Chapitre 117

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Layla

C'est le 3 octobre, le surlendemain de la mise en route des usines, que je peux réaliser un de mes plus lointains rêves de jeune entrepreneuse. A Labégude, la chaîne a d'abord produit toute une série d'emballages destinés à Libourne, pour que nous puissions tester aussi l'expédition, évaluer les temps de transport, en bref, mesurer toute cette phase entre les deux sites. Mais en parallèle ont été imprimés les premiers emballages cartons pour les savons de la gamme d'Ucel. Et c'est sous l'appareil photo discret de notre chargée de communication que je peux, pour la première fois, apposer l'étiquette "Fabriqué en Ardèche" sur un de nos produits.

Et pour moi, c'est presque plus émouvant que la relance des machines avant-hier. Parce que ce savon, comme bien d'autres, va se retrouver d'ici peu sur les rayonnages de nos magasins et les présentoirs de quelques boutiques de luxe en France et en Europe. Et qu'ils seront le symbole de la relocalisation.

L'équipe de journalistes qui me suit maintenant depuis un bon moment est également présente. Ils veulent terminer leur documentaire sur l'inauguration et la relance des usines. Eux aussi ont capté mon geste symbolique.

- Mademoiselle Noury, on vous sent émue... Ce que vous venez de faire vous touche, n'est-ce pas ? me demande la journaliste alors que son collègue est en train de filmer.

- Oui. C'est un rêve qui se concrétise. Et comme tout rêve qui prend réalité, c'est émouvant. Je portais ce projet depuis des années, au début comme une revanche, une utopie un peu folle. Puis petit à petit, vous l'avez vu aussi au fil des mois, cela a pu se concrétiser.

- C'est important pour vous de marquer que les produits sont faits en Ardèche, presque plus important que la relocalisation en France.

- Relocaliser en France m'est vite apparu comme une vraie nécessité, face aux enjeux qui nous attendent, de changements climatiques, de raréfaction des ressources, d'augmentation des prix de l'énergie. Nous n'avons pas encore idée de l'ampleur que cela va prendre, mais nous savons que nous allons connaître ces changements. Il faut nous y préparer le mieux possible. C'est pourquoi la relocalisation de toute notre chaîne de production est un projet d'avenir. Mais cette relocalisation aurait pu ne pas être possible ici, nous aurions pu devoir la réaliser à Libourne par exemple ou dans un autre site.

- Mais vous teniez à l'Ardèche.

- Oui, car c'est mon pays. Je voulais aussi redonner du travail aux gens d'ici, des alentours. Je voulais redonner vie à ces murs. Et je voulais continuer à travailler avec des producteurs locaux pour les parfums de nos différents produits.

- Expliquez-nous la genèse de ce nouveau produit, justement. Celui que vous tenez dans les mains.

- Au départ, mon grand-père a fabriqué des crèmes, des shampoings et des savons pour les thermes de Vals et de Neyrac. Le savon à la lavande est un des premiers produits à être sorti de cette usine, au tout début des années 50. Nous n'en avons jamais cessé la fabrication. Les huiles essentielles qui le parfument proviennent du causse ardéchois, les lavandes sont cultivées et récoltées autour de Saint-Remèze. Pour rappeler l'histoire de ce savon, j'ai tenu à ce que nous mettions sur le marché cette savonnette, inspirée par la recette élaborée par mon grand-père à laquelle nous avons ajouté le savoir-faire de nos ingénieurs. Il sera plus crémeux, plus doux que l'original. Et très parfumé. Tenez, sentez.

Je tends la savonnette à la journaliste pour qu'elle puisse en humer le parfum.

- Hum, c'est vrai. On sent bien la lavande, même pour un savon encore sec. Et le logo ?

- Il me semblait important en termes de communication de marquer désormais la relocalisation avec un symbole fort : tout le design de nos emballages a été revu au cours des derniers mois. Notre photographe et un dessinateur ont planché sur ce projet, nous ont proposé plusieurs idées. J'ai retenu celle-ci : la châtaigne ardéchoise, le petit fruit symbole de la haute-Ardèche, des Cévennes ardéchoises, entourée par deux brins de lavande. Et voici un savon au tilleul.

Le caméraman fait quelques gros plans.

- Vous remettez vraiment l'Ardèche au cœur du processus de fabrication.

- Oui, exactement. Et j'espère que d'autres suivront la même voie, dans d'autres régions françaises et pour d'autres produits.

- Merci. On coupe. Ca va pour toi ? demande la journaliste à son collègue.

- Oui, bien. Je vais juste refaire quelques gros plans des produits et des emballages et ce sera bon.

**

Après avoir regardé les machines tourner, je parcours encore l'usine avec le responsable du site. La production va démarrer tranquillement, puis monter jusqu'à son rythme de croisière d'ici la fin de l'année. Nous avons trois mois devant nous pour repérer les éventuels dysfonctionnements, tant sur la chaîne elle-même que dans les aménagements de postes. Il en est de même à Labégude.

