Chapitre 23

10 minutes de lecture

Layla

Ma deuxième semaine de vacances s'achève. Déjà deux semaines. Je n'ai pas vu le temps filer. Il faut dire que je l'ai passé en grande partie avec Alexis. Aujourd'hui, je l'emmène vers Thuyets, le pont du Diable, Jaujac. D'autres coulées basaltiques, d'autres petits coins de baignade. Nous nous arrêtons aussi au château de Ventadour qui accueille depuis des années un chantier de jeunes pour sa restauration. Depuis que j'ai repris les rênes de l'entreprise, je soutiens ce projet à travers une opération de mécénat. C'est pourquoi j'aime y passer une fois durant l'été, en toute discrétion, pour voir comment cela avance.

Au retour, nous montons à Antraigues avec l'intention de prendre un verre en terrasse, sur la place. En arrivant, nous croisons Julien, un ami d'enfance, et je lui propose de se joindre à nous. Il avait repris la boucherie de son père, en face de la boulangerie, mais il a dû fermer il y a deux ans. Quand j'avais appris la nouvelle, j'avais été furieuse : il avait refusé de m'en parler, alors que j'aurais pu lui donner un petit coup de pouce financier pour passer un cap délicat. Là, il nous parle de son projet d'acheter un camion de boucherie pour passer dans les villages de la vallée de la Besorgues et de la Volane, voire monter jusqu'à Genestelle et Saint-Joseph-des-Bancs : des communes qui n'ont plus commerces ou alors, juste le minimum.

- Voilà l'idée, Layla. Je ne peux pas rester sans rien faire.

- Je sais, Julien. Et là, tu travailles toujours au supermarché ?

- Oui. Cela me permet de mettre un peu de sous de côté, mais bon, c'est provisoire. Dès que j'ai assez, je me lance. J'ai gardé tous mes contacts avec les fournisseurs pour la viande. Pour l'épicerie, je ne veux pas concurrencer celle d'ici, mais je sais qu'il y a quelques personnes que ça pourrait dépanner, surtout dans les hameaux.

- C'est vrai. A la rigueur, tu peux proposer d'acheter les produits ici, voire de passer une commande à quelques agriculteurs du coin et tu fais juste revendeur avec une petite marge pour toi. Ainsi, tu ne concurrences personne, et tu rends service. Tu peux proposer une formule de ce genre. Je suis certaine qu'à terme, les petits commerces ambulants ont de l'avenir, à la campagne.

Julien hoche la tête. Alexis nous écoute avec attention : l'exemple de mon ami lui fait prendre conscience de cette réalité : la difficulté à maintenir une activité pourtant peu lucrative, mais essentielle, dans un village comme le nôtre. Je poursuis, tout en sachant que j'aborde une question délicate :

- Julien, surtout, si tu as besoin d'un petit coup de main, tu me dis. Ne va pas te mettre un crédit sur le dos pour acheter le camion !

- Je sais, Layla, tu m'as assez engueulé comme ça, sourit-il.

En moi-même, je soupire : ouf, il le prend bien et fait même un peu d'humour. Je poursuis alors sur le même ton, pour bien faire passer le message :

- Donc, on est bien d'accord. Si tu y tiens vraiment, ce sera un prêt à taux zéro, que tu me rembourseras quand tu en auras les moyens.

- Ca marche. On en reparlera. Mais j'aimerais bien démarrer l'an prochain, au printemps. Dès l'été, je pourrai venir sur le marché ici, aussi. Enfin, je verrai.

- Tu as commencé à prospecter ? demande Alexis que je sens bien intéressé par notre discussion.

- Oui, bien sûr. J'ai rencontré les élus des différentes communes, tout le monde pense que c'est une bonne idée. Je m'installerai sur une place durant une demi-journée par village et en priorisant le matin.

- Ca ne paraît pas délirant, dit Alexis.

- Et les charges sont moins importantes avec un camion que pour une boutique.

- C'est juste.

Je hoche la tête : je suis bien d'accord et je pense que ce serait une bonne chose pour Julien. Il ne le dit pas, mais travailler à Saint-Etienne-de-Fontbellon, outre le fait que ce soit en supermarché et que cela ne lui corresponde pas vraiment, cela lui fait des frais de déplacement non négligeables. Aller et retour tous les jours au sud d'Aubenas, ce n'est pas rien : et il ne dépensera pas plus à faire une tournée en camion par ici. Peut-être même un peu moins.

**

Nous sommes revenus aux Auches hier soir et Alexis a passé la soirée et la nuit avec moi. Il est reparti ce matin, en descendant à pied à travers la châtaigneraie. On a convenu que je passerai le chercher vers 18h pour aller ce soir à la fête qui se déroule au château de Craux. C'est une des dernières fêtes de l'été dans les alentours, avec les petits marchés estivaux et quelques animations qui se dérouleront encore à Vals jusqu'à la fin août. Ca sent déjà la fin des vacances. Je m'efforce de ne pas trop y penser, mais vendredi arrivera vite. Serge doit venir me récupérer de bonne heure pour partir à Bordeaux où j'ai prévu de passer quatre jours avant de remonter sur Paris mardi et de reprendre le travail mercredi prochain. J'en profiterai pour passer à l'usine de Libourne lundi.

