Chapitre 28

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Alexis

Epuisé, le dos cassé, les jambes en vrac, je m'écroule sur une des chaises de la terrasse. Je ferme les yeux, savoure de pouvoir reposer mes muscles, ma nuque, mon dos. Enfin tout mon corps. Ah le coquin ! Il m'a bien eu ! Et je suis certain que Layla va allègrement se moquer de moi quand je vais lui raconter tout ça.

Oui, il m'a bien eu, Marcel. La veille, en quittant la place après notre partie de pétanque, il m'a demandé :

- T'as déjà fait les châtaignes, Alexis ?

- Heu, non, ça consiste en quoi ?

- La saison commence, c'est une ressource importante ici. Tu pourrais participer à une journée, dans la montagne. Toi qui aimes marcher et être dans la nature...

- Bon, d'accord. Je veux bien essayer. C'est difficile ?

- Non, il faut un peu d'équipement. Des gants bien épais, de bonnes bottes ou des chaussures de randonnée, ça fait l'affaire. Et tu m'as dit que tu avais un bâton à fouir.

- Oui, en effet.

- Bon, alors rendez-vous demain, sur la place à Aizac. Pour 9h du matin. On commencera là-haut.

Et ainsi, ce matin, je me suis retrouvé parmi tout un groupe de ramasseurs de châtaignes. Oh, je ne peux pas dire ! L'ambiance était très bonne. Ca causait, ça plaisantait. Ce matin-là, c'étaient les châtaigneraies autour de l'église qui allaient faire l'objet de notre attention. Chacun se vit attribuer une murette ou une partie du terrain. De grands sacs étaient disposés au plus près du chemin d'accès et le but était de les remplir avant de les charger à l'arrière de deux camionnettes.

Un panier dans une main, le bâton dans l'autre, j'observai un instant mes compagnons. Il fallait avancer petit à petit pour bien "nettoyer" le terrain, veiller à ce que l'on ramassait, même si un tri plus soigneux se ferait dans les fermes ou sur les terrasses des maisons avant l'expédition. Inutile de ramasser les toutes petites. Marcel m'avait montré les bons gabarits. Et si certaines étaient piquées, inutiles aussi de les prendre. Ce n'était pas bien difficile, mais au bout d'une heure, je compris ma douleur. On se tenait courbé tout le temps, la tête penchée en avant. Le bout de terrain qui m'avait été attribué était légèrement en pente, ce qui facilitait les choses puisque je n'étais pas obligé de me baisser au maximum. C'était néanmoins une position vite inconfortable.

Mes compagnons continuaient à discuter, à échanger des nouvelles, des souvenirs. Ca riait aussi. A 11h, nous fîmes une première pause. Café et part de gâteau pour tout le monde. Puis nous reprîmes jusqu'à 13h. Les paniers se remplissaient, moins vite pour moi que pour les autres, mais enfin, je contribuais quand même. Nous prîmes un casse-croûte sur la place d'Aizac, tous assis sur les bancs de l'amicale, autour de la fontaine. Adossé contre le petit muret qui courait sur un côté de la place, j'avais failli m'endormir. Un coup de gniole dans un café pour digérer, et nous étions repartis jusqu'à la fin d'après-midi.

Et là, je viens de rentrer à la maison. Fourbu, claqué. Je tiens encore sur mes jambes, mais je crois que c'est grâce aux randonnées des dernières semaines et même des derniers mois. Je sais déjà que je ne vais pas avoir le courage de me faire à manger, mais j'aimerais avoir celui de prendre une douche. Dommage qu'il n'y ait pas de baignoire au gîte. Quoique. Je serais fichu de m'y endormir.

**

- Tu sais, si je devais le refaire, je serais dans le même état que toi, Alexis.

Elle est gentille, Layla, mais je suis certain qu'elle serait moins cassée que moi. La veille, je n'ai même pas entendu mon téléphone qui sonnait, je l'avais laissé dans la pièce en bas. J'étais parvenu à me glisser sous la douche, puis à me traîner jusqu'à mon lit dans lequel je m'étais écroulé.

C'était la première nuit que je dormais d'une traite depuis mon arrivée à Antraigues. Et depuis au moins deux bonnes années.

- Tu le faisais quand t'étais gamine ?

- Oui, bien sûr. J'allais avec Tantine. On en ramassait dans le bois en-dessous des Auches, puis à d'autres endroits, là où on avait des terres. Maintenant, la propriété a été réduite car mon père avait revendu une grande partie à des paysans du coin. Ma foi, ce n'était pas un mauvais choix : aujourd'hui, je ne pourrais pas entretenir seule tout ce que cela représentait. Mais on a gardé quand même trois hectares environ autour de la maison, dont une partie en châtaigneraie. C'est un voisin qui ramasse les châtaignes et entretient le bois. En échange, il se rémunère sur la vente des châtaignes, voire sur celles des cèpes quand il en trouve. Il m'en garde un peu, deux ou trois bocaux de cèpes séchés. Ca me suffit.

