Chapitre 25

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Alexis

- Ca va aller.

Je regarde Layla après m'être légèrement écarté d'elle. Il est très tôt, il fait encore nuit. Nous nous tenons près de ma voiture. Serge, son chauffeur, va arriver d'ici une demi-heure grand maximum. Contrairement au printemps, elle ne part pas cette fois "à l'arrache". Elle ignore quand elle reviendra et tenait à laisser sa maison bien en ordre. Ce qui fait qu'hier, nous nous sommes peu vus, mais elle m'a rejoint chez moi pour passer la soirée et les premières heures de la nuit ensemble. Je viens de la ramener aux Auches. Sa valise est prête, il lui reste juste quelques préparatifs à terminer, et notamment dans sa cuisine, couper l'eau, le gaz, l'électricité. Bref, tout ce dont on doit s'occuper quand on part.

- Oui, ça ira.

Je referme mes bras autour d'elle, l'embrasse encore. Puis je trouve la force de m'écarter.

- Allez, j'y vais. Je ne veux pas te retarder.

Elle affiche un maigre sourire. J'ajoute, même si ça fait un peu couillon :

- Tu m'envoies un message quand tu arrives ?

- Promis.

Son sourire s'élargit un petit peu, mais je vois déjà de l'eau affleurer à son regard. Alors pour que cela ne devienne pas plus difficile, ni pour elle, ni pour moi, j'ouvre la portière et remonte dans la voiture. Puis je me concentre sur la manœuvre pour reculer et regagner la route. Un dernier signe de la main, un dernier regard, et je m'éloigne. Je suis presque certain qu'elle va suivre la trace des phares sur la route.

Juste après la belle maison des Blanchons, je croise une voiture immatriculée en région parisienne. Au volant, un homme d'une cinquantaine d'années, de ce que je peux estimer lorsque nous nous croisons. Il a l'air de bien connaître la route et je me dis qu'il doit s'agir de Serge. Il sera ponctuel, même un peu en avance.

Comme lorsque Layla était repartie au printemps, je demeure sur la terrasse, un premier café à la main. Pas sûr que je parvienne à me rendormir après ça, mais tant pis. Moins d'une demi-heure plus tard, alors que le soleil lance ses premiers rayons à l'assaut du volcan, j'entends descendre la voiture. Et c'est moi qui, très brièvement, peux à mon tour suivre le ballet des phares sur la route, passer le pont de l'Huile puis disparaître.

Layla est partie.

Layla

J'aurais mieux fait de rester à Aizac plutôt qu'aller passer quatre jours à Bordeaux. Si je suis très régulièrement en contact avec ma famille, je dois bien avouer qu'au bout d'une demi-journée, ils me tapent tous sur les nerfs. Gentiment, certes, mais quand même.

J'ai le moral dans les chaussettes, pire qu'au printemps. Parce qu'en mai, je savais que j'allais vite revenir à Aizac. Trois petits mois, ça passe vite. Là... Là, je ne sais pas. J'ai l'habitude d'avoir beaucoup de choses en tête, mais c'est toujours lié au travail. Aujourd'hui, tout ce qui me tourne dans la tête, c'est Alexis, l'Ardèche, les usines, la vallée de la Volane. C'est ma maison, mon village, mon volcan.

Et l'homme que j'aime.

Nous avons bien roulé, Serge connaît la route par cœur. Nous avons fait des arrêts réguliers et je ne l'ai relayé qu'une seule fois, sur l'autoroute, approximativement entre Tulle et Périgueux. S'il va passer le week-end à Arcachon, il me laisse à Montussan. C'est là que mes parents se sont installés, à mi-route entre Libourne et Bordeaux. Pour se rendre à l'usine, c'est facile. Et pour nos études sur Bordeaux, ça l'était aussi. J'ai toujours trouvé d'un humour douteux qu'une des communes voisines s'appelle Sainte-Eulalie. Comme la première commune traversée par la Loire, sur le plateau. Mais ici, j'en suis loin.

Alors que Serge quitte la route principale pour s'engager dans la petite rue qui dessert notre maison, j'envoie un message à Alexis pour lui dire que je suis arrivée. Il me répond alors que la voiture s'arrête devant la belle propriété familiale. Et j'en suis à peine sortie que deux petits bolides me foncent dans les jambes.

Ils vont me redonner le sourire, mes neveux, c'est sûr !

- Tata !

- Jacob ! Mon Maxime ! Mais vous avez encore grandi !

- Toi aussi, tata !

Nous rions. Cela fait du bien de les revoir.

- On est dans le jardin ! Tu viens !

Et déjà Maxime m'entraîne, alors que son frère repart en courant pour annoncer mon arrivée. Mon regard croise celui, amusé, de Serge. Il me fait un petit signe, l'air de dire "Allez-y, Mademoiselle. A tout à l'heure." Et je peux ajouter qu'il va s'occuper de mes bagages, bien sûr...