Certes, je suis heureuse de revoir mes parents et mes neveux à cette occasion, d'avoir quelques fous rires avec ma sœur et de me moquer gentiment de mon grand frère. Mais je sais que je vais laisser plus que ce que je laisse d'habitude ici.

Beaucoup plus.

Pour chasser ces pensées un peu sombres, je m'active. La vaisselle de la veille et celle du jour, une lessive à étendre. J'en relance une avec les affaires de la salle de bain et me prépare pour le soir. Robe d'été, petite veste au cas où, même si cela m'étonnerait qu'elle serve. Je prévois aussi un peu d'argent pour faire quelques achats là-bas : il y a toujours des petits producteurs locaux qui viennent et on pourra manger sur place.

Pour finir ma journée, je m'installe sur la terrasse avec un livre, en levant régulièrement les yeux pour contempler le volcan. Des Auches, je vois les nombreux sommets alentours et notamment le volcan de Craux. Et je devine des silhouettes qui s'activent déjà à préparer la fête.

Alexis

Layla m'avait prévenu et j'ai déjà une petite idée de ce à quoi m'attendre. Cela ressemble au marché estival d'Antraigues ou à celui du jeudi soir à Vals. Avec le côté festif en plus. L'ambiance est à la fois bon enfant et campagnarde. Les gens s'interpellent les uns les autres, Layla s'arrête quasiment tous les deux ou trois mètres pour saluer une connaissance, échanger quelques mots.

De nombreux stands ont été installés devant et sur un des côtés du château. J'y retrouve notre fromager, mais aussi les vendeurs de miel, de confitures, de gâteaux. L'attraction cette année, c'est la remise en route du four à pain du château, après sa restauration. Et pour l'occasion, du pain et des pizzas y sont cuits. Il faut prendre des tickets et être patient pour avoir droit à sa part et c'est une des premières choses dont Layla s'occupe. Puis je la suis et nous déambulons entre les différents stands. Outre les producteurs locaux, il y a aussi des artistes et il y en a pour tous les goûts : petits jouets en bois, bijoux, et même quelques vêtements fabriqués et tissés à la main, comme des châles, des bonnets, des écharpes. De quoi s'équiper pour l'hiver. Je m'arrête un moment pour discuter avec un gars qui fabrique des outils à l'ancienne : bâtons de marche, bâtons à fouir pour ramasser les châtaignes notamment, paniers.

Nous parvenons à récupérer notre repas, puis nous allons nous asseoir à une des tables disposées de l'autre côté du château, dans la belle prairie qui s'étend là. Des enfants courent et jouent, il y a de la musique aussi, les conversations vont bon train. Nous prenons place avec des connaissances de Layla qu'elle me présente rapidement : ils étaient à l'école ensemble, quand elle avait fait ses années de maternelle et sa première année de primaire à Aizac, avant que ses parents n'emménagent à Aubenas.

- C'est chouette de se voir, Layla, dit la jeune femme qui tient un bébé d'environ huit mois dans les bras.

- Oui, Emilie. Est-ce que vous êtes là, la semaine prochaine ? Je repars vendredi, mais je pourrais vous faire un petit coucou. Alexis et moi avons fait la randonnée pour monter au château, la semaine dernière, mais pousser jusqu'au village, ça fait encore une trotte !

- On n'était pas là, de toute façon... On est revenu des Pyrénées il y a trois jours. Hugo ne peut pas manquer la fête de Craux, c'est dans ses gènes !

Le dénommé Hugo, nous le voyons à peine. Il s'active d'un bord à l'autre, fait partie de l'organisation de la fête. Les filles continuent à échanger, prenant des nouvelles d'amis communs, de connaissances. Je les écoute, sans vraiment me mêler à la conversation, me chargeant d'aller remplir les verres quand cela s'avère nécessaire. A la fin du repas, Emilie ne s'attarde pas, car le bébé donne des signes d'endormissement. Elle nous indique qu'elle va rentrer à pied, ça va le bercer.

Et de notre côté, nous repartons pour un petit tour.

**

L'ambiance a un peu changé au fil de la soirée. Après le marché, le repas, c'est l'heure du bal populaire. Les artisans sont en train de replier leurs stands, la plupart auront bien vendu. Je me décide finalement pour un solide bâton de marche en bois de châtaignier, bien plus respectueux des sentiers qui plus est que mon bâton "made in Décathlon" avec une pointe. Et j'offre un joli bracelet à Layla, histoire de prendre un petit quelque chose à la créatrice et aussi de faire un cadeau à Layla. J'en ai tout simplement envie.