- Le ramassage des champignons, je n'ai pas encore été invité...

- Ca, tu sais, il ne faut pas t'en sentir frustré : ils ont chacun leur coin et ne les montrent pas facilement. Si jamais l'un d'entre eux te propose d'aller aux champignons, ne refuse pas. C'est un vrai honneur qui te sera fait.

- Je m'en souviendrai. Mais là, tu vois, si c'est aussi crevant que la châtaigne...

- Moins. Et ça dure moins longtemps. Ca fait plus balade, en fait. Même si tu t'arrêtes régulièrement.

Je retiens un bâillement. Elle s'en amuse :

- Tu es vraiment crevé ?

- Un vrai petit vieux. Impossible de me tenir droit, j'ai le dos en compote. Ah ça, j'ai la bonne position pour tirer. Mais pas pour pointer...

Elle rit. J'aime l'entendre ainsi. C'est frais, léger. Cela fait du bien.

- Bon, me voilà rassurée en tout cas. Je me demandais pourquoi tu ne m'avais pas rappelée hier soir.

- J'étais déjà au lit. Avant même le coucher du soleil. Et j'ai émergé à 10h ce matin. Un truc de fou. J'ai fait le tour de l'horloge alors que ça ne m'était pas arrivé depuis mon adolescence. A cet âge où on dort plus qu'on ne reste éveillé.

- Je vois. La châtaigne, c'est un bon remède contre les insomnies.

- Je pense qu'on pourrait prescrire cela, la sécu ferait des économies. Bon, et toi, ça va ?

- Ca va. J'ai passé l'après-midi avec Laurent pour parler du projet "relocalisation". Que Laurent appelle déjà REA, Relocalisation En Ardèche.

- Il a la manie des sigles, ton DGS, non ?

- Ca fait partie de sa fiche de poste, répond-elle avec humour.

- Et tu as une date pour venir ici ? Même pour quelques jours ?

- Pas encore. C'est trop tôt. Mais j'espère bien courant novembre.

- D'accord. Je vais donc prendre la route vendredi comme prévu. D'ici là, je pense que je serai remis de mon expérience castanéicole.

- T'es bien un toubib, me dit-elle en riant. Te voilà qui utilises des mots savants...

Layla

Après notre échange téléphonique, je me blottis sur mon canapé. Je me suis préparé une tisane et elle fume encore devant moi. Mon regard se perd dans les détails de la photo d'Antraigues. D'abord les Auches, comme toujours, comme pour vérifier que la maison est toujours là. Puis Antraigues et les murettes au-dessus du village que je m'amuse à parcourir. Mais pour ce soir, mon attention se porte aussi sur la vallée d'Aizac, contourne le flanc du volcan et vient chercher l'église dont on devine le petit clocher surmonté d'un toit pointu orangé. C'est donc dans les châtaigneraies tout autour qu'Alexis a fait sa première et douloureuse expérience de ramassage. C'est physique, la châtaigne, comme la plupart des travaux agricoles. S'y ajoute le dénivelé. La saison est donc en route. D'ici peu, Nadine m'en prendra quelques poignées au marché, que je préparerai au four. Cela ne vaut pas la flambée dans la cheminée, sur la poêle à trous, mais bon, c'est mieux que rien.

Oui, j'ai participé quand j'étais petite et même adolescente, durant les vacances de la Toussaint, au ramassage des châtaignes. Mon dos, mes jambes, mes bras, s'en souviennent très bien. Mais je me souviens aussi des moments de partage et de joie qui émaillaient ces journées. Tantine qui, chaque soir, préparait un gâteau pour que les ramasseurs aient de quoi reprendre des forces. Une dame d'Aizac qui pourvoyait au café chaud et sucré. Les premières châtaignes qu'on faisait cuire dans la cheminée. Hum, si je parviens à descendre à Aizac cet automne, j'en préparerai ainsi pour Alexis et moi. Arrosées d'un bol de lait de chèvre, ce sera délicieux.

