient. Mais ils n'avaient pas l'accent ardéchois, ni la mère, ni le beau-père.

Alexis m'a assuré que cela irait pour lui aujourd'hui, aussi j'apprécie de pouvoir revenir chez moi. J'en ai besoin. Je fais un peu de rangement, une lessive, je pointe les courses à faire pour les prochains jours. Toute cette activité ne me prend pas trop de temps, mais m'aide à remettre quelque peu mes pensées en ordre. Je n'avais pas imaginé que ce début de vacances serait aussi mouvementé.

Je passe la tête par la porte, mais il fait encore trop chaud sur la terrasse pour m'y asseoir, quand bien même l'ombre de la maison commence à s'y projeter. Je m'installe donc au salon, me lovant sur le canapé.

Et je m'efforce de faire le point sur tout ce qui est en train de se passer en ce moment.

La première question concernant l'enfant est vite évacuée. La suivante qui touche Alexis me demande plus de temps. J'en conclus qu'il faut que je parvienne à le décider à demander un rendez-vous avec le maire pour discuter de cette possibilité de prendre la relève. Si jamais cela ne débouche sur rien ou s'il s'avère que ce n'est pas faisable pour lui - et qu'importe la ou les raisons -, au moins, cela lui permettra d'y voir plus clair.

Nous aurions pu aussi parler de nous, de ce qui est en train de naître, de nos sentiments. Je vois bien dans ses yeux, dans son attitude aussi, qu'il ne ressent pas que du désir pour moi. Il m'a aussi fait des confidences qui ne sont pas des moindres : me parler de son burn out, qu'il considère comme une faiblesse, ce n'est pas rien. De même pour tout ce qui touche à son avenir professionnel. Et c'est un point important pour moi : il se sent en confiance avec moi.

Ses confidences ont aussi levé quelques incertitudes de mon côté : j'en sais maintenant beaucoup plus sur lui et certains de ses comportements s'éclairent, les zones d'ombre reculent : celles concernant sa distance à mon retour du Japon, bien sûr, mais aussi le fait qu'il n'ait pas d'attaches particulières en région parisienne. Et même si cela fait battre mon cœur un peu plus vite, savoir qu'il n'a pas de petite amie à l'attendre là-bas n'est pas la moindre des certitudes. Et si j'avais ressenti une petite pointe de jalousie à la mention de Pauline, elle a désormais disparu. Tout au mieux considère-t-il leur relation comme fraternelle. Elle reste vraiment, dans son esprit, la dernière compagne de son père. Elle est aussi une des rares personnes avec laquelle il peut l'évoquer. Et je comprends que ce soit important pour lui. Moi-même j'apprécie, à l'occasion, de parler de Tantine ou de mes grands-parents avec des gens qui les ont bien connus.

Cela m'oblige aussi à repenser à moi-même, à ce que j'éprouve, et là, ce n'est plus lui qui se trouve devant un vide vertigineux, mais moi. Je songe à Aurélie et même à ma petite sœur qui me demande régulièrement quand est-ce que je leur présente un potentiel fiancé. J'ignore encore si Alexis pourrait être un potentiel fiancé, mais Aurélie serait certainement satisfaite qu'à l'occasion de mes vacances - et j'inclus la semaine de mai - je m'occupe un peu plus de moi. Du moins, dans le sens qu'elle donnait à ces mots.

Je possède cependant quelques autres certitudes et quand je regarde les choses bien en face, je ne peux ignorer qu'Alexis me plaît, que nous passons de bons moments ensemble, que nous apprécions la randonnée, la nature, qu'il se sent bien aussi ici. Et cela n'est pas rien pour moi. Autant je pourrais tout plaquer à Paris, même s'il n'en est pas du tout question, autant abandonner les Auches, Aizac, le volcan et Antraigues, ce serait me porter un coup fatal. Je peux renoncer à beaucoup de ce qui est ma vie, mais pas à ça. Et je pense qu'il l'a bien compris.

Je ne peux ignorer non plus que j'aime faire l'amour avec lui. Et cela aussi n'est pas sans signification. Mais reconnaître que j'éprouve des sentiments forts, c'est un pas qu'il n'est pas aisé de franchir pour moi.