C'est un groupe d'Aubenas qui se charge de l'animation. Ils sont plutôt bons, ma foi, et reprennent des standards qui font toujours danser, dans un beau mélange qui satisfait toutes les générations. D'une version endiablée d'un "tube" d'Edith Piaf à quelques airs de tango et même de salsa, en passant par les incontournables des années 80.

J'entraîne vite Layla sur la piste et nous nous amusons beaucoup à tourner, riant des blagues lancées par le chanteur pour mettre de l'ambiance, nous attendrissant à voir des enfants faire la ronde sur une chanson qu'ils ont apprise à l'école.

La nuit est maintenant bien tombée. Les étoiles s'allument au-dessus de nous. Pas de fatigue à l'horizon, juste l'envie de profiter encore de cette fête, de cette ambiance simple, populaire et joyeuse. De temps à autre, nous marquons une petite pause et faisons marcher la buvette.

- Allez, on y retourne ! me lance Layla en attrapant ma main et en m'entraînant à son tour sur la piste.

Et nous voilà repartis, à nous déhancher sur une version bien rock d'une chanson de Téléphone. Puis le groupe enchaîne avec un des titres les plus connus de Jean Ferrat. La chanson va annoncer une série de slows, et l'interprétation en est plus lente que l'originale. J'attrape Layla par les hanches et commence à la faire tourner, plongeant mon regard dans ses propres prunelles.

Peut-être que la chanson a été écrite pour une autre. Sans doute que Louis Aragon pensait à Elsa Triolet en composant ses vers. Peut-être Ferrat pensait-il aussi à sa compagne en les chantant. Mais c'est un chant universel, ce sont des mots qu'on s'approprie tous à un moment donné de notre vie.

"Que serais-je sans toi ?". Oui, vraiment, je peux me poser la question alors que le beau regard sombre de Layla scintille d'une douce lumière, venue du fond du cœur. Et que mes propres paillettes - mais cela je l'ignore - brillent en écho.

Layla

C'était une belle idée que de venir à la fête de Craux. Alexis a le sourire, moi aussi. Je revois bien des connaissances, dont Emilie, ma première amie d'école. Du temps où nous partagions la même table ronde en maternelle. C'est loin... Mais pourtant encore si proche. A chaque période de vacances, c'est pareil : je retrouve mes racines. Seulement cette fois, il me semble que les liens sont encore plus forts, plus évidents. Plus sensibles aussi.

La soirée passe comme un rêve, moments de partage, d'échange, de retrouvailles. De complicité, de sourires et de rires. Alors qu'Alexis s'absente pour refaire le plein de nos verres, Emilie me glisse à l'oreille :

- Dis, tu l'as trouvé où, ce beau gosse ?

- Sur la place d'Antraigues, figure-toi.

- Non ? C'est possible, ça ?

- Et oui... Il fait même partie de l'équipe officielle des champions.

- Tu te moques, Layla !

- Non, pas du tout ! C'est la vérité ! Tu n'auras qu'à poser la question à Alexis, tu verras.

- Je ne vais pas oser, réplique-t-elle.

La connaissant, elle va en effet demeurer discrète. Elle a juste le temps d'ajouter, avant qu'Alexis ne reprenne place à côté de moi :

- Il a des yeux superbes. Avec les tiens, ça fait un mélange du tonnerre !

Et Alexis nous retrouve à rire comme deux gamines.

Emilie nous quitte peu après, ramenant son petit bonhomme à la maison. Hugo, son compagnon, demeure sur place jusqu'à la fin, mais nous échangeons peu : il veille à l'organisation. J'entraîne alors Alexis sur la piste de danse et nous passons un bon moment à tourner sur des airs aussi rétros qu'entraînants. Jusqu'à ce moment où le groupe sur la petite scène entame une chanson de Ferrat. C'est obligé. Et j'en entends de nombreux, jeunes ou vieux, qui la chantent en chœur. J'en frissonne toujours. Cela fait plaisir aux gens, d'entendre ses chansons être reprises ainsi, à l'occasion d'une fête. Ca le rend toujours présent pour eux.

Alexis m'a attrapée par les hanches et mes mains s'enroulent autour de son cou. Nous tournons lentement, sans nous quitter des yeux. Ses petits éclats dorés scintillent comme les étoiles au-dessus de nous. Je plonge dans ce regard, suivant ainsi le chemin qui s'y éclaire et qui mène à son cœur. J'en oublie tout ce qui se passe autour de nous, les gens qui dansent, les enfants qui s'amusent, infatigables. Je ne me rends même pas compte que le groupe est passé à une autre chanson, seulement que la musique reste lente.

Je ne sais si c'est lui ou si c'est moi, je ne sais lequel des deux s'est rapproché de l'autre, lequel des deux a rapproché l'autre de lui-même. Toujours est-il que nos visages se touchent presque et si nous n'étions déjà amants, nous n'aurions certainement pas résisté à un baiser.

Et d'ailleurs, nous ne résistons pas.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Pom&pomme ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0