Je m'étire et soupire. Nous sommes mardi soir. Dans trois jours, il sera là. Le rendez-vous à l'ARS n'a pu être avancé, mais le maire d'Antraigues a alerté la députée pour qu'elle appuie la démarche d'installation d'Alexis, si nécessaire, dans les prochains mois. Je doute qu'il puisse démarrer en début d'année, mais bon. Je suis certaine que toute la commune est désormais au courant et cela doit rassurer bien des habitants, pour ne pas dire tous. Même si on se débrouille avec les recettes de nos grand-mères, il y a toujours un moment où on a besoin de voir un médecin. Et ça pourrait aider des jeunes à s'installer, de savoir qu'il y a un généraliste sur la commune. C'est comme l'école, la garderie, les commerces de première nécessité. Ce sont des éléments qui entrent dans la balance quand on choisit son lieu de vie. Du moins, quand on peut le choisir.

Je suis heureuse qu'Alexis vienne. Nous sommes mi-octobre, cela fait presque deux mois que je suis de retour à Paris. Deux mois qui ont été riches et denses, de son côté comme du mien. Il a vraiment "croché" dans ce projet d'installation et j'en suis à la fois contente et rassurée : contente car il retrouve confiance et motivation, qu'il a désormais un nouveau projet de vie. Pas uniquement professionnel d'ailleurs, puisqu'il va s'ancrer à Antraigues encore un peu plus. Je ne sais pas où on va aller tous les deux, comment on va pouvoir mener nos vies professionnelles et notre couple encore balbutiant. Mais de le savoir aujourd'hui motivé par ce projet et demain épanoui dans l'exercice de son métier, c'est effectivement rassurant pour moi. Et cela me rend heureuse.

Il m'a dit qu'il resterait sans doute une dizaine de jours sur Paris. Pour passer au moins deux week-ends avec moi et avoir le temps de trier ses affaires, de préparer quelques cartons qu'il emportera pour l'hiver. Essentiellement des vêtements, ainsi que des livres de médecine qu'il avait achetés au cours de ses études et qui lui seront à nouveau utiles. Il m'a aussi parlé de ses amis, Bruno et Adèle. Je ne sais pas si j'aurai l'occasion de faire leur connaissance, ma foi, je ne dirai pas non. De ce qu'il m'en a dit, il a connu Adèle au lycée, ils étaient bons amis. Il n'y a jamais eu d'ambiguïté entre eux, juste une vraie amitié. Tous deux étaient en filière scientifique dans le but d'entamer des études supérieures en médecine. C'est sur les bancs de la fac, dès les premiers jours, qu'ils ont fait la connaissance de Bruno. Ce dernier a eu le coup de foudre pour Adèle, et depuis, ils sont en couple et ont eu un petit garçon il y a cinq ans, alors que Bruno s'installait tout juste comme généraliste.

Il y a également Pauline et Aglaé qu'il aimerait revoir à l'occasion de ce déplacement. Moi-même suis assez curieuse de les rencontrer. La mère d'Alexis vit loin, peut-être que je la verrai un jour, mais sans doute pas tout de suite. Sa tante et ses cousins sont plus proches, mais il faudrait organiser un déplacement en Normandie et ce n'est pas cette fois que nous en aurons le temps. Il ne me reste donc que Pauline et sa fille pour faire connaissance avec des membres de la famille d'Alexis.

**

- Layla, voici donc Maïwenn dont je t'ai parlé.

- Bonjour, Maïwenn, enchantée, dis-je en tendant la main pour saluer la jeune femme.

- Bonjour, Mademoiselle Noury, me répond-elle poliment avec un joli sourire.

D'emblée, cette jeune femme me plaît. Nous devons avoir à peu près le même âge. Elle a été recrutée il y a deux ans, après une année de stage en alternance qui a été très prometteuse. Laurent ne m'en a dit que du bien. Selon lui, elle peut faire une cheffe de projet très compétente. Il l'a déjà fait travailler sur des dossiers et elle a notamment participé récemment à l'étude de faisabilité de la production de la gamme biologique.

- Bien, dis-je, prenez place. Un café, un thé ?

- Merci, fait Laurent. Juste un verre d'eau.

- Un thé, volontiers, Mademoiselle, me répond Maïwenn.

Lisa se trouve dans le bureau avec nous et prépare aussitôt le nécessaire, puis je reprends place derrière mon bureau.

- Bien, Maïwenn, Laurent vous a déjà parlé de l'étude que j'aimerais mener concernant la relocalisation de la production des emballages de nos produits. C'est un projet très vaste, je vais avoir besoin de beaucoup de données.

- En effet, de ce que j'en ai compris, c'est quasiment comme s'il fallait étudier un nouveau marché.

- Exact. A la différence près, c'est que j'aimerais beaucoup que le lieu d'implantation de cette future usine soit en Ardèche, là même où notre entreprise a été fondée, dans ses deux premières usines. Néanmoins, il me faudra aussi une proposition avec une relocalisation à Libourne ou dans un autre endroit susceptible de convenir.

