Chapitre 133

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Alexis

- Non, Layla !

Ma voix fuse et tranche. En ce dimanche après-midi, je suis en train de tourner en rond dans la salle, entre la table et la cheminée, le téléphone collé à l'oreille, pour tenter de lui faire entendre raison.

- Tu ne restes pas à Paris ! Et tu ne prends pas le train ! Tu te débrouilles avec Serge, il va te conduire ici. Dans deux jours, toute la France va se retrouver confinée. Tu ne dois pas rester à Paris !

Elle tente d'avancer un argument, je la coupe :

- Tes employés parisiens vont de toute façon tous être en télétravail aussi. Que veux-tu faire de plus ? La grande majorité est équipée comme il faut en matériel informatique, tu me l'as dit toi-même. Et ici, tu dois te battre pour que les usines puissent continuer à tourner. Ce sont des produits d'hygiène ! C'est comme le secteur alimentaire, je suis certain que vous obtiendrez des dérogations. Ne serait-ce que pour fabriquer du gel hydro-alcoolique dont on manque cruellement et dont on va avoir besoin en quantité.

- Alexis... C'est ma société, je dois assurer...

- Tu vas continuer à assurer la direction, chérie, je n'en ai aucun doute, dis-je d'une voix plus posée. Et tu le feras aussi bien, si ce n'est mieux, depuis Ucel. Tu vas te retrouver confinée dans ton appartement à Boulogne ! C'est certain ! Et quand bien même tu aurais le droit d'aller à la Défense, tu y serais toute seule ! Ca ne change rien...

Elle soupire :

- Je sais... J'essaie juste de garder la maîtrise...

- En ce moment, personne ne maîtrise quoi que ce soit. Le gouvernement a tergiversé durant des semaines, se retranchant derrière des propos lénifiants et aujourd'hui, on est face à une vague épidémique sans précédent depuis un siècle ! Du moins chez nous... Et ce confinement, c'est peut-être enfin la première mesure vraiment sensée qui est prise ! Il faut protéger la population ! On n'a aucun médicament, pas de masques - et note que pour des médecins affirmer que le masque est inutile alors qu'on est face à une contamination par voies respiratoires, c'est une ineptie comme j'en ai assez d'entendre ! -, les services de réanimation vont se retrouver submergés, comme c'est déjà le cas dans certains hôpitaux...

- Je partage ton opinion, je te fais confiance pour ces aspects, là, Alexis. Mais ma responsabilité, c'est de veiller aussi aux conditions de travail de mes employés, à leur sécurité... C'est ma responsabilité ! insiste-t-elle.

- Et tu le feras aussi bien depuis Ucel, crois-moi.

- Je te promets de venir à Ucel dès que je serai assurée qu'ici, tout est en ordre.

- Le confinement, c'est dans deux jours, Layla. Tu ne vas pas avoir le droit de partir. C'est maintenant, chérie, maintenant, qu'il faut partir...

Je vais me planter devant la fenêtre. La masse du volcan se dessine sur le ciel clair. En cette mi-mars, le printemps est déjà là. Je reprends, même si je rebute à utiliser ce dernier argument :

- Layla... Tu es peut-être enceinte. Tu ne peux pas rester à Paris dans ces conditions. On ne sait pas combien de temps va durer le confinement, mais à mon avis, on en prend pour plusieurs semaines... Est-ce que tu t'imagines vivre un début de grossesse loin de moi ? Et me faire vivre cela à distance ?

C'est le silence qui me répond, bien vite entrecoupé par un sanglot. Aïe. C'est ce que je redoutais : lui mettre un peu trop la pression, la toucher avec un argument trop personnel, trop intime.

- Non... Non, bien sûr. Mais je n'ai aucune certitude...

- Je sais. Et la seule possible, à cette date, c'est une prise de sang. Layla... On ne s'est pas protégé de tout ton dernier séjour. Tu es restée trois semaines en Ardèche... C'est tout à fait possible.

- D'accord, finit-elle par lâcher. J'appelle Serge et on essaie de partir dès demain.

- Je suis certain qu'il est prêt. Vous prenez la route quand il va l'estimer possible pour lui. Ce soir, dans la nuit, peu importe.

- Je te tiens au courant. Je vais préparer mes affaires. Surtout pour le travail...

