Chapitre 86

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Layla

J'avais envisagé un dernier trimestre certes chargé, entrecoupé de quelques séjours à Antraigues, et il se révèle finalement beaucoup plus bousculé et rempli que je ne le pensais. Dès septembre, après l'adoption finale du projet en CCE, nous lançons plus précisément l'étude des devis des différents artisans et fournisseurs. Plusieurs collaborateurs de Valérie planchent sur le sujet et nous rendent rapidement leurs conclusions. Nous avons aussi repris contact avec Louis Grévin, le maître d'œuvre qui a suivi le chantier d'extension à Libourne et qui nous a pleinement donné satisfaction. Le voici à son tour embarqué dans l'aventure. Et dès la première semaine d'octobre, je repars en Ardèche avec ce dernier, Maïwenn, Laurent et quelques autres collaborateurs, dont Alban qui sera plus précisément chargé du suivi du chantier.

Tous les jours, nous sommes aux usines. Nous rencontrons les artisans, les élus et commençons à préparer le chantier. Une dizaine de jours après notre retour à Paris, Louis Grévin nous adresse deux premiers documents qui doivent être validés par les artisans avant que nous ne donnions notre propre accord et qui concernent tout le déroulement du chantier, l'un pour Ucel, l'autre pour Labégude. Comme nous nous y attendions, les deux chantiers vont se mener en parallèle, mais avec un léger décalage : il débutera avec deux semaines d'avance à Ucel pour permettre aux différents corps de métier d'intervenir d'abord dans la plus petite des usines avant de poursuivre pour la plus grande. Le suivi du chantier sera assez complexe, les délais devront être tenus et je fais confiance à Louis Grévin pour y parvenir.

Ce dernier sera sur place chaque semaine, pour une réunion de chantier avec les artisans. Maïwenn et Alban seront également présents. Quant à moi, j'y assisterai toutes les deux semaines. Je veux avoir à l'esprit le plus d'éléments possibles pour trancher si nécessaire et ne pas perdre de temps à éplucher des dizaines de comptes-rendus avant de prendre une décision.

Ces déplacements vont bien entendu aussi me permettre de passer un peu de temps avec Alexis. Les réunions de chantier auront lieu en fin de semaine, je resterai pour le week-end à Antraigues et remonterai sur Paris le lundi. Serge s'attend aussi à faire beaucoup de route, même si je prendrai vraisemblablement le train le plus possible, surtout à la mauvaise saison.

Au terme de cette première semaine sur place, d'échanges et de discussions avec les artisans, nous avons pu aplanir un certain nombre de difficultés, régler de nombreuses questions et Louis Grévin va pouvoir plancher sur le planning du chantier. Tous mes collaborateurs remontent sur Paris en ce vendredi après-midi ; quant à moi, je regagne les Auches. Je veux profiter du week-end pour me reposer vraiment, me détendre alors que mon cerveau a tourné à plein régime au cours des journées passées.

**

Il est encore tôt lorsque j'arrive chez moi, à peine 16h. Les belles lumières de ce début d'octobre caressent le paysage. La forêt, la montagne, commencent à se parer des couleurs d'automne. Par endroits, j'aperçois quelques paysans, on entend aussi des bruits de moteur : la récolte de la châtaigne a commencé et ceux qui travaillent avec de l'outillage sont en pleine activité. Je décide de descendre moi aussi dans la châtaigneraie qui se trouve juste en contrebas de la maison et que je traverse pour rejoindre le sentier qui mène au Bouchet, quand je veux me rendre à Antraigues. J'ai pris le vieux panier d'osier de Tantine, enfilé mes chaussures de randonnée et dans ma main, je tiens mon bâton de marche.

Je n'ai pas besoin d'aller bien loin pour ramasser les premières bogues et je retrouve aisément les gestes pour dégager les fruits de leur enveloppe piquante, en les coinçant entre mes pieds, voire en m'aidant du bâton pour ouvrir les plus récalcitrantes. Les châtaignes s'entassent dans mon panier et j'en oublie le temps qui passe. Je chasse ainsi la fatigue intellectuelle accumulée cette semaine et apprécie ces gestes simples, cette détente physique que m'apporte cette balade. Je retrouve aussi des parfums d'enfance : odeurs d'humus, de mousse, d'écorce.