- Très bien.

- Ensuite, l'étude doit porter sur la relocalisation de la fabrication de tous nos emballages, dans l'hypothèse où nous serions amenés à fermer les deux usines, celle de Turquie et celle de Thaïlande. Cependant, il peut aussi être envisagé, dans un premier temps, de ne fermer que la seconde, celle des emballages carton et papier. Sans oublier d'intégrer les coûts de fermeture de ces usines. Ce n'est donc pas une seule étude, mais une étude déclinée en plusieurs possibilités dont j'ai besoin.

- Quels délais m'accordez-vous ?

- Le temps nécessaire, mais sans traîner. Dans l'idéal, si je peux prendre une décision avant l'été prochain, voire au maximum la fin de l'année prochaine, ce sera très bien.

- Cela me semble correct, du moins avec les éléments dont je dispose pour le moment.

- Maïwenn, j'aimerais aussi savoir si vous pouvez assez facilement vous déplacer.

- Oui, bien sûr. J'imagine bien que j'aurai à me rendre sur place, sur les différents lieux, et peut-être à l'étranger aussi.

- Tout à fait. Dans un premier temps, j'aimerais que nous nous rendions vous et moi en Ardèche, dans le courant du mois de novembre. Cela vous sera possible ?

- Oui.

- Nous resterons la semaine sur place. Je compte m'y rendre pour y passer les week-ends également, mais si vous ne pouvez être là-bas que le lundi, ce sera très bien. Nous irons par le train, ce sera plus rapide qu'en voiture.

- D'accord, je ne connais pas du tout la région. Ce sera l'occasion pour moi de la découvrir un peu.

- Vous verrez les modalités avec Lisa et avec Marianne, la secrétaire de Laurent, pour le déplacement et la réservation d'un hôtel. Il y en a de très bien à Vals-les-Bains, c'est tout près des usines. Vous aurez la voiture à disposition pour vos déplacements privés, si vous souhaitez vous rendre à Aubenas un soir ou profiter du week-end pour visiter les alentours. J'ai mon propre véhicule sur place, je n'en aurai donc pas besoin hormis pour faire le trajet depuis Montélimar. Avez-vous des questions ?

- Oui, en dehors de vous-même et de Laurent, avec qui dois-je échanger sur ce projet ? Rendre compte ?

- Dans un premier temps, uniquement à nous deux. Et restez discrète également. Si ce genre de projet vient à fuiter, cela peut avoir des conséquences en interne, comme pour notre image à l'extérieur. Les délocalisations ont une très mauvaise presse en France, cela a contribué au taux de chômage élevé de notre pays, à sa désindustrialisation. Les quelques relocalisations qui sont engagées font beaucoup parler d'elles, donc tant qu'une décision ferme n'est pas prise, je préfère qu'on ne l'évoque pas dans les journaux, même uniquement spécialisés.

- Je comprends. Pas de soucis.

- Voilà donc. Si jamais vous avez des questions, besoin de précisions, n'hésitez pas à m'en parler. Les services de Laurent sont aussi à votre disposition pour vous fournir tous les chiffres dont vous auriez besoin concernant l'activité des usines étrangères. Dans un premier temps, je vous laisse démarrer votre étude, nous en reparlerons, disons, au cours de la semaine précédant notre déplacement. Voyons...

Je jette un œil à mon planning et propose deux rendez-vous possibles à Maïwenn. Elle accepte d'emblée le premier.

- Ensuite, dis-je, nous nous reverrons à intervalles réguliers, tous les quinze jours, voire toutes les semaines, selon vos besoins et l'avancée de votre étude.

- Cela me semble correct, me dit-elle tout en complétant les quelques notes qu'elle a prises au cours de notre échange.

Je termine avec un grand sourire :

- C'est parfait, Maïwenn. Je vous laisse donc démarrer.

Laurent et elle prennent rapidement congé. Après les avoir raccompagnés, je reprends place dans mon fauteuil, le fais tourner lentement pour regarder la vue. Puis mon regard se porte vers mon bracelet et un léger sourire se dessine sur mes lèvres. Si mon planning professionnel est chargé, je viens de m'octroyer une fin d'année plus réjouissante : Alexis arrive en fin de semaine pour une dizaine de jours. Cela nous amènera quasiment à la fin octobre. Mi-novembre, je serai pour dix jours moi aussi à Antraigues. Et je compte bien y séjourner à Noël. Tant pis pour la traditionnelle dinde aux marrons en famille.

Il est temps que je pense à moi aussi.

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