Quand je repense à ce qui s'est passé à la baignade, en prenant maintenant un peu de recul, je me dis qu'il a réagi exactement comme il le fallait. Avec beaucoup de calme, de professionnalisme. Et j'en suis admirative. Je l'ai assisté au mieux, me souvenant vite de l'attitude à avoir face à la foule, comment occuper les gens, comment utiliser les réactions des uns et des autres. L'aide de l'autre secouriste était bienvenue aussi, car je n'aurais pu tout gérer. J'ai aussi le sentiment d'avoir fonctionné en symbiose avec Alexis. Lui s'occupait de l'enfant et pouvait ne se préoccuper que de lui, car j'étais là. Et moi, je m'occupais des parents, des curieux. Sans avoir à laisser la panique ou l'inquiétude pour le gamin prendre le dessus.

Ce que je retiens également de tout cela, c'est que ça s'est fait naturellement, comme si nous avions toujours fonctionné ainsi, alors que, quand on y réfléchit bien, cela ne fait pas tant de temps que nous nous connaissons. Et surtout, j'ignorais totalement avant l'accident qu'Alexis était médecin.

**

J'ai dû m'assoupir sur le canapé, car je me réveille un peu endolorie, la tête appuyée contre un petit coussin. Je m'étire, bâille, me secoue doucement. La lumière qui entre dans la maison et notamment par la fenêtre de la cuisine, celle qui donne au sud, m'indique que l'après-midi est déjà bien avancé. Je ne me sens aucun courage.

Je quitte cependant le canapé et vais me servir un verre d'eau. Par la fenêtre, je vois le volcan et un beau ciel bleu au-dessus. Puis je jette un œil à mon téléphone, que j'ai laissé sur le buffet bas, près de l'entrée. Pas de message, je suppose donc qu'Alexis n'a pas reçu d'autres nouvelles de l'enfant.

Je sors sur la terrasse, le verre toujours à la main. Lentement, mon regard fait le tour de la vue qui s'offre à moi : la vallée de la Volane, Antraigues, les montagnes, le volcan. C'est immuable et c'est là que sont mes racines, pas à Bordeaux. C'est de cette terre que je suis née, même si ma mère est bordelaise. Mon père, lui, est ardéchois. Mes grands-parents l'étaient. Ma grand-tante, ma Tantine, aussi. Les rives de la Garonne ne m'ont jamais fait rêver comme le fait la source de la Loire. Je suis une fille de la montagne, pas de la plaine.

Dans mon cœur, des sentiments s'entrechoquent : ceux que j'éprouve pour Alexis et que j'hésite encore à nommer, l'amour profond que j'ai toujours ressenti pour mon pays, le désir ardent que j'ai toujours porté de faire quelque chose pour cette terre, pour les gens d'ici, mes proches, ceux qui me reconnaissent comme étant des leurs, ceux qui m'ont vue grandir. Ceux qui ne me considèrent pas comme une parvenue, une "qui a réussi". Ici, les frontières s'amenuisent. Je demeure "la petiote à Célestine" et non "Mademoiselle Noury, PDG des cosmétiques Noury".

Tiens, d'ailleurs, à propos de Célestine...

Je décide d'aller à pied jusqu'à l'église et jusqu'au cimetière. Après tout, je n'ai pas encore rendu de petite visite à mes ancêtres. Je ferme la maison et je m'engage sur la route, très ombragée, car elle traverse un bois de châtaigniers. En un quart d'heure, j'y suis. Je pousse la porte en fer forgé, me dirige à travers les tombes. Ils dorment dans l'allée la plus au nord, face au volcan. Mon père avait choisi une concession de cinquante ans pour ses parents. Pour Tantine, il a fallu que j'insiste pour qu'il fasse de même. Comme si, avec son décès, papa s'était détaché un peu plus de l'Ardèche, comme s'il avait coupé ses dernières racines. Et je ne suis pas loin de penser que j'ai raison : neuf ans avant la mort de Tantine, il avait fermé les usines d'Ucel et de Labégude.

Sans états d'âme.

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