Chapitre 115

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Layla

En ce mardi 1er octobre, nous sommes à nouveau très nombreux dans la cour de l'usine d'Ucel. Après deux journées orageuses qui nous ont fait craindre un épisode cévenol, le soleil est de retour depuis plusieurs jours et le flot des rivières et ruisseaux est redevenu plus calme. On entend bien, cependant, le chant de l'Ardèche qui coule au pied des murs de l'usine.

Toute l'équipe de direction de l'entreprise est présente : Laurent bien entendu, mais aussi les chefs de service, ainsi que tous ceux qui ont contribué à mener le projet de Relocalisation En Ardèche à son terme : Maïwenn, Alban, Louis Grévin, les artisans, les élus. La députée et même le préfet ont fait le déplacement. Pour un peu, nous aurions pu avoir droit au ministre de l'Economie s'il n'avait pas été en réunion à Bruxelles. Mais son chef de cabinet est présent. Rien que ça.

Et bien sûr et surtout, tous les ouvriers sont là ainsi que le personnel administratif, les deux directeurs : une femme, Stéphanie, pour l'usine de Labégude, un homme, Jean-Christophe, à Ucel. Leur travail sera complémentaire.

Je suis arrivée ce matin une petite heure avant la cérémonie. C'est Alexis qui nous a conduits. Oui, nous. Car papa et maman sont présents eux aussi et j'en suis très heureuse. Serge est allé les chercher en fin de semaine dernière et ils ont passé le week-end avec nous, aux Auches, alors que depuis dix jours, nous organisons avec mes collaborateurs et les élus locaux les derniers détails de cette journée.

Les journalistes sont nombreux aussi : presse écrite, radio ou télévisuelle. Et l'équipe du documentaire. J'ai eu le temps de saluer les premiers arrivés, avant d'être accaparée par les élus et le préfet.

Tout est prêt.

**

- Mademoiselle Noury ? C'est le moment, je crois.

Le préfet se tient à mes côtés. Je lui souris et prends la paire de ciseaux pour couper le ruban de l'inauguration de l'usine. La cérémonie rappelle beaucoup celle du lancement du chantier, mais avec plus de monde et d'officiels encore, preuve qu'une relocalisation de cette ampleur ne s'ignore pas.

Une fois le ruban coupé, nous entrons dans l'atelier. Toute la chaîne de fabrication de la gamme de luxe est prête à démarrer. L'un des contremaîtres s'approche pour guider mes gestes : il a été convenu que ce serait à moi de la mettre en route. Je me sens très émue. J'avais répété la procédure avec lui, la semaine passée, et quand, lentement, les machines commencent à tourner, émettant comme un sourd ronronnement, l'émotion me submerge. Je me revois, petite fille, le jour où nous avions quitté Aizac, la tête tournée vers la plage arrière de la voiture, pour regarder la maison de Tantine disparaître derrière les châtaigniers, puis j'avais fait de même pour garder encore l'image d'Antraigues sur son rocher. Lorsque nous étions passés à Vals-les-Bains, franchissant le pont sur l'Ardèche, j'avais pu apercevoir les usines. A l'époque, elles tournaient encore.

Plus pour longtemps.

Et maintenant, elles vont tourner à nouveau.

Et pour longtemps. Du moins, c'est mon vœu le plus cher.

- Ca tourne, Mademoiselle.

Mon regard abandonne la chaîne qui s'est mise en route pour regarder le contremaître. Ouvrier dans l'industrie depuis l'âge de dix-sept ans, il a quitté l'usine du Gard où il travaillait il y a encore huit mois pour nous rejoindre. Il a fait partie de l'équipe qui a procédé à l'installation, puis aux tests des machines, ici comme à Labégude. Il sera un pilier de l'équipe d'Ucel. A la plupart des ouvriers recrutés, j'ai laissé le choix d'affectation. Du moins, je leur ai laissé la possibilité de choisir entre l'une ou l'autre usine, de formuler un vœu. Certains préféraient se trouver à Labégude, car c'était plus facile d'accès depuis leur domicile. D'autres parce que la chaîne y est plus complexe, le travail plus varié. D'autres encore ont émis le souhait d'être à Ucel parce que l'usine est plus petite et qu'ils vont travailler directement sur les produits et non sur les emballages.