- Oui, bien sûr, dis-je d'un ton conciliant. Pour le reste, tu as tout ce qu'il faut ici. Courage, chérie. Ca va aller. Je te laisse appeler Serge et faire tes derniers préparatifs. Tu me rappelles tout à l'heure ?

- Promis. Je t'aime, Alexis.

- Moi aussi, je t'aime. Et c'est pour cela que je me bats.

- Je sais, l'entends-je sourire.

Et nous raccrochons. Je repose le téléphone sur le petit meuble à côté de la fenêtre, prends appui les bras tendus sur le rebord de celle-ci et baisse la tête un instant. Un premier combat. Je viens de remporter un premier combat. Enfin, peut-être pas le premier, mais le plus important ce week-end : faire venir Layla en Ardèche à la veille du confinement.

**

Ils sont arrivés dans la nuit. Comme je m'y attendais, Serge était prêt à partir. Il est passé prendre Layla à Boulogne en fin d'après-midi et ils ont roulé en ne marquant que de courts arrêts. Cette fois, pas de petit restaurant en marge de l'autoroute : sa femme avait préparé des sandwichs et même une thermos de café. Layla l'a relayé à deux reprises. Ils arrivent quand même bien fourbus aux Auches.

Layla m'ayant prévenu de leur départ, j'ai mis mon réveil à sonner de manière à être en veille pour leur arrivée. Il est un peu plus de 3h du matin. La chambre de Tantine est prête pour que Serge puisse s'y reposer. Je leur offre un petit encas, puis nous nous couchons bien vite.

Layla a les traits tirés, et je sais qu'elle s'inquiète d'avoir fait le bon choix. Pour ma part, je n'ai aucun doute. Mais je ne suis pas à sa place et j'imagine bien ce qui doit lui tourner dans la tête. Elle s'endort bien vite, dans mes bras.

Mon réveil, à 7h30, la tire à peine du sommeil. J'ignore ce qu'elle a l'intention de faire ce matin, si elle compte descendre à Ucel et à Labégude, ou si elle va travailler de la maison, mais autant la laisser dormir et récupérer du voyage et de la tension des derniers jours, voire des dernières semaines. Depuis un mois environ, on sent monter une vague sans avoir les moyens de l'arrêter. Chacun fait ce qu'il peut à son niveau, c'est tout.

Lorsque je prépare mon petit déjeuner, Serge me rejoint dans la salle.

- Bonjour, Serge, déjà debout ?

- Oui, bonjour, Monsieur. J'ai bien dormi.

- Un café ?

- Volontiers.

Je m'active un moment dans la cuisine, puis nous commençons à déjeuner ensemble.

- Mademoiselle Layla dort encore ? demande-t-il.

- Oui. Elle a à peine ouvert un œil quand mon réveil a sonné. Je préfère qu'elle récupère.

- C'est mieux, oui. Elle est fatiguée. Cette dernière quinzaine a été compliquée. J'ai échangé plusieurs fois avec elle, pour voir quand et comment il était possible de la conduire ici. Elle tenait à tout mettre en ordre à Paris avant de venir... Mais les décisions gouvernementales ont pris le pas.

- Et c'est une bonne chose. Il était temps de prendre une vraie mesure et pas des mesurettes de rien du tout. Tracer les cas contacts... Ca va un temps, mais c'était devenu totalement inutile. Le virus circule déjà beaucoup. On va gagner la bataille, mais ça va être compliqué. Et long.

Il hoche la tête.

- Vous comptez repartir sur Paris dès aujourd'hui ? Vous pouvez encore faire la route demain...

- Oui. Je vais voir aussi avec Mademoiselle. Eventuellement, je peux prendre le train.

- Les trains étaient bondés ces derniers jours...

- Pour quitter Paris oui, dit-il, pas forcément pour y aller...

- C'est vrai. Mais je pense que vous pouvez garder la voiture. On a chacun la nôtre ici...

Je prends quelques bouchées, Serge savoure son café, puis me demande :

- Ca se passe comment pour vous, Monsieur ?