Lorsque je regagne la maison, les doux rayons du soleil en caressent le toit, se posent sur le volcan et éclairent encore la montagne au-dessus d'Antraigues et le volcan de Craux. Je m'attarde un moment sur la terrasse, profitant de la vue que je n'ai guère eu le temps d'admirer ces derniers jours. Un léger sourire s'affiche sur mon visage : j'ai déjà une idée du programme pour demain, si Alexis est d'accord.

Alexis

Je salue ma dernière patiente, puis rentre dans le cabinet. Je range quelques papiers sur mon bureau, remets en place un peu de matériel, désinfecte la table d'examen, ferme les volets. Puis je verrouille la porte et gagne ma voiture. Julie est déjà partie, je ne la verrai que lundi désormais. Je prends la route en ignorant si Layla se trouve déjà aux Auches ou si, comme les soirs précédents, je serai le premier arrivé. J'ai pourvu aux différentes courses cette semaine, les faisant souvent le matin, avant de commencer à travailler et Julien m'a déposé ce midi de quoi tenir ce week-end et la semaine prochaine. Il va en effet monter sur Paris pour quelques jours et ne travaillera donc pas. Pauline a accepté qu'il vienne et j'en suis bien heureux pour eux.

Et pour Aglaé.

Reste maintenant à croiser les doigts pour que tout se passe bien entre eux et qu'ils puissent entamer une belle histoire. Je suis déjà certain qu'Aglaé ne manquera pas d'arguments pour pousser sa mère à déménager et à venir s'installer ici. Et Julien pourrait en être un de poids.

J'enfile tranquillement les virages de la route jusqu'au col d'Aizac. J'aime cette petite route qui monte à flanc de montagne, puis s'attaque au versant nord du volcan, offrant quelques jolis points de vue sur Antraigues. En arrivant au col, en émergeant de dessous un bois de châtaigniers, la vue se dégage soudain sur les deux vallées : celle qui plonge vers Antraigues et l'autre, qui s'ouvre jusqu'à Juvinas en passant au-dessus de la Besorgues. Je m'y arrête un instant, car j'aime regarder l'une ou l'autre vallée, laisser mon regard s'attarder sur le volcan et les différents sommets alentour. Puis je repars en direction des Auches. Je devine très vite que Layla est rentrée : une légère volute de fumée s'échappe de la cheminée.

**

J'ai accepté sans hésiter. Depuis le temps qu'on en parlait... Et nous voilà, en ce petit matin frais, entamant le parcours de la route des crêtes. Nous en avons pour la journée, à monter sur le plus haut sommet au-dessus d'Aizac, à dominer les vallées de la Volane, puis de la Besorgues, pour deux grandes boucles. Nous avons cependant pris la voiture pour aller jusqu'au col : Layla préférait que l'on parte directement du village plutôt que de faire ce trajet à pied, qui rallonge quand même toute randonnée au départ de la maison et surtout au retour.

Nous commençons l'ascension alors que la brume s'attarde encore dans les vallées et que l'église d'Antraigues sonne tout juste 8h. Mais les jours sont plus courts et si nous ne voulons pas finir le parcours à la nuit tombée, il fallait se lever tôt. Très vite, nous laissons les maisons et le "château", belle maison qui est plus un manoir qu'un vrai château, derrière nous et le chemin serpente maintenant sous les châtaigniers. Après avoir contourné la montagne, nous nous retrouvons au-dessus de la vallée de la Volane, un peu à l'aplomb des Auches, à traverser des étendues couvertes de genêts et de bruyères. Les arbustes ras ne sont pas en fleurs, ce n'est pas la saison, mais le parcours est agréable. Nous grimpons tranquillement, le dénivelé total sera important, mais il n'y a pas de passages trop raides, sauf au moment où on entame la deuxième boucle.

La première boucle est la plus longue et cette première partie de chemin nous amène à un beau point de vue au-dessus du hameau de Chastagnier. De-là, nous pouvons admirer toute la vallée de la Besorgues. Nous nous trouvons à un endroit totalement dénudé, le sol et les pierres sont à peine couverts d'une herbe rase. Nous marquons une première vraie pause, pour boire et manger un en-cas, puis nous repartons pour la deuxième boucle, plus petite, mais qui nous mène jusqu'au sommet. Et je comprends pourquoi Layla et tout le monde ici appelle ce chemin "la route des crêtes", car c'est effectivement sur la crête de la montagne que nous avançons alors en direction du point le plus éloigné de notre randonnée, le rocher du Rouyon.