Je lui souris. Lui aussi, je le perçois, ressent une certaine émotion. Les gestes qu'il vient d'accomplir, ce n'est pas rien. Et surtout pas uniquement symbolique.

Alexis

Après l'inauguration de l'usine d'Ucel, tout le convoi traverse Vals pour se rendre à Labégude, hormis quelques ouvriers qui demeurent sur place et qui commencent à travailler. Je n'ai pas pris de rendez-vous de la matinée, pour assister aux deux inaugurations et être présent pour Layla et ses parents.

A Labégude, la cérémonie se déroule selon le même schéma qu'à Ucel, hormis qu'au moment de mettre la chaîne en route, Layla se tourne vers son père et lui demande s'il veut accomplir les gestes qu'elle-même a faits à Ucel. De ce que j'en perçois, Dominique est le premier surpris. Après un petit temps d'hésitation, il s'avance finalement auprès de Layla, puis échange quelques mots avec l'ouvrier présent à leurs côtés. Et c'est lui qui, très symboliquement, relance la chaîne de fabrication des emballages des produits Noury. Alors qu'il avait pris la décision, près de vingt ans plus tôt, de fermer les usines ardéchoises.

Dominique contemple un moment toute l'installation se mettant en marche, puis se tourne vers Layla. Il la prend dans ses bras affectueusement et l'embrasse sur les deux joues, avant de lui dire, une petite larme au coin des cils :

- Bravo, ma fille.

A mes côtés, Liliane sort son mouchoir et essuie ses propres yeux, puis me regarde. Je lui souris. Je suis ému moi aussi et je peux comprendre ce qu'ils ressentent. Non seulement les usines, dont celle d'Ucel, la toute première, tournent à nouveau, mais en plus leur fille, leur Layla, a réussi à mener à bien tout un projet d'envergure.

Une fois la chaîne en route, plusieurs ouvriers s'affairent autour, et, quelques minutes plus tard, nous verrons apparaître, en bout de chaîne, le tout premier emballage en carton. C'est à une jeune ouvrière d'une vingtaine d'années que revient l'honneur d'en vérifier la conformité, puis de le placer dans un petit carton. Cet emballage, avec ses semblables, sera expédié dans l'après-midi à Ucel pour permettre dès demain la mise en boîte des premiers produits "Fabriqué en Ardèche".

**

Dans la cour de l'usine de Labégude a été dressé le nécessaire pour un buffet. Les échanges sont nombreux, Layla est très demandée, de même que Laurent et les deux directeurs d'usine. Dominique se retrouve aussi interpellé par une équipe de journalistes, il répond à quelques questions, mais décline d'autres sollicitations. Liliane est demeurée proche de lui et le voyant cligner plusieurs fois des yeux, je me rapproche à mon tour.

- Voulez-vous vous asseoir un moment, Dominique ? proposé-je.

- Ah, Alexis. Oui, volontiers. Cela fait un moment que je suis debout...

Je trouve vite le nécessaire et lui ramène une des chaises de l'accueil. Il y prend place, alors que sa femme lui propose un verre d'eau.

- Si vous voulez remonter aux Auches, dis-je. Je peux vous ramener.

- Je vais manger un peu, ça va me redonner des forces, dit-il.

Je vois bien que Liliane s'inquiète et elle parvient à le décider à se mettre à l'intérieur, dans la pièce d'accueil de l'usine, un petit hall qui dessert tout le bâtiment administratif.

- Il fait chaud, aussi, soupire-t-il. C'est plus frais ici.

- Tu es sûr que ça va ? demande sa femme qui ne peut plus cacher son inquiétude.

- Oui... Enfin, si Alexis a de quoi prendre ma tension, si ça peut te rassurer...

J'opine, sors de l'accueil, traverse la cour et me dirige vers le parking où j'ai pu laisser ma voiture. A l'intérieur, j'y trouve ma mallette médicale, que j'emporte toujours avec moi. En revenant vers le bâtiment, je croise le regard de Layla. Il se charge d'un voile d'inquiétude et abandonnant les officiels avec lesquels elle échangeait, elle vient aussitôt à ma rencontre.