- Pour l'instant, bien. On n'a pas de cas recensé sur le secteur. Mais ça peut venir. On est vigilant. Les gens sont inquiets, forcément, surtout les personnes âgées. Je rassure comme je peux et rappelle les gestes de protection élémentaires, ces fameux "gestes barrière" dont on nous rabat les oreilles. Mais qui peuvent être efficaces. Et offrent une première protection quand on n'a rien d'autre. Là, on est un peu comme des pompiers face à l'incendie et qui ne disposeraient que de gourdes ou d'écopes pour éteindre les foyers. Autant dire, rien. Pas de médicaments, pas de vaccins, pas de masques, pas de gel... Mais ça va venir. En attendant d'avoir ces moyens-là - qu'entre nous, pour certains, nous n'aurions pas dû perdre -, on va faire avec les moyens du bord. Et l'important sera de ne pas perdre le sens des réalités et des valeurs. De rester humain.

- C'est déjà une bonne nouvelle que de savoir que vous n'avez pas de cas...

- Oui. Mais je me demande ce que va donner le confinement : ici, comme bien souvent en campagne, les gens se voient beaucoup, ont des échanges, se rendent des services. Je crains que des personnes ne se trouvent vraiment isolées, voire qu'elles hésitent à appeler à l'aide en cas de besoin. Ca va être compliqué à organiser. Tout sera fermé, sauf les commerces alimentaires et de santé. Les marchés sont suspendus. Il va falloir apprendre à vivre autrement, et pour une durée qu'on ignore. Je sais que François et les élus réfléchissent à des solutions pour éviter un trop grand isolement, que Julie, l'infirmière, et moi sommes parties prenantes dans ce dispositif. Pour l'instant, c'est encore balbutiant.

- Est-ce que Julien peut continuer à exercer ?

- A priori oui. Car il tient un commerce alimentaire et se trouve seul dans les communes. Il ne fait pas de marché. Cependant, à voir comment la clientèle va se comporter. Les files d'attente vont s'allonger... Ca lui prendra peut-être plus de temps. Je sais qu'Eric, l'épicier, envisage aussi de participer à des tournées à domicile pour apporter des commandes.

- Vous pensez que Mademoiselle Layla va pouvoir obtenir que les usines tournent toujours ?

- Je le souhaite. Il y a des secteurs de l'économie qui doivent continuer à fonctionner. Même dans le domaine industriel, ne serait-ce que pour le service après vente. Beaucoup de gens vont se retrouver en télétravail, avec du matériel informatique. Si celui-ci tombe en panne, il faut bien qu'un réparateur puisse intervenir. Ca va être pareil pour d'autres secteurs, comme l'énergie, les télécommunications...

- Ca va être un sacré changement pour tout le monde.

- Oui. Une adaptation nécessaire. Au quotidien.

Je termine mon repas, puis me prépare pour descendre au cabinet. Pour l'instant, je n'ai pas étendu mes plages de rendez-vous, mais je l'envisage, surtout si je dois faire plus de déplacements à domicile. Heureusement que nous sommes au printemps et que la majorité des épidémies hivernales est derrière nous : grippe, bronchites, gastro-entérites... Je m'attends aussi à ce que certains patients viennent me voir pour un simple rhume, inquiets d'avoir attrapé le coronavirus...

Alors que je suis sur le départ, Layla arrive dans la salle, encore un peu chiffonnée de sa courte nuit.

Layla

Je mets un peu de temps à réaliser que je suis aux Auches, que je me retrouve en Ardèche pour le confinement et que je vais y demeurer pour une durée indéterminée. Lorsque j'ai émergé, Alexis se préparait à partir. Il n'a pas changé pour l'instant sa façon de travailler, mais il m'a dit qu'il s'attendait à devoir s'adapter.

S'adapter.

Nous allons tous devoir le faire.

Serge s'est inquiété de savoir si j'avais besoin de lui ce matin. Il m'a assuré avoir bien dormi et se sentir prêt à reprendre la route pour Paris. Je l'ai donc laissé repartir et je me retrouve seule, à la maison, en ce début de matinée.

Après avoir rangé les affaires du petit déjeuner, je prends une douche. Je me sens fatiguée. Pourtant, je sais bien qu'il va falloir que je m'active, que je prenne contact avec mes équipes. Laurent d'abord, puis la direction à Libourne, enfin Stéphanie et Jean-Christophe ici. En revenant dans la salle, je me prépare un deuxième petit café. La terrasse se fait tentatrice et je ne peux m'empêcher d'y aller, tasse fumante à la main, pour contempler la vue.