Nous trouvons cependant un endroit un peu abrité, derrière des rochers, pour le pique-nique, car il y a quand même du vent qui n'est pas très chaud. Après tout, nous sommes entre 1000 et 1100m d'altitude, le vent n'est arrêté par aucun arbre, aucun autre mont.

Layla affiche un grand sourire : cela faisait un bon moment qu'elle avait envie de faire cette randonnée, et elle m'avait communiqué son impatience. Nous n'en avions pas encore trouvé l'opportunité. L'an passé, quand elle était venue en novembre, l'épisode cévenol avait empêché toute sortie. Là, le temps est sec, pas trop chaud et aucun orage violent ne menace. C'est un temps idéal que nous aurions aussi pu trouver au printemps.

- On est comme sur le toit du monde, ici, me dit-elle en mordant avec appétit dans son sandwich.

- Le monde au-dessus d'Antraigues au moins, lui souris-je.

- Ce qui est déjà pas mal, non ?

- Oui. Et c'est vrai que la vue est magnifique. On a de la chance, le ciel est dégagé et la brume a disparu des vallées. C'était vraiment beau, ce matin.

- Très. Et là, on est juste en pleine nature. Je suis heureuse de faire enfin cette belle randonnée avec toi, tu sais, dit-elle en tendant la main vers moi pour prendre la mienne que je lui donne bien volontiers.

Elle la garde quelques instants entre ses doigts, puis se remet à manger.

- Quand l'as-tu faite pour la dernière fois ? demandé-je.

- La première fois que je suis revenue après le décès de Tantine. Gabin était avec moi, mais aussi Hugo et Emilie. J'avais besoin de faire cette marche, c'était un moyen d'avancer dans mon deuil. J'ai eu le sentiment que l'âme de Tantine m'accompagnait tout le long de l'ascension, et puis, arrivés ici, j'ai pu la laisser partir. J'en suis redescendue le cœur plus léger. C'était l'adieu qu'il fallait faire, pour qu'elle soit en paix et continue à veiller sur nous, de là où elle se trouve maintenant.

- Je comprends, dis-je en ayant soudain du mal à avaler ma bouchée.

Le regard de Layla s'est perdu au-dessus des sommets environnants. Nous pouvons voir celui du volcan, mais aussi la montagne Sainte-Marguerite qui surplombe Vals-les-Bains, bien reconnaissable car elle est ornée de plusieurs antennes et d'une tour d'observation des pompiers. C'est un poste-clé pour la surveillance des départs d'incendie.

Et moi, je regarde la montagne qui se découpe sur le ciel, vers l'est, au-dessus d'Antraigues. Et je me demande : "Ai-je su dire au revoir à mon père ?".

- Alexis ?

La voix de Layla me tire de mes pensées.

- Ca va ? ajoute-t-elle d'un ton inquiet.

Puis elle dépose son sandwich sur le côté et s'agenouille près de moi, prend mon visage entre ses mains. C'est seulement à ce moment-là que je me rends compte, alors qu'elle l'essuie avec douceur, qu'une larme a roulé sur mes joues. Et même plusieurs.

- Excuse-moi, je n'aurais pas dû évoquer Tantine. Je t'ai fait penser à ton père, là...

- Ce n'est pas grave, réussis-je à répondre. Je me demandais juste si je lui ai vraiment dit "au revoir".

Elle hoche la tête, compréhensive, mais demeure près de moi, caressant toujours tendrement mon visage. Cela m'apaise. Puis elle m'embrasse, d'un baiser profond et aimant, qui fait du bien. Je l'entoure de mes bras, la rapproche de moi et sans rompre notre baiser, elle s'installe entre mes jambes et m'enlace à son tour. Puis je pose ma tête sur son épaule, comme pour l'enfouir dans cet abri si doux. Et je lui murmure :

- Tu sais... Je suis certain qu'il aurait beaucoup aimé l'Ardèche. Et qu'il est heureux pour moi. Que je sois ici désormais. Et surtout, avec toi.

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