**

J'exagère un peu en disant que ma famille m'a tapé sur les nerfs. Mon frère est toujours autant débordé par ses fils, heureusement que ce sont d'adorables crapules. Ma sœur est toujours un vrai tourbillon. Ma mère veille sur tout son petit monde et papa... Papa va plutôt bien, mais évidemment, il ne manque pas de me parler de l'entreprise. Pour le rassurer - et rassurer maman -, nous nous enfermons tous les deux dans son bureau durant deux heures, le samedi en fin de matinée. Nous parlons de plusieurs points d'importance, jusqu'à ce qu'il me demande ce qu'il en est du Brésil, quand est-ce que je lance le projet.

- Papa, dis-je, en appuyant mes avant-bras sur son bureau et en nouant mes mains, je renonce au Brésil.

- Ah ? s'étonne-t-il. Et pourquoi donc ? Il me semblait que le projet était viable...

- Il l'est. Du moins, de ce que je peux évaluer. Mais je préfère garder l'argent pour un autre investissement.

- Tu veux lancer d'autres produits ?

- Oui. En développant la gamme de luxe et une gamme biologique.

- Le truc à la mode ! lance-t-il avec un petit sourire goguenard qui ressemble à une grimace, trace de son AVC.

- Un marché non négligeable, dis-je en lui souriant en retour.

- Mais cela ne va pas représenter la même somme. Qu'as-tu en tête, Layla ?

- J'ai en tête un défi qui nous attend. Et qui nous attend tous, dans les années à venir : la raréfaction des énergies fossiles, l'explosion des coûts du transport. Plus nous fabriquerons à proximité de nos marchés, et moins cela nous coûtera. Même s'il faut investir pour cela.

- Mais nous produisons en France ! J'y ai toujours veillé.

- Pour les produits eux-mêmes, oui. Mais pas pour les emballages.

Il fronce les sourcils. Je sais que le sujet peut porter à dissension entre lui et moi. Il pense que je ne lui ai jamais pardonné la fermeture des deux usines ardéchoises. Et il n'est pas loin d'avoir raison, même si, avec le recul, je dois bien admettre que ce n'était pas forcément une mauvaise décision pour l'entreprise. Pour l'entreprise oui, pour les salariés et le bassin d'emploi, non.

- Tu veux relocaliser ?

C'est presque un gros mot pour lui.

- J'y réfléchis, dis-je pour ne pas l'inquiéter. Je vais lancer une étude à ce sujet. Il est possible que je me trompe totalement et que ce serait trop onéreux. D'autant qu'il est difficile d'estimer ce que l'énergie coûtera dans dix ou vingt ans. Tout le monde sait que les prix vont augmenter, mais personne n'est capable de dire de combien. Trois fois, cinq fois, dix fois plus cher qu'aujourd'hui en euros constants ?

- Ce n'est pas stupide d'y réfléchir, effectivement, répond-il. Mais le projet brésilien était là aussi pour te permettre de gagner de l'argent assez facilement. C'est un investissement qui devait devenir rapidement rentable et te permettre alors d'avoir les coudées franches.

C'est l'argument qu'il avance toujours. Je dois rester conciliante.

- Je sais. C'est aussi pour cela que je veux lancer une étude poussée sur une relocalisation. Peut-être que je couperai la poire en deux : seulement les emballages cartons en France dans un premier temps. Je ne peux t'en dire plus car je n'ai aucun chiffre. Juste cette idée en tête.

- Bien sûr. Nous en reparlerons alors sérieusement dans quelques temps.

Je souris :

- Bien sûr, papa.

- Et l'Ardèche, alors ? Tout le monde va bien là-bas ?

- Oui. Tous ceux que j'ai pu croiser, en tout cas. J'ai revu Mariette, les champions et même Emilie, Julien.

- Julien ?

- L'ancien boucher d'Antraigues. Celui qui a fermé boutique il y a deux ans. Il travaille au Leclerc de Saint-Etienne-de-Fontbellon. Mais il a un projet de vente itinérante, pour faire le tour des villages et apporter de la viande, voire un peu d'épicerie à ceux qui ne peuvent pas facilement se déplacer ou qui sont loin de tout.

- Et tu as l'intention de faire du mécénat pour lui aussi ?

- Il y a deux ans, j'avais piqué une colère noire quand j'avais vu que sa boucherie avait fermé et qu'il ne m'en avait rien dit. Je lui avais balancé que je me demandais bien à quoi servait les amis si on ne leur demandait pas de l'aide.

- Il faut parfois être raisonnable.

- Il traversait une mauvaise passe. Un petit coup de pouce financier aurait pu l'aider. Et cela aurait maintenu un commerce à Antraigues. Ce n'est pas rien.

- Tu aiderais tous les miséreux d'Antraigues et d'Aizac, si on te laissait faire, Layla, sourit papa.

Même s'il sourit et dit cela avec douceur, je sens bien la petite pique qui pointe. Je n'insiste pas.

- Bref, tout le monde allait bien.

- Même "les champions" ?

- Même eux.

- Bien, fait-il.

Et un instant son regard se fait lointain, comme s'il replongeait dans ses propres souvenirs.

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