Nous avons organisé deux navettes pour les équipes : quelques personnes viennent de Laviolle. La navette les attend au village, puis s'arrête en bas d'Antraigues, un autre arrêt au Raccourci, puis elle dépose les ouvriers à Ucel avant de conduire les derniers à Labégude. Le même trajet se fait pour le retour, de même pour les équipes de l'après-midi à Labégude. Beaucoup de gens viennent cependant travailler en voiture, car ils habitent dans la vallée côté Ardèche ou à Vals. Même s'il y a un service de transport en commun organisé par le département, j'avais bien en tête de proposer cette solution aux employés des deux usines venant de la vallée de la Volane : cela fait aussi partie de notre démarche écologique, en réduisant les transports individuels.

Je m'enferme ensuite dans mon bureau pour des réunions par visio-conférence avec l'équipe à Libourne. J'en sors un peu avant midi. C'est l'heure de la pause déjeuner. Comme je suis sur place, j'avais demandé à la secrétaire d'organiser un repas pour nous tous, ouvriers comme cadres. Je veux pouvoir échanger avec tout le monde, et notamment les ouvriers, au cours de ces quelques journées que je vais encore passer en Ardèche, pour avoir leurs premiers ressentis. Si certains me connaissent un tout petit peu, pour savoir que je suis "une fille du pays", rares sont, en revanche, ceux qui me connaissent en tant que cheffe d'entreprise. Ils ne savent pas encore vraiment comment je fonctionne et je les sens un peu en retrait, en observation alors que le repas commence. Nous ne sommes pas très nombreux : une trentaine de personnes tout au plus. Pauline est présente parmi les ouvriers.

Petit à petit, cependant, les langues se délient. Et c'est grâce à un des employés, handicapé mental, que la détente s'installe. Il a vingt-cinq ans, de l'énergie à revendre, mais un lourd retard intellectuel qui ne lui permet pas de faire autre chose que sortir les emballages des cartons et les amener près de la chaîne. Il ne pourra sans doute jamais travailler sur la chaîne elle-même, mais nous verrons avec le temps. Il me dit avec un grand sourire qu'il a fait dix voyages ce matin. Il entend par voyage les déplacements pour apporter les cartons. Puis il s'emmêle en disant que c'était peut-être douze ou six... Il est un peu mal à l'aise, de n'avoir pas bien retenu le nombre d'allers et retours qu'il a faits, mais je l'encourage en lui demandant si au moins cela lui a plu et que le nombre n'était pas le plus important, même s'il semble y tenir. Son grand sourire épanoui est une vraie réponse. Je me sens émue de sa réaction et très heureuse d'avoir pu prévoir plusieurs postes pour des personnes handicapées. A Labégude, dans les services administratifs travaillent une personne en fauteuil et une autre avec un déficit auditif. Sur la chaîne ou dans les entrepôts, ce sont plusieurs handicapés mentaux comme ce jeune homme que nous pouvons intégrer. Leurs horaires sont parfois adaptés, les postes aussi.

Après le déjeuner, je me rends à Labégude. C'est ainsi que je vais travailler pour cette fin de semaine : matinée à Ucel, après-midi sur l'autre site. Beaucoup de moments à observer le fonctionnement de la chaîne, à recueillir les premiers avis des ouvriers, des chefs d'équipe. Quelques réunions avec la direction à Paris en visioconférence.

Alexis

- Faites bonne route et tenez-nous au courant, dis-je en saluant mes beaux-parents et Serge qui s'apprêtent à quitter les Auches.

- Nous ferons des arrêts régulièrement, nous assure ce dernier.

- Je vais bien, dit Dominique en souriant. Et je revois le médecin dès lundi. Merci pour le petit compte-rendu, Alexis.

- Ca me semblait important. Il aura ainsi un aperçu de votre malaise de cette semaine, mais aussi que vous avez bien et vite repris le dessus. C'est lui qui a toutes vos données... Il saura sans doute exploiter mon compte-rendu au mieux. Et s'il a besoin d'un élément, vous lui dites de m'appeler durant la consultation.

- Merci, Alexis. Mais on ne vous dérangera pas alors que vous serez vous aussi en plein travail... intervient Liliane.

- Je peux interrompre un rendez-vous durant une minute ou deux, ça ne prendra sans doute pas plus de temps, lui souris-je.

Je m'éloigne de la voiture alors que Layla s'approche à son tour. Elle leur souhaite bon voyage, nous agitons la main alors que la voiture s'éloigne déjà sur la route en lacets, vers Aizac. Je passe mon bras autour des épaules de Layla, nous demeurons à suivre le trajet de la voiture jusqu'au dernier virage qui la fait disparaître à notre vue.

- Ca va aller, lui dis-je. Serge sera extrêmement vigilant et ta mère aussi.

- Oui, je sais. J'espère que les nouvelles seront réconfortantes lundi. Je m'en voudrais que papa soit fragilisé par ce déplacement.

- Il y tenait, Layla. Je pense que moralement, ça lui aurait fait un coup de ne pas pouvoir venir. C'était très important pour lui d'être là. Pour lui et pour marquer sa confiance en toi, aux yeux de tous.