- Un souci, Alexis ?

- Peut-être pas. Mais ton père a un coup de fatigue. On l'a fait rentrer dans l'accueil, avec ta mère. Il a bu, mangé un peu... Il est resté longtemps debout, sans oublier l'émotion et le fait qu'il y ait beaucoup de monde, qu'il ait aussi été sollicité par les journalistes... Je vais lui prendre sa tension et si nécessaire, je le ramène à la maison.

J'ai répondu à Layla tout en revenant vers le bâtiment administratif. Elle me suit. Son père, un verre d'eau à la main, est en effet un peu pâle. Je m'assois à ses côtés, sors le tensiomètre de la mallette pendant que Liliane l'aide à retirer sa veste de costume et à remonter la manche de sa chemise. Layla lui a pris le verre d'eau des mains et le remplit à la fontaine.

- Je vais faire plusieurs prises, Dominique, expliqué-je. Détendez-vous bien, fermez les yeux. Respirez calmement.

J'ajuste l'appareil et fais la première mesure. Le ratio n'est pas très bon, mais sa tension systolique est correcte. J'attends quelques minutes, Dominique boit un nouveau verre d'eau.

- Allez-y, Alexis. Deuxième prise, fait-il.

Je reprends son poignet, écoute son pouls quelques instants, puis refais la mesure. C'est un peu mieux, mais je préconise cependant qu'il retourne aux Auches.

- D'accord, dit-il. Mais Liliane, apporte-moi quelques petits canapés, un peu à grignoter...

- J'y vais, maman, dit Layla.

- Il y a de quoi manger à la maison, dis-je. Mais il vaut mieux que vous preniez un encas ici, avant qu'on ne fasse la route. Une fois à la maison, vous déjeunez tranquillement, sans excès. Et vous vous hydratez bien, surtout. Puis vous vous reposez. Je commence mon après-midi par une visite à Labastide. Je repasserai à la maison avant de retourner au cabinet, je contrôlerai à nouveau votre tension.

Il acquiesce. Je craignais un peu qu'il ne refuse mes préconisations, mais il se montre raisonnable. Layla revient avec une assiette garnie. Nous ressortons tous les deux, laissant Dominique manger tranquillement. Liliane nous alertera au moindre souci.

- Ah, Layla !

Laurent s'avance, le préfet sur les talons.

- Ca va, Laurent. Juste un petit coup de fatigue pour papa. Il ne va pas rester, Alexis doit remonter sur Aizac de toute façon, il va le ramener.

- Bien. Monsieur le Préfet voulait te saluer, il va s'en aller lui aussi.

Layla se tourne vers lui, lui sourit :

- Excusez-moi d'avoir dû m'absenter un instant, Monsieur le Préfet. La santé de mon père est fragile et la moindre alerte nous inquiète.

- Je comprends, pas de soucis, Mademoiselle Noury. C'était une belle matinée. Je vous souhaite beaucoup de réussite dans votre projet. A bientôt.

- Merci, répond-elle en lui serrant la main. C'était un moment important pour les gens d'ici et pour mon entreprise. Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation pour l'inauguration. Bonne journée pour vous aussi.

D'autres personnes viennent saluer Layla. D'un signe discret, je lui fais comprendre que je retourne auprès de son père. Dominique a repris un peu de couleurs, il a quasiment terminé l'assiette apportée par sa fille. Il accepte que je lui reprenne sa tension, elle est tout juste correcte.

- Bien, c'est mieux, dis-je en rangeant l'appareil dans la mallette. Est-ce que vous vous sentez capable de vous lever et de vous rendre jusqu'à la voiture ? Sinon, je peux m'arranger pour l'approcher du bâtiment.

- Je veux bien, répond-il alors que Liliane acquiesce déjà.

Quelques instants plus tard, je me gare sur la place zébrée devant l'entrée, privilège de médecin ou des équipes de secours. Soutenu par sa femme et par Layla qui les a rejoints, Dominique fait les quelques pas jusqu'à la voiture et prend place à l'arrière. Liliane embrasse sa fille avant de s'asseoir aux côtés de son mari.