Tout est calme, serein. Comme si mon pays était à l'abri de cette vague qui s'annonce. Ce n'est qu'une illusion. Aucune raison que nous soyons plus épargnés que d'autres. Aucune raison que le virus s'arrête en bas de la vallée ou ne trouve le plateau infranchissable. Aucune. Ce n'est pas le relief qui arrêtera l'épidémie. Juste notre courage et notre humanité. Nous ne devons pas la perdre. La bienveillance, la tolérance doivent s'imposer.

Le soleil laisse glisser ses rayons sur les flancs du volcan. Perchée sur son rocher, Antraigues est comme un joyau. Je ferme les yeux, appuie mon dos et ma nuque contre le mur de pierres sèches. Dans l'air, les premières abeilles bourdonnent et j'entends le chant du ruisseau.

Alexis avait raison. Il fallait que je sois ici. Que je vienne ici.

Lentement, ma main gauche se pose sur mon ventre. J'ignore encore si je porte un enfant. Peut-être. Il me faudra le savoir très vite, car si c'est le cas, je devrai certainement prendre plus de précautions encore. Et peut-être ne pas me rendre aux usines, tout faire en télétravail. Il va falloir que je fasse un test, je vais demander à Alexis s'il en a au cabinet, sinon, il me fera une ordonnance pour une prise de sang.

Je rouvre les yeux, termine mon café. Il est temps que j'appelle mes équipes.

**

Une vingtaine de minutes après m'être installée dans la salle, je peux tenir une première réunion de crise avec Laurent, les responsables des usines et quelques chefs de service, dont Valérie et Jean-Philippe, mais aussi la cheffe du service informatique, Nathalie. Elle avait anticipé et avait lancé une vérification du matériel pour tous les employés parisiens. Chacun peut désormais travailler de chez lui dans des conditions matérielles correctes. En revanche, ce n'est pas forcément le cas à Libourne ou en Ardèche et il nous faut organiser les choses au moins pour le personnel administratif.

Laurent va passer une partie de la journée à tenter de contacter les autorités compétentes pour savoir si nous devons arrêter la production ou pas. Sommes-nous considérés comme industrie nécessaire ? Tout ce que l'on nous répond est que des précisions seront apportées dans les prochains jours et qu'en attendant, il faut cesser la production et mettre les ouvriers en chômage technique, que des aides seront apportées...

Bref. La décision a été prise dans l'urgence et personne n'est vraiment prêt, ni ne sait à quoi s'attendre. Remettre les chaînes de production en route prendra au mieux une demi-journée sur chacun des sites, ce n'est pas le plus compliqué. Ce matin, dans les usines, le personnel est venu travailler, n'ayant pas reçu de directive. Nous décidons donc de finir la journée, d'organiser l'arrêt des chaînes, afin d'être prêts pour la date butoir du surlendemain. Mercredi 17 mars, toute la France sera à l'arrêt ou presque.

En fin de journée, j'enregistre un petit message filmé et écrit, destiné à tous les employés, afin de leur faire connaître les derniers éléments en notre possession, de leur annoncer l'arrêt provisoire des chaînes de fabrication sur nos trois sites et la mise en télétravail du maximum de personnel. Laurent et Jean-Philippe ont également préparé un document qui sera communiqué à l'ensemble du personnel, soit par mail, soit par courrier, avec les numéros de téléphone pouvant leur être utiles pour joindre un responsable en cas de besoin ou de question.

Entre nous, au sein de la hiérarchie, nous nous sommes aussi organisés pour assurer une permanence constante : les principaux chefs de service de chaque usine, leur direction, seront d'astreinte à tour de rôle pour rester joignables autant pour les employés que pour nos interlocuteurs, nos fournisseurs, tous nos partenaires. Je suis la seule à ne pas être soumise à cette astreinte, mais je pourrai être contactée en cas d'urgence.

Lorsqu'Alexis arrive en fin de journée, je n'ai rien cuisiné pour le repas, mais j'estime avoir bien avancé au cours des heures passées pour préparer l'entreprise au confinement. Il nous reste une journée pour apporter des ajustements.

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