Elle hoche la tête. Un petit vent frais descend du nord, mais le soleil est au rendez-vous. Nous ne sommes qu'en milieu de matinée : ainsi, mes beaux-parents et Serge feront-ils une première étape dans le très bon restaurant qu'on trouve à Lanarce, en haut de la Chavade. La remontée de la vallée peut être éprouvante quand on est en petite forme, avec tous les virages, et Serge a donc réservé une table au restaurant là-haut, afin de permettre à mon beau-père de faire une première pause. La traversée du plateau de la Haute-Loire, puis le trajet jusqu'à Clermont-Ferrand devraient être moins fatigants. Ils y feront étape pour la soirée et la nuit et devraient être à Montussan demain dans l'après-midi. Serge a même proposé à Layla de demeurer avec eux lundi pour conduire Dominique chez le médecin, ni Gabin, ni Justine ne pouvant se libérer. Ainsi, s'il y a le moindre souci, Liliane ne sera pas seule.

- Veux-tu que nous fassions une petite randonnée aujourd'hui ? proposé-je à Layla alors que nous regagnons la maison.

- Tu as une idée ?

- Il n'est pas très tard, on pourrait faire la balade de Genestelle. Ou alors, monter au volcan cet après-midi.

- On embarque Aglaé avec nous ?

- Pourquoi pas ! souris-je.

Je téléphone aussitôt à Pauline. Aglaé est évidemment d'accord pour faire la randonnée avec nous et je conviens d'aller la chercher après le déjeuner.

Nous nous activons un peu dans la maison, Layla et moi. Le ménage est plus réduit qu'en septembre, car du fait de la venue de mes beaux-parents et de l'inauguration des usines, nous avions convenu dès le démarrage des travaux que les ouvriers ne travailleraient pas aux Auches cette semaine : je ne voulais pas en premier lieu que Layla rentre à la maison chaque soir en trouvant de la poussière partout. Puis dès que nous avons eu l'assurance que Dominique et Liliane viendraient, c'était aussi bien, car ils ont pu profiter de la maison et du calme, surtout après le malaise de Dominique.

Nous déjeunons assez tôt et pendant que Layla prépare nos affaires pour la randonnée et termine un peu de rangement, je descends à Antraigues récupérer Aglaé. Elle est ravie de faire l'ascension du volcan, ce n'était pas encore arrivé depuis qu'elle a repris l'école.

Nous récupérons Layla à la maison et entamons la randonnée depuis le col d'Aizac. C'est moins long et suffisant pour l'après-midi. Même si elle les connaît par cœur, Aglaé s'arrête toujours pour lire chaque panneau d'information disposé tout le long du sentier. Et bien entendu, lorsque nous traversons le cratère, elle s'arrête pour observer nombre de cailloux. Mais elle n'en ramasse aucun : les deux ou trois qu'elle possède à la maison lui suffisent.

L'air est légèrement frais, ce qui rend l'ascension jusqu'au sommet très agréable. Une fois arrivés tout en haut, nous pouvons contempler la vallée et les autres monts. La vue n'est pas aussi dégagée que lorsqu'on entreprend la route des crêtes, mais suffisante quand même pour distinguer les alentours.

- On fera la route des crêtes, un jour ? demande Aglaé alors que Layla lui désigne quelques points de repères.

- Oui, ce sera possible. Mais c'est une longue randonnée, Aglaé, plus longue que l'ascension du Volcan en partant d'Antraigues et même un peu plus dure, car il y a un bon dénivelé.

- Ca doit se valoir, non ? fais-je remarquer.

- En difficulté, oui, c'est vrai. Partir d'Antraigues jusqu'au sommet du volcan, c'est pas mal déjà. Mais la route des crêtes est beaucoup plus longue en kilomètres.

- J'aimerais bien la faire quand même, dit Aglaé.

- On pourra toujours ne faire que la première boucle : c'est le plus long parcours, mais le moins dur. La deuxième boucle est celle qui présente le plus de dénivelé, réfléchit Layla.

- Alors, un des prochains week-ends où tu seras là, on la fera ? dit Aglaé avec les yeux qui brillent.

- Cela peut s'envisager, avant qu'il ne fasse trop froid, dis-je. Sinon, on la fera au début du printemps.

Nous entamons tranquillement la descente. Aglaé a vite appris à marcher comme il le fallait, à ne pas courir partout, à être vigilante quand la descente est un peu prononcée et qu'il y a des pierres qui roulent sous les pas, notamment dans le passage du cratère. Elle s'aide ponctuellement avec un bâton de marche que Maurice a taillé pour elle. J'ai été touché par ce geste : beaucoup dans le village ont adopté Aglaé. Elle qui n'a qu'une famille recomposée, des grands-parents maternels qu'elle voit peu... Ici, elle se construit un cocon, un peu comme je l'avais fait après mon burn-out. Et c'est vrai que de nous retrouver proches, Pauline, elle et moi, joue beaucoup.

Comme moi, Aglaé va trouver ici un nouvel équilibre, elle va apprendre à vivre autrement. Son intelligence et sa curiosité seront en éveil, en se trouvant en pleine nature.

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