- Je te donne des nouvelles de papa au fil de l'après-midi, ma chérie. Il se sent mieux. Alexis ira à son rendez-vous à Labastide et sur le retour, il s'arrêtera à nouveau à la maison. Au moins signe d'alerte, j'appelle les pompiers et je vous préviens tous les deux.

- D'accord, maman. J'espère qu'on n'en viendra pas là. Repose-toi bien, papa.

- J'ai un docteur avec moi, ma chérie ! Il ne peut rien m'arriver, sourit-il. Je fais une bonne sieste et ça ira. Et retrouver la fraîcheur de la maison des Auches me fera le plus grand bien. Je pense que j'ai eu un peu chaud ici.

- C'est bien possible, la cour est bien ensoleillée à cette heure et nous avons un beau soleil.

Layla marque une petite pause, prend une longue inspiration. Je devine qu'elle cherche à affirmer sa voix, à ne pas la laisser flancher, signe de son inquiétude.

- Papa, je suis très heureuse, très touchée et très fière aussi que tu aies été présent ce matin pour l'inauguration des usines, avec maman. Vous m'avez fait un très beau cadeau. Merci beaucoup. Repose-toi bien et à tout à l'heure.

Et elle l'embrasse sur ses deux joues, avant de s'écarter. Je la prends dans mes bras un instant, l'embrasse et lui glisse :

- Je reste en veille. Je te préviens une fois que j'aurai revu ton père, après ma visite à Labastide.

- Je veux bien. A ce soir.

- A ce soir, chérie. Je t'aime.

- Moi aussi, me sourit-elle doucement, mais le regard toujours inquiet.

Je ne m'attarde pas, monte dans la voiture et nous quittons rapidement l'usine. Je roule avec souplesse, pour que les virages ne causent pas de malaise à Dominique. Il a fermé les yeux, sa respiration est régulière. Nous arrivons aux Auches un quart d'heure plus tard environ. Je l'aide à sortir de la voiture, Liliane et moi le soutenant jusqu'à la porte-fenêtre. Je sors les clés de ma poche et les fais entrer par le salon : cela évite à Dominique de monter les escaliers, il va prendre place dans le canapé. On pourra lui apporter à manger ici et il pourra même s'allonger sur notre lit si besoin. Alors que Liliane s'active à préparer le repas, je demeure auprès de lui.

- Merci de nous avoir ramenés, Alexis. Vous auriez pu vouloir rester...

- Je ne me serais pas attardé, de toute façon, avec mes rendez-vous cet après-midi. C'est aussi bien que vous soyez ici, maintenant. Vous avez eu une matinée fatigante, vous avez vu beaucoup de monde. Comme vous le disiez fort justement aussi, vous êtes resté un bon moment debout et il faisait assez chaud. N'hésitez pas à boire régulièrement. Pas forcément beaucoup à chaque fois, mais souvent. La déshydratation peut vite survenir.

- J'espère ne pas trop inquiéter Layla cet après-midi, elle a encore à faire. Enfin, je pense que c'est un vœu pieux.

- Liliane et moi-même la tiendrons régulièrement au courant de votre état. Je pense qu'en vous reposant bien, en ne faisant pas d'excès pour la fin de journée et avec une bonne nuit de sommeil, vous allez récupérer.

Liliane redescend alors avec une salade de crudités et de poulet froid, du pain. Je prends le relais à l'étage pour apporter les couverts, l'assiette de fromage, le pichet d'eau. Après le repas, je range, fais la vaisselle. Puis je rejoins mes beaux-parents dans le salon pour reprendre la tension de Dominique avant de partir pour Labastide. Elle est toujours correcte.

- Bien, dis-je. C'est bon signe. Allongez-vous dans la chambre, si vous voulez. Pour éviter de monter les escaliers. Et attendez que Layla soit de retour pour retourner à l'étage. Vous ferez le tour par la terrasse, l'escalier est plus large et ce sera plus facile pour vous soutenir, si besoin.

- Bien, docteur, me sourit Dominique. Je vais suivre vos conseils. Merci encore, Alexis, ajoute-t-il d'un ton plus sérieux.

Liliane m'accompagne jusqu'à la voiture, je la rassure avant de prendre la route.

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